Jean de Kerdren
IV
On venait de quitter la salle à manger, et le café circulait dans le grand salon de la comtesse.
La villa qu’elle habitait, admirablement située, était entourée d’une profusion de palmiers d’où elle avait pris son nom, et le salon qui s’ouvrait sur un jardin d’hiver, puis sur une vérandah découverte, arrivait ainsi par degrés, et de massifs en massifs, jusqu’au véritable jardin.
L’influence du jour se faisait sentir là comme partout, et de quelque côté qu’on se tournât, il y avait des fleurs et encore des fleurs. Les hommes massés près des fenêtres causaient par groupes, et la comtesse circulait autour des corbeilles, allant gracieusement des uns aux autres.
— C’est vraiment un fait digne de remarque, dit-elle tout à coup en s’approchant des officiers. Partout où il y a des lumières et des uniformes, cela prend un air de bal.
— On en devrait louer, comme on loue des appliques, n’est-ce pas, madame ? répondit gaiement Jean ; ce serait un moyen de relever les soirées ternes… Notez que ce n’est pas pour ici que je dis pareille chose !
— Ce serait difficile à croire avec ce qui nous arrive ! Regardez bien. Voilà qui est plus égayant encore pour les yeux que les lumières, et même les épaulettes, ne vous déplaise !
Et la comtesse, qui s’éloignait tout en finissant sa phrase, marcha vivement du côté de la porte, sur le seuil de laquelle un domestique annonçait à haute voix :
— Monsieur le comte et mademoiselle de Valvieux.
Madame de Sémiane n’avait rien exagéré, et la nouvelle venue était en effet aussi bonne à voir qu’on pouvait le souhaiter.
D’une taille au-dessus de la moyenne, extrêmement mince et élancée, elle faisait songer à un jeune peuplier dont on vient d’enlever le tuteur pour la première fois, et qui ne sait pas encore au juste s’il va pouvoir se tenir droit tout seul. Ses épaules mêmes étaient étroites, mais cela lui donnait une sorte de grâce enfantine ; c’était d’ailleurs le seul reproche qu’on pût lui faire.
Tout le reste était parfait, et, charme plus rare encore que sa beauté, elle paraissait complètement ignorante de ce qu’elle était.
Sa figure, d’un ovale délicieux un peu allongé, avait un teint d’une fraîcheur éblouissante, mais en même temps d’une coloration et d’une transparence si particulières qu’on ne peut le rendre qu’en le comparant à ces pétales intérieures des roses du Bengale qui vont en dégradant insensiblement de ton depuis les bords jusqu’au fond, et arrivent ainsi du rose exquis au blanc le plus pur.
Ses cheveux ondés naturellement comme ceux des statues grecques, encadraient cette finesse d’un blond cendré, dont la douceur était extrême. On eût dit que, sur la nuance primitive tout à fait dorée, on avait semé à profusion une fine poussière d’argent. La bouche, aux lèvres un peu épaisses, avait l’air d’une fraise bien mûre, et les dents étaient si jolies et si égales qu’on avait dû prendre la peine de les choisir une à une. Mais l’originalité de sa figure était ses yeux bruns et veloutés comme une capucine bien sombre, et qui se retroussaient tout à coup au coin par un caprice inattendu, infiniment gracieux. Les sourcils suivaient le même mouvement, et il en résultait que le regard avait toujours quelque chose d’un peu étonné et de naïf dont on lui savait gré, car tant de beauté appelle en général plus d’assurance.
La toilette qu’elle portait encadrait à merveille sa grâce et sa jeunesse, et on ne comprenait pas qu’elle pût être autrement vêtue qu’on la voyait là. Sur une étoffe légère, on avait cousu ou collé une quantité de boutons de roses mousseuses qui formaient un semis serré et qui donnaient de loin l’idée de ces belles soies brochées d’autrefois dont le relief était palpable. Tout le devant de la jupe et du corsage était pareillement couvert de muguet, et les mêmes fleurs se retrouvaient dans les cheveux.
C’était le printemps fait femme, et tournant si heureusement les difficultés de la toilette actuelle qu’il restait gracieux en dépit de la mode.
Un murmure discret mais expressif accueillit l’entrée de la jeune fille, qui déjà intimidée en sentant tous les yeux fixés sur elle, et éblouie par les lumières, perdit tout à fait contenance et tendit à la comtesse un gros bouquet fait des mêmes fleurs que celles qui ornaient sa robe, en balbutiant comme une écolière qui oublie tout à coup le compliment qu’elle devait réciter.
— Elles sont charmantes, dit affectueusement madame de Sémiane en prenant le bouquet, et en gardant la main qui le tendait. Est-ce que vous les avez cueillies sur vous ? ajouta-t-elle en souriant.
Puis laissant à la jeune fille le temps de se remettre, elle se tourna vers le comte de Valvieux en lui parlant avec vivacité des incidents de la journée.
Il n’était pas possible d’imaginer un plus grand contraste que celui qui existait entre le père et la fille : elle si mince et si grande ; lui, d’une taille moins que moyenne, d’une carrure athlétique et d’une constitution sanguine.
C’était un de ces hommes dont les passants disaient habituellement en le rencontrant :
« Eh bien ! celui-là, il est sûr de son affaire, il mourra d’apoplexie. »
Très homme du monde, très aimable, il avait une façon de regarder sa fille qui exprimait une admiration si complète et une tendresse si pleine d’orgueil que cela faisait plaisir de voir ses yeux la suivre.
Au bout d’un instant, le petit groupe était dans la serre où madame de Sémiane avait conduit mademoiselle de Valvieux sous prétexte, disait-elle, de lui faire rejoindre ses pareilles, et où elle la laissa bientôt après pour recevoir de nouveaux arrivants.
Le salon se remplissait rapidement, et comme la comtesse remarquant l’absence de sa jeune amie retournait la chercher :
— Je vous y prends, dit-elle à Jean qui se tenait debout les yeux fixés sur la porte de la serre, vous la guettez. Allons, convenez-en ?
— Je vous avouerai que oui, madame. Je meurs d’envie de savoir comment cette jeune fille, vêtue comme elle l’est, va s’y prendre pour s’asseoir tout à l’heure.
— Vous êtes un sauvage, répondit la comtesse avec indignation, et je désespère de vous convertir.
Elle ramena promptement mademoiselle de Valvieux, et lui offrant un fauteuil placé à deux pas du jeune officier :
— Là, lui dit-elle, asseyez-vous ici, on est tout à fait chez soi dans ce petit coin.
Puis s’avançant imperceptiblement vers Jean :
— Eh bien ! est-elle si gauche que cela ? reprit-elle tout bas.
— Eh bien ! répliqua-t-il le plus gravement du monde, elle les écrase, voilà tout. C’est absolument ce que je pensais.
— Eh ! maugrebleu, comme disait mon pauvre comte, que vouliez-vous qu’elle en fît ?
— Qu’elle les laissât sur le rosier…
— Pour compenser celles que vous avez massacrées aujourd’hui peut-être ?
— Précisément, madame. Je n’aime pas à voir des sœurs s’entre-dévorer.
— Ah ! ceci est gentil ! La fin rachète le commencement.
— C’est que la fin est dite pour vous faire plaisir !
— Il n’avouera même pas qu’elle est jolie ! fit-elle en haussant imperceptiblement les épaules. Et dansez-vous, au moins, malgré tous vos méfaits ?
— Pendant un tour de cadran, quand je suis aussi en train que ce soir.
— Allons, c’est toujours ça !
Elle le quitta avec un soupir de soulagement pour donner ses ordres au pianiste, et une minute après elle était entourée de la moitié des jeunes gens qui étaient dans le salon.
« Pouvait-on les présenter à mademoiselle de Valvieux ? à cette jeune fille en rose ? à cette jolie personne ? » Chacun la désignait de son mieux, mais ils avaient tous le même objectif : ils voulaient tous danser avec elle.
La comtesse se tourna du côté où elle avait laissé Jean ; il avait disparu, et elle le vit de loin s’incliner devant une jeune femme. Il ne lui restait plus qu’à conduire cette grappe de danseurs à Alice de Valvieux, et à lui en faire la nomenclature le plus rapidement possible.
Une coutume de Jean, chaque fois qu’il se trouvait en soirée, était de s’occuper de préférence des jeunes filles généralement négligées. Il y mettait tant de bonne grâce et de naturel qu’il était impossible de voir là-dedans un acte de charité, et on ne peut savoir combien ce beau cavalier, qui très facilement se trouvait être l’homme le plus remarquable d’un salon, avait provoqué ainsi de reconnaissances silencieuses.
Ses camarades le plaisantaient parfois là-dessus et s’amusaient de cette manifestation chevaleresque.
— Je trouve révoltant, répondait-il alors, cette sorte d’exposition pendant laquelle des femmes sont là à attendre le bon plaisir d’un tas de freluquets qui circulent devant elles le lorgnon à l’œil, et les examinant comme des marchands d’esclaves feraient à Constantinople. Je n’entends pas qu’on me prenne pour un Turc, et j’agis en conséquence.
Son exemple entraînait parfois quelques amis, et le groupe des jeunes officiers s’était fait une réputation de haute courtoisie partout où il allait en masse.
Fidèle à ses habitudes, ce soir-là, il ne chercha pas une fois à fendre le cercle toujours nombreux qui entourait Alice, et il se reposait dans un coin de la serre, de l’air d’un homme qui se sent fort de sa conscience, quand la comtesse se retrouva à ses côtés.
— Jean, lui dit-elle, que vous a fait mademoiselle de Valvieux ?
— Mais rien au monde, madame, et j’ai eu ce soir pour la première fois l’honneur de l’apercevoir.
— Alors pourquoi cette affectation de ne jamais danser avec elle ?
— J’avais peur de froisser ses fleurs, répondit le jeune homme en riant.
— Et puis ?
— Et puis je vous jure que je n’ai songé à rien affecter. Mais permettez-moi une comparaison : je ne connais rien de plus sot que cette habitude qu’a prise l’eau d’aller toujours à la rivière. Elle ferait bien mieux de se répandre une bonne fois dans un terrain sec, au moins elle se rendrait utile à quelque chose. Il y a longtemps que je lui garde rancune de sa maladresse, et je ne veux pas faire comme elle.
— Ah oui ! toujours Don Quichotte, n’est-ce pas ? C’est ce que je racontais tout à l’heure à mademoiselle de Valvieux.
— Mais, madame, je vous serais fort obligé de ne pas me faire dans le monde une réputation de petit Manteau bleu !…
— Puisque vous l’êtes ! Allons, faut-il vous présenter ? Quand l’invitez-vous ?
— Quand sa pléiade l’abandonnera… Pourquoi, d’ailleurs, voulez-vous que j’aille déranger tous ces braves garçons, et rompre par ma présence ce nombre impair que les dieux chérissaient si fort ?…
— Et si je vous en prie ?
— Alors, madame, c’est à l’instant…
Mais au moment où le jeune homme se rapprochait du salon, une pendule sonna minuit.
— L’heure du carême…, fit-il en se retournant avec un demi-sourire.
— Allons, c’était écrit, répondit la comtesse. Notez, ajouta-t-elle, que je n’avais pas la plus petite arrière-pensée ; je voulais vaincre cette tête de Breton, voilà tout.
Elle prit le bras de Jean pour rentrer au salon et recevoir les adieux de tout son monde, que le coup de minuit chassait comme une détonation disperse une compagnie de perdreaux.
Dans le vestibule, le jeune officier se trouva à côté d’Alice, et comme il la voyait frissonner :
— Voulez-vous me permettre, mademoiselle, dit-il avec sa courtoisie habituelle, cette pièce est glaciale !
En même temps il lui mit sur les épaules un burnous blanc, dont la comtesse s’enveloppait pour descendre au jardin et qui se trouvait sur une chaise.
Elle inclina la tête, et le remercia en quelques mots où perçait une petite émotion que le jeune homme ne s’expliquait pas bien.
En même temps son père arrivait, la cherchant d’un œil inquiet ; mais sa figure s’éclaira en la voyant couverte et, se tournant vers Jean :
— Merci d’en prendre soin, fit-il, elle est sensible au froid.
Il y avait dans chacun de ses gestes une affection si profonde et si anxieuse en même temps que Jean se sentit touché et, courant chercher la pelisse doublée de cygne qui appartenait à Alice, il l’en enveloppa avec le même respect attentif. Puis comme la pléiade ayant fini de présenter ses hommages à madame de Sémiane revenait en hâte reprendre son poste, au moins jusqu’à la portière de la voiture, il rejoignit ses camarades, prit congé à son tour, et un instant après ils traversaient les rues désertes, encore jonchées des débris de la fête.
La conversation roula sur la soirée, bien entendu, et il y fut taillé une large part à mademoiselle Alice.
Jean ne savait sur son compte que le peu que lui en avait dit madame de Sémiane.
Le comte de Valvieux était veuf depuis des années, immensément riche et inoccupé, ou plutôt occupé de sa fille avec tant d’amour et de sollicitude que depuis sa naissance il n’avait plus trouvé le temps de faire autre chose que de l’adorer.
Soit pour son plaisir, soit pour sa santé un peu délicate, il la conduisait régulièrement tous les hivers dans le Midi, tantôt sur un point de la côte, tantôt sur un autre. Le hasard en avait fait cette année les voisins de madame de Sémiane, et il en était résulté des relations également agréables pour les deux femmes.
C’était tout ce qu’il savait ; mais un autre des jeunes gens avait fréquemment entendu parler des de Valvieux dans sa famille, et les renseignements ainsi complétés arrivèrent à reconstituer approximativement l’histoire de la jeune fille.
Sa mère, en effet, était morte toute jeune, de langueur, disait-on, et, depuis cette époque, la petite Alice n’avait pas cessé de vivre dans une perpétuelle atmosphère de gâteries et d’adulation. Par un miracle aussi admirable et non moins rare que celui des trois jeunes Hébreux sortant intacts de la fournaise, elle avait conservé au milieu de cet encens tout son bon sens et toute sa simplicité, et il en était seulement résulté qu’elle voyait le monde à travers un prisme enchanté, et qu’elle aimait tous les humains en bloc du meilleur de son cœur.
— Ce qui explique qu’elle n’en distingue aucun. Dans son ardeur philanthropique, elle voudrait les épouser tous à la fois !… dit en riant un des jeunes gens.
— Peut-être, continua celui qui parlait, car ce ne sont pas les occasions qui lui ont manqué jusqu’ici, et je me rappelle avoir entendu dire à ma sœur que si elle avait pensé à coller dans un album les cartes de visite de ses prétendants, ce serait un livre qui ferait concurrence à d’Hozier, à cette différence près, qu’en plus de l’armorial de France on y rencontrerait toute la finance, et bien d’autres encore.
— Et elle attend, alors… que l’étranger y passe ?
— Ou seulement que quelqu’un l’aime, sinon plus que les millions de sa dot ; je pense que c’est une fille raisonnable, du moins autant qu’eux.
— Pauvre créature, répliqua Jean, ce serait un cas de conscience de l’avertir qu’on n’a jamais connu qu’un seul merle blanc depuis la création du monde, c’est celui dont Musset parle quelque part… Et encore n’était-il pas bon teint !…
— Ce qui semble certain, c’est que Kerdren ne lui fournira pas l’occasion d’un nouveau refus !
A quoi Kerdren avait répondu avec plus de gravité que le sujet n’en semblait comporter :
— Avec aucune jamais ; mais avec celle-là moins qu’une autre.
En même temps les canots accostaient et il n’était plus question que de regagner sa couchette.
Le carnaval et la relâche finissaient en même temps, et l’escadre se remettait en marche au point du jour.