Jean de Kerdren
VII
Malgré tout ce que le banquier avait laissé deviner à Jean, et tout ce que le jeune homme avait prévu en plus, il n’avait pas compté sur un tel déploiement de luxe. Un cordon de gaz courait tout le long de la façade de l’hôtel, accusant les saillies de pierre, et les domestiques en livrée rouge, perdus dans les massifs de feuillage qui ornaient la porte cochère, avaient l’air de grosses pivoines piquées dans la verdure raide et brillante des arbustes. On devinait que le banquier aurait voulu orner ainsi toute la rue et qu’il avait arrêté son tapis à l’extrême bord du trottoir avec un véritable regret.
Un grand concours de curieux attendaient l’entrée des invités, et le jeune officier, qui venait à pied et lentement, eut tout le loisir de s’emporter, et de dépenser contre M. Champlion toutes les invectives dont dispose la langue française à l’endroit de la vanité. Un instant même, il lui prit une velléité de retourner tout tranquillement à bord, et de laisser les gens qui s’apprêtaient à se réunir là, se tirer d’affaire comme ils pourraient.
Mais ce n’eût été que partie remise, il le savait bien. Le banquier avait la loi pour lui d’après les termes du testament qui disait en toutes lettres : « En présence du plus grand nombre de témoins possible », et il n’était pas homme à faire grâce d’une syllabe.
Il ne restait à Jean qu’à subir sa destinée présente, et à se remettre aux mains des beaux laquais rouges, ce qu’il fit avec une mélancolie résignée.
Un d’entre eux lui prit sa capote, un autre lui fit traverser une enfilade de salons encore vides, mais qui ruisselaient littéralement de lumières et de dorures, et le laissa enfin dans une dernière pièce, où M. Champlion, sanglé dans son habit noir, cravaté de blanc, et palpitant de satisfaction, jouait au naturel le rôle du dragon des Hespérides.
La petite Angèle avait bien dit et la collection tout entière était là reposant, sinon sur des coussins, du moins sur des draperies d’un rouge vif, qui la faisaient ressortir avec une richesse extrême.
L’attitude de parfaite indifférence du jeune officier et la façon paisible dont il écoutait ses explications déconcertèrent visiblement le banquier, qui le regardait de l’air mystifié d’un enfant entre les mains duquel crève une bulle de savon.
Mais après tout, comme il l’avait dit à sa femme, « il avait son affaire, et se moquait du reste ! » Voyant donc qu’il ne tirerait pas le plus petit éloge de ce côté, il laissa à Jean le poste d’honneur qu’il occupait un instant avant, et se donna l’innocent plaisir de faire à petits pas le trajet qu’allaient parcourir tout à l’heure ses invités, pour savourer à lui seul les impressions qu’ils ressentiraient plus tard.
Le jeune homme était là depuis un instant, regardant avec un peu de stupeur les tables garnies qui l’entouraient, et se demandant ce qu’il allait bien pouvoir faire de cet amas d’orfèvrerie et de joaillerie, quand il s’aperçut qu’on parlait tout près de lui.
Il tourna la tête, et comprit au léger mouvement qui agitait la portière du fond, qu’il n’était séparé de la pièce voisine que par l’étoffe de soie. Il fit alors quelques pas de ce côté en toussant d’une façon significative ; mais madame Champlion, car c’était sa voix qu’on entendait, était douée d’un aussi bel organe que son aspect permettait de le supposer, et Jean, dominé par ce contralto imposant, fut contraint d’entendre tout ce qui suit :
— Je vous le répète, mademoiselle, disait-elle, je tiens essentiellement à ce que vous restiez ici ce soir. Croyez que je connais tout aussi bien que vous les exigences d’un grand deuil, et que je n’ai l’intention de vous rien demander qui ne me paraisse convenable. Il ne s’agit aujourd’hui ni d’un bal, ni même d’un concert, et vous ne serez pas plus déplacée ici, que dans n’importe quelle visite à un musée.
« Angèle tient beaucoup à voir les gens qui vont venir, et vous comprenez que je n’aurai pas une minute de liberté pour la surveiller. Il faut donc que vous fassiez à ma place ce qui est après tout votre métier. On nous a dit, quand on vous a recommandée à nous, que vous étiez fort habituée aux soirées et au monde ; c’est tout à fait le cas de le montrer. Et croyez-moi, si vous les avez tant aimés, au bout d’une demi-heure, vous y retrouverez votre plaisir tout comme nous autres !…
Puis, sans attendre une réponse qu’elle ne se souciait probablement pas d’écouter, elle entra dans le salon avec un grand bruit d’étoffes froissées, quelque chose comme le mouvement de ces toiles métalliques qu’on agite au théâtre pour simuler l’approche de l’orage.
Toutes les promesses de l’oreille étaient réalisées pour les yeux en la voyant. Par le chef-d’œuvre d’une imagination peu commune, sa toilette était composée de telle façon, qu’on y retrouvait à peu près tout ce qu’on a l’habitude de voir réparti entre une douzaine de femmes. Les trois règnes de la nature y avaient leur part, et s’il manquait une des couleurs de l’arc-en-ciel, c’était ignorance ou erreur, certainement pas mauvaise volonté.
L’ensemble produisit à Jean l’impression d’une chose déjà vue, et fit passer devant ses yeux le souvenir d’une réception à une cour nègre dans une des îles du Pacifique.
Seulement, par suite de la latitude, il devait formuler ici son salut en bon français, et c’est ce qu’il fit, sans se permettre bien entendu l’esquisse d’un sourire.
Avant que l’empressement de madame Champlion pût se donner carrière, son mari reparut… Il avait entendu un bruit de voiture ; on arrivait, et il fallait qu’ils fussent là, tous les deux, dans le premier salon, sur la porte, le plus près possible, enfin, pour faire leurs honneurs. Il l’emmena et de nouveau le jeune officier se trouva seul.
La portière se balançait toujours. De minute en minute, il s’attendait à voir sortir mademoiselle de Valvieux, avec sa robe noire, sa figure pâle et cette tristesse qui rendait si pénible pour elle l’ordre qu’elle venait de recevoir.
« A sa place, pensait-il, je ne céderais pas ! Cette femme est révoltante d’égoïsme. »
Il se rappelait la violente émotion que la jeune fille avait ressentie deux jours avant, rien qu’en le revoyant, lui qui avait été lié si faiblement à son passé, pourtant ; et il se la représentait avec une pitié sincère, toute seule dans ces grands salons remplis d’inconnus, avec ses amers souvenirs l’assaillant en foule.
« Pauvre créature, se disait-il, ma présence ici ne lui aura causé que de la peine ! »
Et il se demandait, en se sentant si jeune, si fort, si libre de toute entrave, pourquoi le sort avait mis une telle différence entre la vie des hommes et celle des femmes, que le malheur fût doublé chez elles d’une impuissance à peu près complète en toute chose, tandis qu’il laissait chez eux le champ libre à toutes les énergies.
D’un côté, ne pouvoir presque pas gagner le pain quotidien autrement que dans une condition servile ; de l’autre, sans une plus grande somme d’intelligence ni de résolution, avoir le droit de prétendre à tout, même à la gloire !
« Sotte chose, par ma foi, que la société ! se disait-il. Je ne mets jamais le pied sur terre que pour m’en dégoûter un peu plus, et il faudra quelque jour que je me décide à faire une révolution, ou à n’y plus revenir jamais ! »
Pendant ce temps, les salons s’étaient remplis. Les ambitions de M. Champlion étaient plus que satisfaites, c’était mieux que de la foule, c’était de la cohue.
Les femmes en grande toilette, les jeunes gens le gardénia à la boutonnière, passaient et repassaient. On parlait haut, on riait fort, et surtout, comme on était venu pour voir, on regardait avec la plus impertinente curiosité. On aurait juré que tous ces gens-là avaient payé leur place en entrant et qu’ils en voulaient pour leur argent.
Dominant le bruit des conversations, le mouvement d’ailes des robes légères, le petit coup sec des éventails qu’on ouvrait, la voix de M. Champlion se faisait entendre comme une basse continue.
Quand il arrivait, dans sa lecture, à quelque bijou d’importance, involontairement il enflait le ton. Il semblait qu’en sortant, les gros chiffres lui ouvraient la bouche. Puis, ses lèvres se refermaient sur une petite bague sans prétention et les murmures de la foule le couvraient jusqu’à nouvel ordre.
C’était amusant de suivre ces modulations, et Jean, debout dans une embrasure de fenêtre, s’était égayé longtemps ainsi.
Mais, comme on le sait, le jeune héritier était compté ce soir-là au nombre des curiosités et on avait trouvé tout naturel de le traiter comme tel. De sorte qu’il s’était vu bientôt le point de mire d’une centaine d’yeux le regardant aller et venir, parler ou se taire, comme on regardait jadis le petit lever du roi. La grandeur a de ces inconvénients ! Seulement n’étant patient ni par tempérament ni par état, Jean s’était lassé très vite de cette situation, et plus heureux que les majestés d’autrefois, avait pu y couper court en se dérobant.
A peine s’il avait vu dans la foule cinq ou six visages de connaissance, et comme il avait refusé péremptoirement d’amener même un de ses camarades à cette solennité, il put bénéficier à lui seul d’une retraite choisie qu’il découvrit derrière un massif de camélias.
On avait fait de la pièce voisine du salon des bijoux une espèce de jardin d’hiver, et tout au fond, comme un îlot secourable, se trouvait le fauteuil moelleux qui avait tenté la sauvagerie du jeune homme. De là il entendait de toutes les conversations juste ce qu’il lui fallait, c’est-à-dire rien, ou mieux encore le bruit général qui arrivait, grâce à la distance, à se fondre en un murmure unique ressemblant au chant de la houle.
Un instant, à son grand effroi, la petite Angèle, qui voletait partout, circula entre les fleurs comme un feu follet, « comme un insecte malfaisant », pensait même Jean. Mais le caprice qui l’avait apportée la remporta presque aussitôt, et, avec un soupir de soulagement, le jeune officier se retrouva maître de sa solitude.
Les yeux fermés, il s’isolait autant qu’il le pouvait de cet entourage peu sympathique, quand il lui sembla entendre tout près de lui quelque chose comme un frémissement. « Est-ce que ce gros homme aurait poussé le réalisme jusqu’à faire nicher des oiseaux dans son bocage ? se dit-il, ou bien dans cette atmosphère surchauffée les plantes poussent-elles comme chez le docteur Ox ?… »
En même temps il tournait la tête. A deux pas derrière une série d’arbustes, une jeune femme qu’il reconnut aussitôt pour mademoiselle de Valvieux était assise sur une chaise basse.
Tout près de ces lumières et de ces toilettes éclatantes, l’austérité de son deuil était plus frappante encore, et elle ressemblait à un de ces anges prophétiques qu’on représente dans les légendes, apparaissant tout à coup au milieu d’une fête pour parler de misères et de tristesses à des fous trop insouciants.
Visiblement la pauvre fille cherchait à se faire toute petite, serrant sa robe sombre autour d’elle, ne respirant qu’à demi et n’ayant qu’une ambition, passer inaperçue.
Il sembla à Jean que c’était ainsi que les petits enfants des contes de Perrault devaient se cacher dans la maison de l’ogre, et la même profonde pitié qu’il avait déjà ressentie pour la jeune fille lui revint.
On voyait qu’un instant de solitude était pour l’heure ce qu’elle souhaitait le plus vivement, et il comprit qu’il valait mieux ne lui parler que plus tard, quand elle serait assez tranquille pour qu’une voix sympathique lui fît du bien.
Alors, de son côté, avec le même soin, il se mit à veiller sur ses mouvements, inspectant d’un coup d’œil son épée, posée entre ses genoux, et les glands d’or de sa ceinture qui auraient pu tinter sur le fourreau. A son tour, il fit sa respiration aussi douce que possible, et jamais jeune mère, veillant près d’un berceau, ne mit plus de soin à protéger le repos d’un être aimé, que ce grand et fort marin à respecter la courte halte que faisait cette étrangère entre deux buissons fleuris.