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Jean de Kerdren

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II

De temps immémorial tous les comtes de Kerdren avaient été marins.

Pirates tant qu’ils l’avaient pu, bien entendu, servant dans la marine régulière depuis qu’ils n’avaient plus le choix de faire la guerre pour leur propre compte. Ils l’avaient faite d’ailleurs avec cette énergie emportée qui les distinguait, et le nombre d’Anglais dont ils avaient débarrassé le royaume ne se calcule pas. Seulement en cela ils entendaient qu’il fût bien compris qu’ils agissaient non pas pour obéir au roi, mais pour leur bon plaisir.

Plus tard, introduits à la cour, ils avaient conservé dans presque toute son intégrité leur cachet personnel, et avaient toujours apporté leur dévouement comme un don volontaire, jamais comme un dû. Seulement comme il était convenu que partout où on se battait pour une cause qu’ils approuvaient il y avait un Kerdren, aucun d’eux n’avait jamais laissé chômer son historien de traits héroïques ou chevaleresques, et s’il n’est pas fait mention de leur nom aux plus tristes jours de 93, c’est que le père du petit comte, qui à cette époque grandissait sans soucis dans ses landes, venait d’être tué dans la guerre d’Amérique.

Tous les traits distinctifs de sa race, mêlés à quelques autres qui lui donnaient sa physionomie personnelle, se retrouvaient chez le comte actuel, le jeune officier de marine qu’on a vu à bord d’un des bâtiments de l’escadre.

C’était au physique, un homme qu’on pouvait ne pas aimer, mais qu’on était en tout cas contraint de respecter. Grand, large d’épaules, avec le buste élégant et la démarche vive, il donnait au premier abord l’impression de la force et de la décision. C’était ce qui frappait avant tout, et on ne remarquait qu’un peu après sa parfaite distinction et ses façons de gentilhomme.

Sa figure, sans être régulièrement belle, était cependant remarquable. Son front, un vrai front de Breton, bien carré, et où on lisait la ténacité en gros caractères, accusait en même temps une intelligence que ses compatriotes n’ont pas coutume d’avoir à un tel degré ; et les sourcils qui le traversaient, un peu rudes et un peu touffus, étaient très purs de forme.

Le nez assez long, avec des ailes très relevées et toujours frémissantes, donnait l’idée d’une perpétuelle activité d’esprit ; de quelque chose de chercheur, de toujours en éveil.

La coupe de figure, grâce aux favoris d’ordonnance, rappelait celle de la moyenne des officiers de marine. La bouche, d’une extrême fermeté, était garnie des plus belles dents qu’on puisse voir, et souriait, quand elle voulait bien sourire, avec un charme qui tranchait bizarrement sur ce fond hautain.

Les yeux, enfin, qui à eux seuls auraient rendu beau un visage disgracié, étaient une flamme perpétuelle.

Largement fendus, en yeux qui ne craignent pas de se montrer, ils reflétaient en quelques instants une telle variété d’impressions que leur nuance en paraissait changée, et qu’ils semblaient posséder une gamme de tons partant du noir absolu pour arriver à des reflets bleuâtres, à mesure que l’énergie un peu sauvage du premier regard s’adoucissait successivement. Aussi faisaient-ils songer à l’aigle, au lion, au soleil, à tout ce qui ne se fixe pas aisément enfin, et quand on voyait le teint brun un peu doré du jeune homme, on était tenté de se demander s’il ne s’était pas brûlé lui-même à ses propres rayons.

Au moral, c’était un mélange curieux des signes caractéristiques de sa race, et d’autres sentiments plus modernes.

L’orgueil et la ténacité légendaires se retrouvaient chez lui à un point extrême, et la devise de Kerdren :

Kerdren devant
Jamays ne lasche,

lui convenait aussi bien qu’à qui que ce fût de sa maison ; seulement sa fierté différait un peu de celle de ses pères, en ce qu’il n’avait nulle morgue vis-à-vis de son entourage, et était encore plus fier d’être Français que Kerdren. Or, c’était un pas qu’on n’avait point fait jusqu’à lui.

Resté orphelin après la guerre de 1870 d’où son père n’était pas revenu, Jean avait passé les premières années de sa vie dans un travail soutenu et toujours solitaire ; de sorte qu’à dix-huit ans, en entrant à l’École polytechnique, il avait ce caractère qu’il s’était fait à lui tout seul, fier, entier, brave, et un peu taciturne. Ces deux années de vie commune avec cette jeunesse remuante et joyeuse lui avaient donné la note de gaieté qui manquait à son esprit ; mais il avait pris cet entrain qui lui arrivait tardivement, d’une façon particulière, et comme une sorte de provision qu’on met à part.

De temps en temps, il entr’ouvrait la porte de sa cachette, et nul n’avait alors plus de gaieté et n’était plus amateur de folies quelles qu’elles fussent ; puis tout à coup, c’était fini, et on osait à peine se souvenir en face de ce visage sérieux du moment précédent.

Avec cela le camarade le plus obligeant, l’ami le plus sûr, il offrait assez de contradictions et de mélanges singuliers pour qu’on pût comprendre la réputation d’extrême originalité qu’il avait dans le monde.

Sorti de l’École à vingt ans, il était passé de là directement sur le pont d’un navire, et avait sollicité depuis lors embarquement sur embarquement. Après son amour pour son pays et sa très haute idée des Kerdren, sa troisième passion, c’était la mer. Depuis tout petit, elle était sa fascination, son amie, sa poésie.

Seuls, ceux qui ont vécu sur les côtes peuvent se rendre compte de la place immense que tient la mer dans l’esprit de ceux qui habitent ses bords. Elle est tout pour ces hommes, non seulement parce qu’elle les nourrit, mais parce qu’ils l’aiment.

Aussi faut-il voir avec quel dédain ils parlent des paysans de l’intérieur, des « terriens » comme ils disent.

Ils s’estiment cent pieds au-dessus, et ne se gênent pas pour le dire.

Cette mort toujours possible ne les détache même pas. Apitoyés sincèrement par les victimes de la veille, ils n’en repartent pas moins confiants le lendemain. Leur bateau à eux est si bon, et la Vierge est si puissante !

L’impression ressentie avec tant de vivacité par des gens sans éducation devait être naturellement plus forte encore dans un esprit de la trempe de celui de Jean ; aussi avait-il voué à la mer, depuis tout enfant, une adoration qui n’avait fait que s’accroître avec les années.

Cette grande chose lui semblait digne d’aller de pair avec lui ; il la comprenait dans ses fureurs, et il admirait la façon dont elle se lançait sur les roches et sur les falaises.

En revanche, il l’aimait un peu moins quand elle se calmait ; il lui en voulait, disposant de tant de force, de se faire tout à coup aussi paisible qu’un petit lac, et de venir baigner d’une façon caressante les mêmes choses qu’elle heurtait si rudement la veille.

Dans l’ardeur de ses quinze ans, il en était pour la tempête perpétuelle !… Cependant il ne lui tenait pas longtemps rigueur, et blotti dans un creux de rocher, il se laissait bercer par ses chants comme par ses hurlements.

Parfois, il lui faisait ses confidences, et pas un être au monde ne pouvait se vanter d’avoir entendu de la bouche de Jean autant de choses intimes que cet Océan qui était le bizarre et presque l’unique compagnon de sa jeunesse.

Son goût pour les jours de gros temps lui était toujours demeuré, et à l’heure présente, quand il voyait les vagues bondir autour de son navire comme jadis sur les roches de Kerdren, quand surtout, à force de sang-froid et d’habileté, il restait le maître dans sa lutte contre les éléments, il sentait en lui un tressaillement de joie. Mais en même temps au fond du cœur il plaignait son amie de s’être laissé battre, il lui semblait qu’elle devait en être humiliée, et il lui prenait des envies de lui parler comme jadis pour la consoler.

Jamais il n’était plus heureux que pendant ses quarts de nuit ; alors qu’il se voyait là bien seul avec les étoiles et l’eau, debout sur la passerelle, et ses yeux perçant l’obscurité. Il se comparait comme dans ses rêves d’enfant au génie de la mer, et répétait volontiers avec les pirates d’autrefois :

La tempête nous mène où nous voulons aller,
Et l’ouragan est la voile de nos bateaux.

Faut-il s’étonner qu’avec un semblable caractère il préférât le pont de son navire à tout autre lieu, et n’eût vécu dans le monde qu’accidentellement et en passant ?

Ce n’était pas qu’il y fût gauche ou mal à l’aise ; son nom lui donnait droit de cité partout, et son aisance de gentilhomme lui assurait partout aussi un accueil flatteur, mais il s’y plaisait peu en général.

Il lui arrivait cependant, au milieu d’un cercle intime, de se laisser aller à sa plus joyeuse humeur ; il aurait alors déridé le remords lui-même, réputé pourtant le plus triste des personnages. Il se chargeait de tout, organisait avec son impétueuse activité les parties, les comédies, les déguisements les plus burlesques ; mais comme ses congés étaient toujours fort limités, l’ordre d’embarquer arrivait ; or, là devant rien ne tenait, en un clin d’œil le marin reparaissait ; il bouclait sa valise, partait à la hâte, il semblait qu’il n’arriverait jamais assez tôt, et on en avait pour trois ans avant de jouer la comédie si on voulait attendre M. de Kerdren.

Si, dans ces rapides occasions, Jean avait fait quelques passions, il ne paraissait pas qu’il en eût éprouvé de son côté, et l’entrain avec lequel il repartait chaque fois témoignait de sa parfaite liberté de cœur et d’esprit.

Sa résolution hautement avouée était de ne se marier jamais. Aimant sa profession comme il l’aimait, il la regardait assez justement comme incompatible avec la vie de famille. « La première condition pour être bon officier, disait-il, c’est la liberté absolue de toute attache ; il faut pouvoir, sur un ordre, partir sans arrière-pensée d’un bout du monde pour l’autre bout, et c’est ce qui est impossible à un mari et à un père. La femme est souffrante, le bébé a besoin de changer d’air, on les soigne, on les aime, et on envoie au diable le service qui vous appelle en Cochinchine quand on laisse tout son cœur en France. Il faut choisir, et j’ai choisi ; je reste bon marin, et pareil au doge de Venise, c’est à la mer que j’ai donné mon anneau de fiançailles. »

Comme on le sait d’ailleurs, par suite de son genre de vie, Jean, enfant et jeune homme, avait vu fort peu de femmes de la société dans son entourage ; il en résultait qu’il les connaissait assez mal et les regardait volontiers comme plus délicates et plus frêles qu’elles ne le sont en réalité. Elles lui faisaient l’effet de jolis objets de luxe qu’il faut des soins infinis, beaucoup de coton et des ménagements de tous genres pour garder ou transporter ; et ce métier d’emballeur lui semblait peu enviable.

Il y avait bien cependant dans l’histoire de sa famille des souvenirs qui lui montraient des héroïnes n’ayant rien des faiblesses de ce genre ; mais leur sang était le sang des Kerdren, et tout s’expliquait par là.

Du reste, poli comme Louis XIV avec toutes les femmes, leur sexe leur était un droit auprès de lui à la courtoisie la plus chevaleresque et même à une protection qui pouvait aller jusqu’au dévouement. L’habitude datait de loin dans sa famille, et Jean n’avait pas jugé qu’il fût à propos de se moderniser sur ce point.

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