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Jean de Kerdren

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XXVI

Dans ces conversations avec son cousin, l’enseigne avait vite démêlé au travers de son désespoir la résolution à laquelle il s’était arrêté, et sans que Jean lui en eût dit un mot, il était certain qu’il ne se laisserait point survivre à sa jeune femme.

Faire appel aux sentiments religieux de son cousin pour empêcher cette folie, Yves comprenait bien que c’était chose inutile au milieu de la crise morale qu’il subissait, et dont il ne lui avait pas fait mystère. Il était certain que son accès de doute serait court, mais s’il allait jusqu’à lui permettre d’accomplir un acte de désespoir, peu importait qu’il n’eût duré que quelques jours. Le surveiller incessamment depuis l’heure où il serait seul, il y comptait bien ; mais il n’y a point de surveillance qui n’ait ses moments de relâche forcée, et d’ailleurs il connaissait trop l’inflexibilité et l’étrangeté du caractère de Jean pour ne pas s’effrayer d’une lutte à soutenir avec lui. Ouvrir les yeux à la jeune femme et profiter de son influence pendant qu’elle durait encore était cruel et impossible, et le pauvre garçon s’attristait en songeant à l’avenir qui se montrait si menaçant pour ceux qu’il aimait.

Un jour, épuisé par ses veilles incessantes, Jean avait fini par céder aux prières d’Alice, et il était descendu se jeter sur un divan, laissant auprès de sa femme Yves, qui lui avait proposé une lecture à haute voix.

Celle-ci l’écouta d’abord avec attention, puis au bout d’un instant elle lui fit signe de laisser son livre, et parlant très bas comme elle en avait pris l’habitude depuis qu’elle était si faible :

— Yves, lui dit-elle, en l’invitant à se rapprocher, et en indiquant du doigt la direction que son mari venait de prendre : Écoutez-moi bien, je vous le confie. Ne le laissez pas trop seul quand je n’y serai plus, et puisque vous êtes arrivé à temps pour me connaître un peu, parlez quelquefois de moi avec lui ; ce sera moins triste.

Elle s’arrêta haletante et si émue que ses mains tremblaient.

Interdit et bouleversé, le jeune enseigne se penchait vers elle prêt à recueillir le plus léger signe ; mais tellement saisi de ce que cette prière avait d’inattendu et de la façon lucide dont Alice jugeait son état, qu’il ne trouvait pas un mot à répondre.

— Vous le ferez ? dit-elle d’un ton inquiet en rouvrant les yeux.

Et comme le jeune homme promettait chaleureusement son dévouement et son affection et essayait en même temps de dire un mot d’espoir…

— Non, je sais bien que c’est la fin, reprit-elle tristement ; mais je n’ose pas lui en parler à lui, j’ai peur de le désoler ; vous lui répéterez tout ce que je ne peux pas dire. Ma tendresse… ma reconnaissance…

Elle s’arrêta encore, et pendant qu’elle reprenait des forces, Yves, la tête entre ses mains se mit à réfléchir. Il pensait à l’horrible contrainte que subissait Jean, en cherchant à rester calme et à paraître confiant, à la réserve que s’imposait la jeune femme dans la crainte de provoquer le désespoir de son mari, et il se demandait si une communauté de douleur ne serait pas préférable à ces chagrins subis en secret des deux côtés. Cette confiance et cette résignation mélancoliques d’Alice le remuaient profondément, et il lui semblait que du moment où la clairvoyance était maintenant aussi grande chez l’un que chez l’autre, pouvoir se parler jusqu’au bout à cœur ouvert serait une douceur plutôt qu’une tristesse de plus, sans compter l’apaisement que l’influence de la malade pourrait apporter dans le cœur révolté de son mari.

Il formula sa pensée avec une discrétion et une réserve extrêmes, et au moment où il finissait, la tête pâle de Jean paraissait au-dessus de l’escalier.

Yves s’éloigna au bout d’un instant sous un prétexte banal, et eux restèrent seuls.

Alice était nerveuse et ses mains tourmentaient les franges de son châle avec un geste inquiet. Ses yeux erraient par un mouvement incessant autour d’elle, et sur ses lèvres entr’ouvertes, il semblait qu’on voyait flotter une question qu’elle n’osait pas formuler. Son attitude frappa bientôt son mari et il l’interrogea avec tendresse.

— Qu’avez-vous, lui demanda-t-il, désirez-vous quelque chose ?

Elle hésita un peu ; puis elle dit seulement :

— Sommes-nous bien loin des côtes en ce moment, Jean ?

— Non, répondit-il très étonné, mais pourquoi ? Est-ce que vous désirez vous arrêter ?

— Ce n’est pas cela ; seulement, je pensais… je voudrais que vous puissiez m’amener bientôt un prêtre, fit-elle avec douceur.

Et comme le jeune officier tressaillait violemment à cette parole.

— Voulez-vous, mon ami, continua-t-elle avec un calme soudain, que nous parlions un peu tous deux à cœur ouvert ?

Et tout simplement, avec une élévation et un courage touchant elle se mit à lui dire les pensées qui l’occupaient, parlant de sa mort prochaine si doucement qu’il l’écoutait avec stupeur se demandant s’il la comprenait bien, et si la séparation à laquelle elle faisait allusion était bien le brisement définitif.

Cependant, à mesure qu’elle avançait, l’agitation reparaissait, et il lui fallait faire effort pour continuer.

— J’ai tant à dire, tant à dire ! murmurait-elle de temps en temps.

Et elle passait la main sur son front avec angoisse, comme pour rassembler ses idées éparses.

— Il y a longtemps que je voulais vous remercier, reprit-elle ensuite. Vous m’avez faite profondément heureuse, tandis que moi, je n’ai su apporter dans votre vie qu’un trouble affreux, et c’est si triste de vous laisser maintenant… J’ai tant de peine à m’en aller !

Des larmes perlèrent au bord de ses cils et elle s’arrêta vaincue par l’émotion, pendant que son mari, oubliant tout à coup la réserve qu’il s’imposait depuis quelques mois, et emporté malgré lui par la souffrance, se laissait aller à lui dire tout ce que la passion et le désespoir peuvent inspirer à un homme.

Au début il l’avait écoutée saisi par l’imprévue de ses paroles, et n’osant point interrompre cette pauvre voix si faible : mais éprouvant au dedans de lui un déchirement comme il n’en avait pas encore ressenti.

Certes, il savait bien que la jeune femme était perdue, et il n’y avait pas d’instant où cette idée ne se présentât cruellement à sa pensée ; mais l’entendre ainsi se condamner elle-même, il lui semblait que c’était le dernier coup. Aussi, oubliant toutes ses résolutions de prudence, il se laissa aller à son désespoir avec une impétuosité sans mesure, montrant l’intensité de sa souffrance tout entière et protestant qu’il ne la subirait pas, avec des éclats de passion désespérée.

Il accusait le ciel, il défiait la mort, il jurait que si on enlevait de sa vie ce qui en était l’essence même, il ne continuerait point de vivre.

— Mon pauvre ami, disait la jeune femme avec désolation, vous blasphémez !

Et il lui répondait d’une voix sombre :

— Je ne sais pas si je blasphème, mais je sais que je souffre une douleur si insupportable que je ne veux pas l’endurer toujours !

— Vous retournerez à Kerdren, reprenait-elle.

— Kerdren sans vous ! Kerdren, où vous avez ressenti les premières atteintes de votre mal ! mais je le hais Kerdren !!…

— Vous reprendrez la mer, alors, vous naviguerez toujours !…

— La mer ! la mer maintenant !

Et il recommençait à exhaler sa douleur, épanchant son désespoir qui passait devant les yeux d’Alice épouvantée, comme un fleuve puissant et terrible.

Elle ne connaissait point encore la trempe de ce caractère passionné et ardent, forgé tout d’un bloc, sur un type qui n’était plus de ce siècle ; et elle n’avait point prévu qu’il prendrait la souffrance avec cette révolte.

Il s’aperçut enfin du mal qu’il faisait à sa femme, s’arrêta brusquement en voyant sa pâleur et lui offrit de redescendre dans sa chambre.

Au moment où il la posait sur son lit, elle lui fit incliner la tête avec ses deux bras qu’elle avait laissés autour de son cou, et tout bas, avec une émotion dans laquelle on entendait passer les battements de son cœur, elle lui dit :

— Au moins, Jean, jurez-moi que jamais vous ne vous…

Le docteur entra au même instant, croyant à une syncope de sa malade, et le jeune officier en profita pour s’écarter imperceptiblement. Il avait compris ce qu’Alice allait lui demander, et ne voulait point faire une promesse semblable même à elle.

Toute la nuit, la jeune femme resta plongée dans une somnolence agitée et inquiète d’où elle sortait par brusques sursauts, et Jean qui demeura à son chevet jusqu’au matin eut le temps de se désespérer cent fois, en pensant à l’imprudent oubli de lui-même qui avait causé tout ce trouble.

Dès la veille, on avait gouverné vers la terre selon le désir de madame Kerdren, et au soleil levant Yves fit mouiller en face d’un petit village de la côte africaine où il pensait devoir trouver un missionnaire, ou tout au moins des indications qui lui en signaleraient un à quelques lieues de là.

De bonne heure, Alice s’était fait monter sur le pont ; la vue de la terre et les toits pointus des paillottes qu’on apercevait sur la rive l’amusaient, et le mouvement des petits bateaux attiré par leur arrivée et qui naviguaient auteur d’eux lui semblait gai.

Ni elle ni Jean n’avaient fait la moindre allusion à ce qui avait été dit la veille entre eux, mais elle le suivait du regard dans chacun de ses mouvements et mettait dans ses yeux une expression de prière si triste et si tendre que par instant le jeune homme se sentait vaincu. Pourtant il descendit à terre dans le milieu de la matinée, sans avoir prononcé un mot qui eût trait aux choses du soir précédent et plus farouche que jamais dans sa souffrance, en pensant à la mission qu’il allait accomplir.

Il ne rentra à bord que bien après l’heure du déjeuner, et il annonça en termes assez brefs que sa recherche avait été couronné de succès, et qu’un missionnaire français établi dans ce village, qu’il catéchisait à lui seul, viendrait voir madame de Kerdren dans l’après-midi.

Soit que la marche lui eût détendu les nerfs, soit que la satisfaction d’avoir pu rencontrer tout de suite ce que sa femme désirait l’eût rendu heureux, il paraissait plus calme que le matin.

Le silence n’était interrompu que par le bruit des vagues déferlant contre le yacht, et cette attente troublait si fort la jeune femme, que les battements de son cœur commençaient à lui couper la respiration.

Elle sentit que son mari se penchait sur elle, et tout d’un coup, avec cette confiance et cette simplicité d’enfant qui la rendaient si attachante :

— Jean, aidez-moi ! dit-elle en lui tendant ses deux mains avec le geste de quelqu’un qui cherche un appui.

— Ma pauvre aimée, répondit le jeune homme en se laissant glisser à genoux à côté du canapé ; pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, et ne craignez plus rien. Vous m’avez deviné hier. Pendant quelques jours, j’ai oublié tout ce que j’avais su depuis l’enfance : l’honneur, le courage, la religion, la dignité de mon nom enfin, et j’ai peut-être été le premier Kerdren qui ait reculé devant la souffrance ! Mais ce vertige est passé, je vous le jure ! et tout ce que votre douce voix elle-même aurait été impuissante à me faire entendre, il y a quelques heures, je viens de le rapprendre d’un pauvre missionnaire modeste, timide sans grande éloquence et d’un esprit naïf.

Il s’arrêta un instant, puis d’une voix si grave qu’une étrange émotion remua le cœur de la jeune femme :

— Si ma vie devient jamais solitaire, chère bien-aimée, reprit-il, n’ayez plus peur et ne cherchez plus comment la remplir. Je ne m’en irai ni à Kerdren ni sur mer ; j’entrerai au séminaire, et quand je serai prêtre, je m’approcherai des souffrants et des cœurs broyés, et si je peux rendre une fois à l’un d’eux le bien qu’on m’a fait aujourd’hui, le fardeau de l’existence me semblera moins lourd !…

— Prêtre ! répéta machinalement Alice. Vous prêtre ! Et elle se tut, regardant avec un indicible étonnement la belle tête penchée vers elle et les yeux pleins de tendresse qui l’observaient. Sa surprise était presque de la frayeur et elle éprouvait l’impression que son mari ne lui parlait plus dans son bon sens.

Cette résolution subite, si complètement étrangère au caractère de Jean, cette vie dont il parlait et qui était l’opposé de tout ce que pouvait lui inspirer ses instincts, ses habitudes et ses goûts, lui paraissait sonner faux comme une invraisemblance.

— Mais que vous a-t-il dit enfin, ce missionnaire ! demanda-t-elle au bout d’un instant, cherchant à se donner des preuves matérielles de ce qu’elle entendait, comme on le fait quand on croit rêver.

Il le lui répéta aussitôt, décrivant avec la puissance d’éloquence qu’il trouvait toujours dans ses émotions, l’impression que lui avait produite ce modeste vieillard.

Le prêtre qui s’était trouvé si heureusement placé sur le chemin de Jean était comme l’avait dit celui-ci un homme simple, sans grande facilité de parole, et rendu timide par son grand isolement ; mais il y avait une conviction et une foi si profonde dans son cœur, et sans dureté, sans menaces emphatiques, il possédait à un tel degré, l’art de ramener à la juste notions des devoirs et des obligations de la vie, qu’il était impossible de ne pas en être frappé.

Comme le curé d’Ars, qui émotionnait tous ces auditeurs, rien qu’en leur disant : « Mes enfants, aimez-vous !… Aimez-vous !… je vous en prie !… » tant il mettait d’onction et de tendresse paternelle dans ces simples paroles le missionnaire rappelait en quelques mots avec tant de profondeur la loi de la souffrance humaine, son inévitable rencontre et sa grandeur quand on en considère la fin, qu’il entraînait à l’acceptation de la douleur quoi qu’on eût.

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