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Jean de Kerdren

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XXIV

Depuis la veille, M. et madame de Kerdren étaient à Marseille où leur yacht paré, gréé, avec sa machine sous pression, les attendait dans le port.

Il avait été question d’abord de s’embarquer au Havre, mais la mer est mauvaise sur les côtes, et Jean n’avait pas voulu, pour les premiers jours, imposer à sa femme les fatigues de ce parcours très dur. Le yacht était venu seul, et pendant ce temps-là les jeunes gens avaient fait le voyage par chemin de fer à petites journées.

A Marseille ils avaient retrouvé plus de visages de connaissance qu’ils ne l’auraient cru d’abord, et comme bon gré mal gré leur voyage était la nouveauté et l’intérêt public, ils devaient s’attendre à une assez nombreuse assistance au moment de leur départ.

Vingt-quatre heures à peine les séparaient encore de ce moment. Aussitôt qu’il était arrivé, Jean s’était rendu à bord où il avait tout visité en donnant ses derniers ordres. Alice, un peu fatiguée, était restée à l’hôtel.

Comme elle l’avait dit à son mari quand il lui proposait de la conduire au Havre pour donner son avis sur les arrangements intérieurs, elle se fiait entièrement à lui, sûre qu’il la gâterait bien plus qu’elle ne songerait jamais à le faire elle-même.

L’équipage était à son poste, les bagages étaient déballés et rangés, et la journée du départ s’annonçait comme devant être superbe. Un vent un peu frais blanchissait les vagues, mais le soleil était chaud comme en été, et la mer, de ce bleu à la fois épais et transparent qui n’appartient qu’à la Méditerranée.

A trois heures, la voiture qui amenait M. et madame de Kerdren s’arrêta, et Alice prit le bras de son mari pour descendre sur le quai. Elle tremblait un peu, et en dépit de son courage elle était pâle.

L’émotion du jeune officier, s’il en éprouvait une, ne se trahissait que par un redoublement de froideur, et la foule s’écartait instinctivement devant un coup d’œil hautain. C’était une foule de bonne compagnie d’ailleurs, qui donnait à sa curiosité les allures d’une flânerie de hasard, et se dispersait par instant dans un mouvement de va-et-vient qu’elle espérait faire ressembler à une promenade.

Un canot, avec les bancs drapés, attendait la jeune femme. Étourdie, un peu gênée de tant de regards, et pressée de brusquer ce dernier pas qui lui coûtait, elle y mettait déjà le pied quand son mari lui prenant la main la força à se retourner. Un petit groupe formé par cinq ou six officiers en uniforme se tenait debout auprès d’elle. C’étaient des camarades de Jean, avertis par la rumeur publique et qui venaient lui serrer la main et saluer madame de Kerdren à la dernière heure. Leur cordialité souriante et le naturel avec lequel ils parlaient à Alice de son voyage lui produisirent une impression de soulagement, et au milieu de la banalité de cette foule curieuse, ces souhaits et ces sourires sympathiques lui semblèrent d’autant plus aimables.

De son côté, Jean, si tendu que fût son esprit vers une pensée unique, subit le même charme, et en attendant ces voix et ces exclamations familières qui l’interpellaient gaiement, enlevant à ce départ ce que son isolement avait d’un peu choquant, sa figure s’éclaira.

Aussi quand l’un des jeunes officiers, désignant du doigt un canot qui stationnait à quelques mètres lui demanda en lui montrant le yacht dont la cheminée commençait à fumer :

— Permets-tu qu’on aille jusqu’au bout, commandant ?

Il répondit oui, en s’exclamant avec chaleur.

Ce fut alors dans le canot des jeunes gens que M. et madame de Kerdren prirent place, le leur suivit, et en quelques minutes on accosta.

Dans son ardeur d’hospitalité, Jean aurait voulu retenir longtemps ses amis dans le grand salon où il les avait fait descendre, et leur faire servir tout ce que contenaient les caves du bord ; mais les officiers savaient qu’avant la nuit leur camarade voulait être loin dans le golfe, et après quelques instants de causerie courtoise et facile, ils prirent congé. Sur le pont tout l’équipage rangé en demi-cercle attendait les ordres.

Quand madame de Kerdren avait mis le pied sur la dernière marche de l’escalier volant, on avait hissé le drapeau tricolore et toutes les têtes s’étaient découvertes en même temps. Maintenant encore, debout, et avec la même gravité, les hommes se tenaient le béret à la main, assistant aux adieux qu’on échangeait.

Sur le plancher, une véritable jonchée de fleurs s’entassait. C’étaient des bouquets apportés par les officiers à la jeune femme et que les matelots avaient posés là pendant que la société descendait au salon.

Profondément touchée, Alice les remercia, puis, l’un après l’autre, ils descendirent ; leur canot se remit en marche, filant si vite qu’en peu d’instants les mains qui s’agitaient disparurent au milieu de la masse des bateaux qui encombraient le port, et au même instant les premiers coups de l’hélice ébranlèrent le yacht.

Une émotion inexprimable serra le cœur de la jeune femme ; elle tourna vers son mari un regard mouillé et l’attirant du geste jusqu’au bord du bastingage où elle s’appuyait :

— Mon Dieu, dit-elle en lui prenant les mains et en répétant les paroles des pêcheurs bretons : protégez-nous, car notre barque est petite et la mer est grande !…

Une demi-heure plus tard elle descendit, et guidée par Jean, elle visita le nouveau Kerdren où elle allait vivre. D’un commun accord les jeunes époux avaient décidé qu’aucune appellation ne conviendrait mieux au yacht que celle de la propriété qu’ils aimaient également tous les deux, et c’était le nom qu’on lisait sur l’avant en lettres d’or.

Très habituée aux soins et aux gâteries luxueuses dont son mari l’entourait, Alice s’était bien préparée en lui laissant carte blanche à trouver un nid charmant, mais elle ne s’attendait pas à tant de magnificences. On avait fait tomber nombre de cloisons dans le bas, et les pièces qui composaient l’appartement du commandant, situés à l’avant, avaient des dimensions inconnues habituellement à bord. Le cabinet de Jean était tendu de grandes tapisseries sombres, comme la bibliothèque où ils avaient passé de si douces heures à Kerdren ; mais au lieu des sièges hauts et raides dont l’équilibre eût été trop facilement compromis, il n’y avait que des divans bas et larges, garnis de coussins qui promettaient un repos charmant, et quelques chaises à base solide, entourant une table fixe. La chambre de la jeune femme, éclairée par de grands sabords était tapissée entièrement de vieilles soies japonaises couvertes de broderies admirables qui couraient sur le fond rose tendre, montrant çà et là des volées de cigognes argentées ou de fantastiques fleurs d’or et d’azur, d’où sortait toute une procession de figures bizarres. Les tableaux qu’Alice aimait le mieux à Kerdren étaient là, et il était impossible d’imaginer un coup d’œil plus gai et plus riant que l’ensemble de cette pièce.

Le salon tout à fait carré et assez grand offrait un aspect original. Le fond des tentures et des sièges était en brocart vert d’eau d’une nuance douce et lumineuse, sur lequel se détachaient des plantes aquatiques appliquées ou brodées, et si merveilleusement nuancées qu’elles semblaient naturelles.

Avec la salle à manger, située sur le pont, c’était tout l’appartement du jeune ménage, et Alice s’y habitua si rapidement, qu’il lui sembla bientôt n’avoir jamais vécu ailleurs. Toutes ces terreurs s’évanouissaient une à une, et elle se demandait comment elle avait pu s’effrayer si fort d’un projet aussi simple. Le mouvement des vagues lui paraissait un bercement ; le ciel était constamment pur et beau, et jamais sa vie d’intimité et de bonheur ne lui avait paru aussi charmante que dans ce nid perdu et étrange où nul œil ne pouvait les suivre.

Quant à Jean, avec l’angoisse d’un joueur qui a mis tout son avenir sur une seule carte, il épiait le visage de sa femme heure par heure, et il croyait y voir remonter la fraîcheur comme une poussée de sève rigoureuse. Le teint reprenait un coloris plus vif sous les rudes caresses de la brise ; Alice se disait chaque jour affamée et plus impossible à rassasier, et elle prétendait qu’endormie par le mouvement du bateau, son sommeil ressemblait à ce qu’il devait être jadis dans son berceau, tant il était profond et doux.

Sur le pont où elle passait ses journées, suivant l’avis du docteur, elle avait pris ce mouvement de va-et-vient particulier aux marins, et les matelots se sentaient plus gais à l’ouvrage quand ils voyaient passer et repasser ainsi la gracieuse silhouette de la jeune femme pendant que le Kerdren, dont on n’avait point exagéré les qualités, filait au large comme un oiseau.

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