Jean de Kerdren
XXII
Le plus difficile était d’annoncer à la jeune femme le changement inouï qui allait se produire dans son existence : « Point de secousses morales », avait dit le docteur, et en même temps il fallait apprendre à Alice que sa maladie, devenue presque incurable, exigeait qu’elle quittât non seulement Kerdren, mais la France, toutes ses habitudes, et jusqu’à son genre de vie pour entreprendre la recherche longue et étrange d’un soulagement hypothétique.
Tout ce que Jean pensa et sentit pendant l’heure qui suivit ne se raconte pas aisément, et si maître qu’il fût de sa volonté et de son courage, il éprouva plus d’une de ces défaillances où il semble que tout va sombrer. Cependant quand il arriva l’hôtel, l’expression de sa figure était redevenue naturelle, et les traces de la secousse qu’il venait de subir étaient trop soigneusement dissimulées pour qu’un esprit qui n’était point prévenu les remarquât. Ce fut à peine si la jeune femme qui le plaisantait sur son retard s’étonna qu’il ne lui parlât pas de l’emploi de sa matinée, et jusqu’au moment où ils sortirent de table, il ne fut question que de détails insignifiants.
— A propos, demanda tout à coup Alice, pendant qu’ils remontaient chez eux, n’est-ce pas demain que votre permission expire ?
— Demain soir à dix heures, oui.
— Mais vos affaires sont-elles finies ?
— J’ai terminé les dernières ce matin, répondit-il gravement, et nous pourrons, si cela vous convient, prendre le train demain matin. Je ne vous parle pas de celui du soir, je n’aimerais pas vous faire voyager la nuit à cette époque.
— Oh ! vous savez que je ne crains rien, dit-elle en riant ; je ne m’enrhume jamais, et j’aime le froid ! Vous avez vu comme le docteur a écouté mon histoire d’incendie ; il fallait votre tendresse pour s’inquiéter de cela ! Cependant je n’ai pas de préférence, et vous choisirez l’heure qui vous plaira.
Jean inclina la tête sans répondre ; il n’avait pas la force d’articuler un mot, et se défiait de sa voix. Cette gaieté et cette insouciance formaient un contraste si poignant avec la réalité qu’il semblait au jeune homme qu’on lui enfonçait dans le cœur une pointe aiguë qui pénétrait d’un élan jusqu’aux sources mêmes de la vie, et qui était douloureuse, comme une brûlure sur de la chair vive.
Malgré tout son empire sur lui-même, pendant le reste de la journée plus d’une ombre passa sur son front, et il lui fallut plus d’un effort pour écouter Alice et lui répondre comme d’habitude.
Depuis la cruelle révélation du matin, allant au point extrême du découragement, il était arrivé à se frapper du malheur qui le menaçait comme d’une catastrophe immédiate, et quand il voyait la jeune femme s’asseoir un peu brusquement, ou appuyer sa main sur un meuble, fût-ce d’un geste machinal, il était prêt à s’élancer vers elle pour la prendre dans ses bras et l’appuyer contre lui, croyant qu’elle allait mourir. Il ne connaissait point encore ces lentes agonies des maladies de poitrine, qui rappellent, par leurs douleurs sans cesse répétées, les supplices les plus raffinés inventés par l’imagination fertile des anciens au nom de leurs dieux, et il lui semblait que puisqu’on lui avait dit de ne plus espérer, c’était fini dès maintenant !
Le soir on lui apporta trois télégrammes arrivés presque ensemble et qui étaient tous les trois frappants par la longueur inusitée de leur texte.
Il les lut sans prononcer un mot et les plaça dans son portefeuille sans les montrer à sa femme assise à côté de lui, et à qui il dit seulement :
— C’est pour affaires !
Le fait était si nouveau et si rare qu’elle releva la tête avec un peu d’étonnement, non qu’elle songeât à demander ce qu’on ne voulait pas lui dire, mais légèrement préoccupée de ce petit mystère.
Il y avait dans les yeux de son mari une lueur si particulière que les signes d’agitation qui ne l’avaient point frappée dans la journée, lui revinrent à l’esprit tous à la fois, et qu’elle pressentit quelque chose de grave.
Seulement, tout à fait éloignée de la vérité, elle chercha dans un autre ordre d’idées, et se figura qu’il était question pour Jean, non seulement d’un changement de résidence, mais peut-être d’un embarquement qu’il ne pouvait pas refuser, et dont il ne voulait pas lui parler, avant d’avoir fait tout ce qui lui était possible pour conjurer une séparation devant leur être si pénible.
Elle se demanda s’il ne valait pas mieux lui parler la première de ce qui l’inquiétait afin de lui montrer qu’elle avait deviné, et qu’elle était toujours prête, comme elle le lui avait dit étant fiancée, « à avoir toutes les bravoures d’une vraie femme de marin » ; mais la réserve de Jean était si sérieuse qu’elle n’osa pas, et ne voulant pas lui montrer qu’elle ne jouissait plus de la quiétude qu’il espérait lui conserver, elle se tut.
Le voyage du retour fut triste ; cette double contrainte qui pesait sur tous deux les paralysait, et les attristait malgré leurs efforts, et ils saluèrent Kerdren comme si tous les soucis et tous les embarras étaient déposés sur son seuil. Ils l’avaient quitté si heureux encore, se disait Jean, et maintenant !…
Cependant sa correspondance avec Le Havre se poursuivait toujours aussi active, et il était assuré maintenant, par l’entremise de quelques amis, de l’achat d’un fort beau yacht, commandé par un riche Anglais, l’année précédente, et qui était resté à son constructeur par suite de la mort subite du fastueux milord.
Construit précisément dans le même but que celui auquel le destinait le comte de Kerdren, il était de force et de taille à supporter les fatigues d’une navigation non seulement longue mais difficile.
En effet, ce que l’étranger avait voulu obtenir en s’adressant aux meilleurs constructeurs français n’était point seulement un bateau de plaisance, quoique le yacht eût toutes les élégances d’un objet de luxe ; c’était un fin marcheur et un bâtiment assez solide pour traverser des tempêtes au besoin.
La coque, entièrement faite en chêne, était doublée intérieurement d’acajou, et toutes les divisions, les cloisons et les portes étaient en noyer ciré, clair et gai à l’œil comme une habitation de campagne.
La machine, qui sortait des ateliers anglais les plus renommés, était même d’une force supérieure à ce que souhaitait Jean, et, soit qu’on fût certain de ce qu’on disait, soit qu’on ne se basât que sur l’originalité bien connue des compatriotes de celui qui l’avait choisie, on expliquait sa puissance en affirmant qu’elle était destinée primitivement à conduire le yacht jusque dans les mers polaires, à la recherche de ces nouveautés géographiques, terres vierges ou passages inexplorés, dont les Anglais sont si friands.
Quoi qu’il en fût, tel qu’il était, le léger bâtiment convenait admirablement aux projets du jeune officier, et il ne fallait plus que peu de chose pour l’aménager dans le sens de sa nouvelle destination.
Jean comptait qu’une ou deux semaines seraient nécessaires pour le ouater et l’orner comme il entendait qu’il le fût, voulant édifier pour sa jeune femme un nid princier.
Il avait décidé d’abord qu’il surveillerait en personne les travaux des derniers jours ; mais, au moment de partir, le courage lui manqua.
Quitter, fût-ce pour quelques heures, cette femme charmante et chérie et ce beau domaine où il avait connu un bonheur si vif, lui sembla impossible, et à la dernière heure il écrivit à Paris pour prier un tapissier célèbre, presque un artiste, d’aller le remplacer, et de faire à prix de goût, de diligence et d’argent, bien entendu, un véritable palais de cette habitation flottante où allaient peut-être se passer des mois de leur vie à tous deux.
Malgré les exhortations qu’il s’adressait, il n’avait pu encore prendre sur lui d’annoncer à Alice le changement qui allait se produire dans leur existence, et il avait reçu les papiers établissant qu’il entrait à partir du 25 octobre en congé illimité sans solde, avant qu’il eût fait pressentir à sa femme que le mois prochain ils ne seraient plus à Kerdren.
Il ne savait littéralement par où attaquer ce bonheur si calme et si profond dans son uniformité, bonheur fait d’anneaux serrés et solides qui semblaient devoir s’enchaîner ainsi les uns aux autres sans interruption.
Il n’y avait pas un défaut à cette armure de confiance et de joie qui entourait le cœur de l’heureuse jeune femme, et elle ne ressentait pas une inquiétude, si légère qu’elle fût, par laquelle il aurait pu la préparer.
Le trouble causé chez elle par cette visite au médecin s’était apaisé entièrement, et Jean avait réussi presque au delà de ce qu’il souhaitait à endormir les craintes de sa femme, puisqu’il lui fallait maintenant reprendre la tâche depuis le début, et lui enlever la quiétude que lui-même lui avait inspirée.
Aussi, comme on l’a vu, reculait-il de jour en jour.
Ils avaient repris leur vie d’autrefois avec sa régularité un peu monotone toujours nouvelle à leur tendresse, et le cadre seul changeait autour d’eux.
Le parc et les bois se dépouillaient peu à peu ; les chênes devenaient roux et les érables prenaient des tons couleur de sang. Le temps était d’une beauté inaltérable, et l’air si doux que les feuilles déjà séchées restaient aux branches, faute d’un souffle pour les détacher ; les bruyères jaunissaient un peu aussi et craquaient davantage sous le pied des chevaux ; mais leurs imperceptibles clochettes restaient toutes roses, et elles donnaient encore à la plaine ce reflet chaud qui ressemble à un rayon de soleil resté là après le coucher.
La nuit venait plus tôt, et les promenades s’écourtaient, mais jamais peut-être la jeune femme n’avait paru en jouir avec une telle vivacité. On eût dit qu’une divination mystérieuse lui faisait pressentir le coup qui l’attendait, et décuplait ses facultés pour qu’elle pût mieux apprécier le bonheur présent et l’exalter.
« Quelle adorable saison que l’automne ! disait-elle parfois, et que cette Bretagne est toujours charmante ! Le printemps y est délicieux, l’été si puissant et si vigoureux, et ce mois-ci d’une poésie si touchante et si voilée. Regardez toutes ces feuilles d’or, et cette mousse brunie, on dirait partout une lumière qui s’en va et qui éclaire encore tout en s’atténuant peu à peu comme pour préparer à la nuit ; c’est le crépuscule des arbres ! Je suis sûre que l’hiver me réserve d’autres surprises encore, et que je l’aimerai comme j’ai aimé tout ce que j’ai vu dans ce cher pays. Oh ! voyez-vous, je suis heureuse ! heureuse ! »
C’était devant ces effusions de jeunesse et de joie que le pauvre mari perdait tout courage ; il lui semblait affreux de porter un tel coup dans cette sérénité profonde, et, chaque jour, il ne pouvait s’empêcher de se dire : « Demain ? »
Parfois aussi, il oubliait le tourment causé par la cruelle révélation qu’on lui avait faite, ainsi que la menace suspendue sur cette tête aimée ; et se laissant aller à l’heure présente, il se reprenait à être heureux et à sourire.
Un soir cependant l’avis du tapissier lui arriva ; il lui mandait que sous trois jours son travail serait achevé, et qu’il se tiendrait prêt à subir l’examen du propriétaire. D’autre part, les amis qu’il avait chargés des négociations relatives au recrutement de son équipage lui avaient trouvé les hommes que Jean savait ne point pouvoir rencontrer dans le village, c’est-à-dire des mécaniciens et un pilote. Ce dernier était un homme un peu âgé déjà, mais connaissant d’une façon merveilleuse chaque port, chaque anse et chaque rocher de la Méditerranée, où il avait navigué depuis l’âge d’enfant. Une suite d’événements malheureux l’avaient fait s’échouer au Havre, où il besognait dans une vie misérable, et c’était avec enthousiasme qu’il avait accepté l’engagement inespéré qui s’offrait à lui. Pour les matelots et un quartier maître, presque capable de lui servir de second au besoin, Jean savait que parmi les marins de Kerdren il y en aurait plus qu’il ne lui était possible d’en emmener qui demanderaient à partir, et outre la science très suffisante acquise par eux pendant leur temps de service, il estimait que le dévouement à toute épreuve que chacun de ces hommes lui apporterait, lui composerait un équipage d’élite.
Il devenait donc urgent d’instruire enfin la jeune femme, et il s’y décida un soir où le temps un peu rafraîchi avait nécessité une première flambée qui les réunissait près de la cheminée.
— Que le feu est gai ! disait Alice en se rapprochant frileusement. Et elle étendait ses petites mains devant la flamme, les tournant et les retournant avec un geste d’enfant pour les réchauffer des deux côtés ; c’est ce que j’aime le mieux dans l’hiver, et je me vois déjà, le mois prochain, vous attendant en empilant des bûches, et en préparant du thé bouillant pour vous réchauffer quand vous rentrerez !
— Le mois prochain ! répondit Jean en essayant de rire, mais d’une voix qui tremblait un peu. Je vous réserve une bien autre surprise pour le mois prochain ! Je crois que les bûches et le thé brûlant seront superflus à ce moment-là pour nous.
Puis, sans laisser à la jeune femme le temps de le questionner, il se mit à parler avec vivacité, développant son projet de navigation, s’efforçant de le présenter sous le jour le plus riant et le plus naturel, montrant seulement ce qu’il avait de séduisant et atténuant avec soin toutes les ombres du tableau. Il disait tout cela avec un ton si simple qu’il semblait vraiment que ce fût une chose usuelle et des plus normales que d’acheter un yacht, de le meubler comme une maison ordinaire et de s’en aller sur mer, courir au gré des flots et des vents, pendant des mois entiers.
La jeune femme l’écoutait complètement interdite.
Son mari plaisantait-il, ou bien était-ce elle qui n’était plus dans son bon sens et qui ne comprenait plus la valeur des mots qu’il employait ?…
Pourtant, à mesure que Jean la sentait mieux préparée, il revenait en arrière, reprenant plus sérieusement son explication, et rendant plus plausible ce qu’il avait dit précédemment ; mais tout cela, sans oser tourner la tête vers elle, et sans la regarder une seule fois, de peur de provoquer une interruption quelconque.