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Jean de Kerdren

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XVI

Pour éviter les adieux bruyants et expansifs que l’animation des villageois leur promettait, ils étaient partis sans rien dire ; aussi, de peur d’éveiller l’attention des derniers couples espacés dans les champs, marchaient-ils à petit bruit. Cela donnait à leur départ une allure de fuite et d’escapade qui les amusait, et jusqu’au moment où ils atteignirent le chemin creux, ils ne furent préoccupés que d’éviter les cailloux qui auraient pu sonner sous leurs pas ou les endroits trop éclairés.

Mais une fois sous le couvert d’arbres, bien à l’abri de tous les fâcheux, leur animation tomba tout à coup, et d’un commun accord ils ralentirent le pas.

Il faisait plus sombre encore qu’il ne semblait de loin, et l’arche de verdure formée par les branches ne se laissait pas aisément traverser. De temps en temps par quelque trouée la lune arrivait en fusée comme un jet de lumière électrique ; mais dix mètres plus loin, c’était à peine une lueur mourante, et il ne restait pas de ses étincelles de quoi pailleter un éventail.

Ce jeu perpétuel d’ombre et de lumière agitait la jeune femme sans qu’elle en eût conscience. On eût dit d’une énorme lanterne sourde qu’on promenait devant elle, la retournant tout à coup pour scruter son visage au moment où elle s’y attendait le moins. Trop d’éclat la troublait ; la nuit où elle retombait ensuite l’impressionnait plus encore, et elle demeurait muette en s’en voulant de ne rien trouver à dire.

Par un hasard, le jeune officier gardait un silence aussi complet. Soit que les mêmes causes produisissent sur lui le même effet que sur les nerfs très sensibles de madame de Kerdren, soit que la beauté calme de cette nuit absorbât toute son attention, il allait sans mot dire.

L’odeur des violettes sauvages et des primevères jaunes montait jusqu’à eux discrète et douce comme une odeur de confidente, et des vers luisants brillaient dans les talus du chemin. C’était paisible et poétique comme le cadre d’une idylle, et le couple charmant qui cheminait dans cet enchantement en semblait les héros naturels.

Cependant ils se taisaient toujours, et l’angoisse de cette situation commençait à peser si fort sur la jeune femme qu’elle cherchait avec fièvre un mot, le plus insignifiant et le plus indifférent qui fût, pour peu qu’il rompît la gêne qui l’enveloppait ; mais elle s’effrayait en même temps à l’idée que sa voix allait résonner dans ce silence.

— Je veux vous dire un conte…, murmura Jean tout à coup, en s’arrêtant et en prenant ses deux mains comme pour donner plus de force à ses paroles. Ou plutôt non, continua-t-il au moment où elle tournait vers lui ses yeux candides toujours un peu étonnés, et où la surprise se lisait alors à un degré intense ; ne parlons, ni de fictions ni d’allégories, il n’y a que vous de fée ici, que vous dans mes pensées et dans mes rêves, ne parlons que de vous seule.

Et tout d’un élan, avec cette ardeur et cette fougue presque violentes qui étaient en lui, il se mit à lui faire l’histoire de ces dernières semaines, décrivant tout ce qu’il avait ressenti, et montrant à nu le mystérieux travail qui s’était fait dans son cœur pour l’amener insensiblement de la sympathie un peu indifférente des premiers temps à ce cri d’amour qui lui échappait maintenant tout vibrant d’enthousiasme. Après l’avoir fait passer rapidement par les débuts, il s’appesantissait avec bonheur sur le moment présent, détaillant d’une façon exquise ses tendresses et tout ce qu’il trouvait de charmant en elle.

La jeune femme écoutait palpitante, émue, subjuguée par l’accent de sincérité de ce qu’elle entendait, et cependant surprise d’un tel étonnement que le sens réel de ces paroles ne la pénétrait pas encore bien.

Elle avait besoin d’entendre son nom mêlé à ce que disait son mari pour être sûre qu’il ne s’agissait pas de l’une des héroïnes dont il lui lisait parfois l’histoire, ou d’un de ces rêves qu’elle édifiait souvent dans le mystère de son cœur.

Mais cette fois c’était bien vraiment d’elle qu’il lui parlait, et le bruit d’un feuillet tourné ne devait pas ce jour-là la réveiller de son illusion !… La poésie innée dans le caractère de Jean, doublée du sentiment qui le remuait alors, donnait à son langage une éloquence véritable et entraînante ; et jamais Alice ne s’était connue si belle dans le plus flatteur des miroirs qu’elle ne s’entendait maintenant dépeindre par ces paroles enthousiastes toutes remplies de jeunesse et de passion.

« Il me voit dans un mirage », pensait-elle confusément en l’écoutant.

Mais c’était le mirage enchanteur de la tendresse, elle le sentait et n’avait garde de s’en plaindre…

Pourtant elle ne trouvait pas la force de dire un seul mot, pas même de sourire ou de manifester son attention par le geste le plus banal, et le jeune homme, frappé de cette immobilité qui donnait à sa physionomie quelque chose de glacial, commençait à perdre contenance. Il ne retrouvait plus son aisance et son sang-froid habituels, intimidé peut-être pour la première fois de sa vie, et il se sentait tout près de perdre son courage devant cette jeune femme, comme il avait déjà oublié auprès d’elle sa carrière, ses goûts et ses idées.

Sa voix peu à peu se mettait à trembler, et il se hâtait pour finir avant de cesser d’être maître de lui.

— Tout ce que je viens de vous dire, continua-t-il, pressant ses paroles et attirant Alice plus près de lui, c’est non seulement pour vous le dire ; mais parce qu’il faut que vous sachiez qu’en même temps que je vous adore, mon regret mortel est de n’avoir pas su voir plus tôt que vous étiez adorable ; et que dans une vie dont je ne sais pas la durée, ces deux mois de bonheur perdu me pèsent comme un remords. Ce sont deux mois non vécus, dont je voudrais ressaisir chaque heure, reprendre chaque minute, et l’employer à tâcher de conquérir peu à peu votre affection ! Je voudrais revenir au premier jour où je vous ai connue, et vous faire heureuse de toute la puissance de bonheur que je sens en moi aujourd’hui. La clef du paradis dans mes mains, j’ai négligé de l’ouvrir : voilà mon regret le plus vif. J’ai voulu vous le dire comme je le sentais.

— Alors, murmura la jeune femme l’interrompant, et parlant si bas que son mari avait peine à l’entendre, ne regrettez rien ! car un de nous deux du moins a vécu dans votre paradis, depuis ces deux mois !…

— Alice ! s’écria le jeune officier.

— C’est vrai…, répondit-elle doucement en baissant la tête.

Un peu plus tard ils reprirent leur route. La même odeur de violettes les enveloppait, conforme en tout, cette fois, aux pensées qui les occupaient, et les accompagnant comme un encens de fête. Dans les échappées de lune ils se souriaient, et dans les assombrissements soudains, causés par les branches épaisses, ils se parlaient bas, de crainte sans doute d’éveiller les sylvains qui dormaient tout près.

Comme ils arrivaient à la petite porte du parc de Kerdren, un rossignol commençait sa merveilleuse chanson. Il devait être tout près d’eux, car pas un de ses trilles si délicat qu’il fût ne se perdait, et la tendresse exquise de sa mélodie pénétrait l’âme.

Il semblait chanter pour lui seul comme un artiste qui se repose dans son logis en se berçant de tous les airs qu’il préfère ; car sa manière était douce plutôt que brillante, et on avait peine à se persuader que ce chant ne partît pas d’une âme humaine pensante et troublée, tant les modulations qu’on entendait avaient de profondeur et de sentiment.

Dans ce calme absolu, sa voix résonnait avec une pureté et un éclat saisissants, et les jeunes gens s’étaient arrêtés, frappés d’admiration, et osant à peine reposer leurs pieds sur le sol, de peur de heurter quelque branche qui trahirait par son craquement la présence d’écouteurs indiscrets.

— Écoutez, dit Jean à demi-voix, au bout d’un instant, c’est notre salut de bienvenue ici !

Puis serrant plus étroitement sa jeune femme il ajouta :

— Et, au contraire de Roméo, qui pleurait à la voix de l’alouette lui annonçant le matin, nous qui avons à nous l’amour, la jeunesse, et toute une vie, nous pouvons saluer avec ravissement notre oiseau, car ce n’est pas l’aurore du matin qu’il nous chante, mais celle d’un bonheur sans fin !

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