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Jean de Kerdren

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Le jour suivant, ce ne fut qu’un cri d’un bout à l’autre de l’escadre : Kerdren se mariait !… Kerdren… et de quelle façon encore !

Un soir, il allait à terre pour affaires d’héritage, avait-il dit, et il faut convenir que l’heure était bizarrement choisie ; le lendemain matin, il se battait en duel à la suite d’un différend sur un point de philosophie que son adversaire et lui avaient discuté un peu vivement ; puis au milieu de l’après-midi, tout d’un coup, sans préparation, il rentrait fiancé !…

Ce n’était pas que la routine eût jamais été le fait du jeune officier, et on ne comptait plus celles de ses fantaisies qui s’étaient présentées avec l’imprévu d’une bombe. Mais, cette fois, il s’agissait de matière grave, et littéralement, comme le disait un enseigne dans son style familier, « la flotte tout entière eut ce jour-là les bras au ciel !… »

Il n’était guère possible d’agir en plus complet désaccord avec ce que Jean avait toujours dit et pensé, et ses camarades s’amusaient sans vergogne de la façon dont il sabrait maintenant ses théories.

Aussi les allusions aux « départs gâtés par les femmes en pleurs », aux « carrières entravées », au « seul vrai marin, le marin indépendant, au cœur de bronze » allaient-elles leur train, et c’était une montagne de réminiscences à ensevelir Jean tout debout.

Lui écoutait tout cela, aussi paisible que le roi François Ier, quand il avait mis au bas d’un édit, qu’il savait devoir faire murmurer, le célèbre : « Tel est mon bon plaisir ! »

Quand on apprit que sa fiancée, qu’il avait vue trois fois en tout, l’attendait dans un couvent, exactement comme les demoiselles nobles qu’on enlève dans les romans de cape et d’épée, et qu’on abrite un instant sous la respectabilité d’une religieuse, jusqu’à ce que le courroux des parents s’apaise ; quand on s’aperçut en outre qu’il ne savait ni son âge ni rien de ce qui concernait sa famille, on commença à se demander entre intimes si l’originalité du jeune lieutenant ne dépassait pas les limites de celles qui ont cours habituellement en liberté…

Pour toute une fraction des officiers, le nom de mademoiselle de Valvieux avait soulevé un étonnement de plus.

Comment et où avait-il retrouvé la jeune fille aux fleurs, et quelle lubie soudaine le prenait d’en faire sa femme, lui qui était le seul, le mois passé, à en parler sans bienveillance ?…

C’étaient autant de points interrogatifs qui restaient sans solution, car soit que Jean répondît sérieusement, soit qu’il dît des folies, cela se ressemblait si fort dans son cas, qu’on ne savait plus comment distinguer le vrai du faux.

Au bout de peu de jours, ses affaires étaient réglées comme il l’espérait, et il partit pour Paris afin de faire agréer, au ministère de la marine, le permutant qu’il s’était trouvé et qu’il devait remplacer à Lorient. De là, il voulait aller faire une courte halte à Kerdren, pour assurer à sa jeune femme au moins un confort relatif.

Sa première idée avait été d’emmener avec lui des tapissiers et de leur livrer quelques pièces à remanier ; mais Alice s’était vivement opposée à ce projet, et l’avait supplié de laisser toute chose dans l’ancien état.

Il lui avait dit d’abord qu’elle ne savait ce qu’elle demandait, et que la maison, fermée depuis dix ans, avait dû prendre un air de nécropole ; mais elle avait insisté aussi bravement que le lui permettait sa timidité toujours croissante vis-à-vis du jeune homme, et il avait promis de ne toucher à rien.

A l’entendre, on aurait cru d’abord qu’il s’agissait d’une ruine, et il parlait de fantômes, de chauves-souris et d’orfraies comme si les quatre vents du ciel avaient eu accès chez lui. La vérité était que le château de Kerdren, mi-dentelle mi-granit, comme certaines églises de Bretagne, était une des plus belles habitations qu’on pût voir, et qu’on ne lui connaissait en fait de fantômes que ceux de ses légendes, ou ceux plus glorieux encore des souvenirs historiques qu’il possédait.

La reine Anne, du temps qu’elle n’était encore que la duchesse Anne, adorée de tous ses fidèles, y avait passé plus d’un jour, et on aurait eu mauvaise grâce à se plaindre de la rencontre, si on l’avait trouvée quelque soir, errant dans les grandes salles avec sa robe à traîne et la coiffe élevée que lui prêtent les gravures du temps.

L’idée de modifier, si peu que ce fût, un de ces anneaux qui reliaient le passé au présent, déplaisait tout à fait à la jeune fille, et il fut convenu qu’on se bornerait à ouvrir toutes grandes portes et fenêtres au soleil de printemps, et à faire déménager, s’il y avait lieu, les araignées que le vieux gardien aurait pu tolérer dans les recoins.

Rien n’était plus singulier que les rapports des jeunes fiancés, et il ne manquait à l’étrangeté de ce mariage que ces entrevues quotidiennes, dans ce parloir de couvent.

A des heures indéterminées, Jean se présentait, et mettait en branle la grosse cloche, si résolument, que la sœur tourière savait à l’instant à qui elle avait affaire, et ouvrait presque sans regarder. Puis, guidé par elle, il traversait toute la grande cour sablée, coupée à l’ancienne mode de massifs carrés, encadrés de buis, d’où émergeaient des statues de la sainte Vierge et de saint Joseph, avec leurs robes perdues jusqu’à moitié dans le feuillage. Parfois un regard curieux d’élève glissait jusqu’à lui à travers les stores fermés de l’infirmerie, ou entre les lames d’une persienne, et c’étaient des récits sans fin pendant la récréation suivante sur le bel officier.

On baissait la voix pour en parler, et parfois même, ô perfidie ! c’était l’ample vêtement drapé d’une des statues qui abritait ce colloque illicite.

Dans le parloir lambrissé de chêne jusqu’à hauteur d’appui, Jean s’asseyait sur une des chaises de paille qui garnissaient tout le tour de la pièce, et qui étaient rangées dans un ordre si parfait qu’il ne lui venait jamais à l’idée de la sortir de l’alignement, puis les pieds sur un des petits ronds de sparterie posés devant chaque siège, il attendait l’arrivée de sa fiancée, les yeux fixés sur une reproduction de la Pietà de Michel Ange.

Avec elle, entrait une religieuse son chapelet à la main ou un gros livre noir sous le bras, et tandis que les jeunes gens causaient, elle égrenait tranquillement ses dizaines ou tournait un à un ses feuillets.

Malgré toute la bienveillance du regard qui les suivait, l’ombre de cette longue coiffe blanche enveloppait tout le petit groupe d’un cachet d’austérité, et en face de cette existence dont chaque lendemain devait ressembler si parfaitement au jour écoulé qu’il ne s’en distinguait que par la date, tant de projets d’avenir sonnaient étrangement.

Chaque jour, d’ailleurs, la timidité de la jeune fille s’accentuait un peu plus. A mesure que le sentiment enthousiaste et tendre que lui inspirait Jean se développait davantage, sa réserve s’augmentait aussi.

Elle sentait parfaitement que sous la bonté grave et la courtoisie de son fiancé, il n’y avait rien de semblable à ce qu’elle éprouvait, et sa dignité féminine l’avertissait de garder pour elle seule cet amour qu’on ne lui demandait pas. Elle était d’ailleurs bien loin de se blesser de cette différence, et avec une humilité charmante, elle regardait Jean comme les bergères d’antan, celles que les rois épousaient jadis, devaient regarder le prince charmant qui leur ôtait des mains la houlette pastorale pour y mettre un mignon sceptre d’or.

Seulement comme elle se défiait de ses yeux où elle sentait monter dès qu’elle entrait dans le grand parloir comme une nuée de petites étoiles, et de sa voix qui s’adoucissait comme son regard brillait, sans qu’elle y pensât, elle avait pris l’habitude de baisser presque constamment ses paupières, et de parler à mi-voix comme si l’atmosphère du couvent lui eût donné dans ces quelques jours la douceur tranquille d’une petite religieuse.

Il en était résulté que Jean, à mesure qu’il la voyait plus effarouchée, s’était fait plus paternel, et qu’à son insu, en cherchant ainsi à l’apprivoiser, il l’avait intimidée de plus en plus.

Il s’étonnait à part lui que mademoiselle de Valvieux ressemblât si peu à la lettre qu’elle lui avait écrite, et à ce qu’il l’avait vue le premier jour de leurs fiançailles ; mais être le protecteur attentif et un peu sérieux d’une jeune tête plus ou moins raisonnable ou plus ou moins mobile dans ses impressions, était toujours ce qu’il avait regardé comme le rôle d’un mari, et il appréciait en outre largement tout ce que la position de cette orpheline avait de difficile.

Aussi s’en remettait-il au temps pour rendre à la jeune fille son enjouement paisible et à lui l’abandon de leur premier jour de fiançailles.

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