← Retour

Jean de Kerdren

16px
100%

XIV

— J’ai enfin trouvé ce que je souhaitais pour vous, commença Jean un peu plus tard. Depuis quinze jours, Duhamel me parlait sans cesse d’un cheval merveilleux, habitué à la selle de femme, et qui a été monté deux étés de suite par sa sœur, une excellente amazone, qui le dit parfait en tout point. Je l’ai vu, essayé moi-même, et sauf votre agrément, il pourrait être ici dans deux jours. Désirez-vous aller le voir à Lorient ? ou voulez-vous que nous le prenions à l’essai quelque temps pour vous permettre de juger vous-même de ses qualités ?

— Ni l’un ni l’autre, répondit la jeune femme ; je me fie entièrement à vous là-dessus, et pour peu qu’il n’ait pas la robe jaune du cheval de d’Artagnan, je suis sûre de le trouver parfait.

— Il est tout à fait noir, répliqua Jean. N’est-ce pas la couleur que vous préférez ? Il me semblait vous l’avoir entendu dire ! Voici le moment où il me deviendra facile de ne plus aller à Lorient qu’une fois par jour, et j’ai hâte de rompre un peu la monotonie de votre vie. Une recluse est mondaine auprès de vous !

— Mais je ne m’ennuie jamais, je vous assure !

— Dans ce cas, vous êtes plus heureuse que moi, car… A propos, dit-il en s’interrompant, vous ne m’avez pas demandé de quelle façon s’est passée ma soirée d’hier ?

Et comme la jeune femme l’interrogeait des yeux, il décrivit avec verve l’emploi mélancolique qu’il avait fait de sa solitude, racontant son dîner trop court, le maigre petit concert qu’il s’était offert à lui-même, et comment, après une promenade d’écolier en quête de distractions, il avait trouvé la mer ennuyeuse, et en était venu pour finir à se quereller avec une horloge qui marquait neuf heures, quand lui pensait et disait onze.

Le côté original du caractère de son mari était celui qu’Alice connaissait le moins. Elle l’avait toujours vu auprès d’elle parfaitement bon et attentif ; mais cette gaieté dont madame de Sémiane lui avait parlé, et qui faisait du jeune homme à certaines heures un véritable boute-en-train, devait être perdue ou comprimée, pensait-elle, car elle n’en remarquait jamais trace. Cela ne contribuait pas peu à l’impression qu’elle éprouvait, de ne voir dans tous les actes de Jean qu’un devoir accompli, se disant qu’il n’y avait plus rien de spontané en lui, puisque son humeur elle-même était changée ! Aussi accueillit-elle avec bonheur cette animation imprévue, mettant toute sa grâce à soutenir le même ton.

A quelque temps de là, le cheval destiné à la jeune femme, bien et dûment accepté par elle, fut installé à Kerdren.

C’était une superbe bête, un peu fougueuse peut-être, mais admirablement dressé, et tourmentée seulement par l’ardeur de son sang très pur. Pas un défaut, pas une mauvaise habitude, et le trot le plus égal et le plus parfait.

Sa robe, entièrement noire comme l’avait dit Jean, était coupée seulement au front par une étoile blanche, et avec ses jambes fines et son cou de cygne, il offrait le type idéal d’un cheval de femme.

L’amazone de deuil que madame de Kerdren s’était commandée venait d’arriver, le sellier avait livré en temps convenu le harnachement, il ne restait qu’à partir.

La première promenade eut lieu un bel après-midi, avec un soleil doux, un peu voilé, qui ne gênait pas le regard.

— Montez-vous bien ? avait demandé le jeune homme en mettant Alice en selle.

— Mais… En tout cas, je suis fort solide, lui avait-elle répondu, riant de la forme de sa question.

Il avait arrangé avec soin les plis de sa grande jupe traînante, vérifiant encore une fois les sangles et la longueur de l’étrier qu’il venait cependant déjà de passer en revue, et on était parti au pas d’abord, au petit trot ensuite, avec l’allure mesurée de gens qui s’étudient.

Il n’avait pas fallu longtemps à Jean pour s’apercevoir que sa femme était non pas seulement « très solide », comme elle venait de le lui dire, mais encore d’une grâce et d’une aisance parfaites. Au bout d’un quart d’heure, elle gouvernait sa monture avec l’autorité d’un long usage, jouissant de la voir obéir à ses moindres impulsions, et de son côté, avec l’instinct des animaux, le cheval qui se sentait bien dirigé s’était mis à relever encore la fierté de son allure.

Comme la plupart des femmes de taille élancée, Alice était fort à son avantage en amazone. Sa grâce naturelle et l’élégance de son buste se trouvaient en pleine lumière, et elle avait une façon qui était d’un charme extrême de porter la tête droite sans raideur, et de suivre imperceptiblement avec ses épaules le balancement du cheval.

Le drap noir tout uni de son corsage la moulait sans exagération, mais avec la perfection que mettrait un artiste à assouplir une draperie sur les épaules de sa statue ; et le col droit tranchait vigoureusement sur son cou satiné.

Son bon goût l’avait défendue de cette mode outrée, qui, dans son désir d’être nouvelle et un peu leste, oublie même d’être jolie, et enserre les amazones actuelles dans des jupes étroites, disgracieuses, bien éloignées de l’élégance des longs plis d’autrefois.

Entre le passé et le présent, elle avait choisi un moyen terme, et l’étoffe avait assez d’ampleur pour se draper très heureusement.

Pour le chapeau, la forme haute lui avait paru bien cérémonieuse ; elle s’était dit qu’elle effaroucherait les pinsons et les bergeronnettes, en courant ainsi par les chemins creux, et s’était contentée de nouer la classique gaze blanche sur un feutre noir.

Quoi qu’il en fût, l’ensemble était charmant.

Tout allait bien à la jeune femme : le grand air, l’animation, et jusqu’à cette petite pointe d’audace, donnée par l’accomplissement d’un exercice un peu violent, et qui nuançait maintenant sa physionomie de ce cachet décidé qui lui manquait en général.

Jean la regardait et la regardait encore. Il se demandait ce qu’il y avait de changé dans sa femme, ne s’avisant pas que c’était lui tout simplement qui s’apercevait pour la première fois de sa grâce et de sa beauté ; et il trouvait une douceur qu’il ne connaissait pas dans cet échange de paroles et de sourires coupés à chaque instant par la rapidité de la course.

Au retour, il lui avait fait compliment de sa science avec sincérité, gardant toutefois pour lui la majeure partie de ce qu’il avait pensé et senti ; choses qui étaient d’ailleurs si confuses dans son esprit qu’il s’en rendait à peine compte lui-même. Ses éloges avaient appelé, comme son approbation le faisait toujours, une vive rougeur sur les joues de la jeune femme, en même temps que ses yeux se mouillaient au souvenir de son père, le professeur et le conducteur de ses années de jeune fille.

Depuis ce moment les promenades s’étaient suivies sans interruption, et chacun d’eux y avait trouvé tous les jours un plaisir plus vif et plus intime. Insensiblement, Alice se laissait aller à être un peu plus elle-même. Elle était fière des éloges de son mari, et son approbation, qu’elle sentait grandir, l’excitait et la soutenait. Toujours modeste, elle ne voyait dans le changement d’allures de Jean que la suite naturelle d’un plaisir pris en commun ; mais puisqu’il se montrait pendant ces heures-là plus expansif et plus animé que de coutume, elle bénissait cette diversion sans voir plus loin.

Quant à lui, il eût été fort en peine d’expliquer ce qu’il éprouvait, et il était loin, non seulement d’analyser ses sentiments, mais encore de savoir qu’il ressentait quelque chose de particulier, troublé seulement comme ces gens chez qui se prépare une grave maladie, et qui sont saisis à l’avance d’un malaise général, dont ils ne peuvent formellement placer le siège nulle part.

Il mettait simplement la cause de son émotion sur le charme du printemps, sur ces longues chevauchées, sur la gaieté de sa jeune femme ; enfin sur les souvenirs d’enfance qui l’assaillaient en foule dans son pays.

Les courses avaient lieu le matin maintenant. On partait de bonne heure pour jouir des aubes de mai dans toute leur poésie, et il n’était pas rare que les sabots des chevaux résonnant sur la pierraille des routes fussent le premier bruit humain entendu dans la campagne.

Des champs s’élevait cette buée épaisse, blanche et nuageuse comme du coton, qui ressemble à l’haleine de la terre, respirant par mille bouches invisibles, haleine fraîche et parfumée comme tout ce qui a la vigueur saine de la campagne. Des fils de la Vierge volaient doucement, reflétant toutes les couleurs du soleil levant dans leurs imperceptibles dimensions, et sur chaque touffe d’herbe, aux mille pointes des chardons qui hérissaient leur tête de loin en loin, il y avait des gouttes d’eau. La rosée est très abondante à cette heure-là, et la jeune femme s’arrêtait quelquefois avec des cris d’admiration montrant à son mari une toile d’araignée suspendue comme un hamac féerique d’une feuille à l’autre, et emperlé à chaque maille. Puis quand on entrait sous bois, l’air devenait plus frais, et de tous les côtés montait cette bonne odeur de mousse humide, de bois mouillé, de menthe sauvage, et de ces mille petites fleurs qui s’ouvrent toutes à la fois, embaumant à qui mieux mieux pour ne pas perdre un instant du jour qui commence.

C’était là surtout que Jean se sentait envahi par cette émotion nouvelle. Les allées devenaient étroites parfois, et il fallait marcher en file. Alice passait la première, tout entière au soin de soutenir son cheval qui buttait de temps en temps aux racines glissantes sortant du sol, et lui suivait, laissant Samory choisir lui-même son chemin, et gardant toute son attention pour la jolie taille qu’il voyait devant lui, et le voile blanc qui voltigeait au-dessus comme un feu follet. De temps en temps, Alice se tournait sur sa selle, et lui montrait un lièvre traversant la route d’un bond, ou un merle qui sautillait en sifflant d’un air insouciant, et ce sourire confiant et jeune, ces exclamations de plaisir rendaient Jean si heureux qu’il eût cheminé ainsi volontiers plus loin que la lisière de la forêt.

Le plus souvent la jeune femme, qui ne prenait rien avant de partir, s’arrêtait dans une ferme et buvait une tasse de lait encore chaud qu’on venait de traire ; du lait de ces mêmes petites vaches bretonnes qu’elle demandait autrefois au Jardin d’Acclimatation, et qui avait ici une saveur si différente. C’était un vrai tableau de genre que ce jeune couple arrêté dans ces cours rustiques, le cavalier apportant à l’amazone une tasse à fleurs rouges, pleine d’un lait crémeux, et la regardant boire ensuite, la main sur la bride du cheval, pendant que des enfants, les bras derrière le dos et l’œil curieux sous leurs cheveux ébouriffés, se poussaient derrière un pan de mur pour voir sans être vus.

Mais ni Jean ni Alice ne pensaient à cela ; elle, se perdait tout bas dans les joies de sa tendresse, et lui s’étonnait que ce pût être une chose si charmante que des promenades matinales dans un pays sauvage, et qu’un marin comme lui, sans raisons appréciables, pût arriver à oublier en quelques semaines camarades et navire.

Un matin, tout à fait perdus, ils erraient à l’aventure, s’amusant comme deux enfants de cette course sans but, quand ils se trouvèrent arrêtés par un ruisseau profondément encaissé entre deux rives croulantes.

Sa largeur aurait permis de le sauter à la rigueur, et au delà s’étendait une plaine qui mettrait fin au jeu de cache-cache joué sous bois depuis une heure ; mais les bords creusés par les affouillements de l’eau, devaient céder au moindre choc, si l’élan n’était pas assez fort pour arriver du premier coup sur la terre ferme, et c’est ce que Jean ne voulait pas permettre à la jeune femme d’essayer.

Passer à gué, il n’y fallait pas songer ; la profondeur du lit, sinon la hauteur de l’eau, ne permettait pas de descendre, et les jeunes gens demeurèrent immobiles, se regardant d’un air déconcerté. C’était tomber de Charybde en Scylla ! A droite et à gauche s’étendaient des fourrés qui paraissaient impénétrables, et retourner sur ses pas c’était rentrer dans le dédale.

— Je sais où nous sommes ! s’écria Jean tout à coup. A quarante mètres sur la gauche, nous devons trouver une passerelle, il ne s’agit que de la gagner ! Comment n’ai-je pas reconnu l’endroit plus tôt ?

Mais gagner la passerelle était plus vite dit que fait, et après avoir essayé d’ouvrir une trouée en passant le premier avec son cheval au milieu des branchages, Jean dut y renoncer. Les petites pointes des feuilles chatouillaient les naseaux de Samory, les branches flexibles se relevaient en lui cinglant le cou et le poitrail, et aveuglé, affolé, il se mit à se cabrer si violemment qu’il fallut sortir, heureux d’en être quitte sans accident.

Toujours prompt dans ses décisions, le jeune officier mit pied à terre, et attachant les deux chevaux à un tronc d’arbre, il se décida à faire traverser seulement sa femme jusqu’à la passerelle. Une fois Alice sur l’autre bord, il reviendrait, ferait sauter les chevaux, et en reprenant la grande route, ils arriveraient à Kerdren au bout d’une heure.

La jeune femme essaya bien de quelques objections. Ne pourrait-elle pas sauter aussi, ou bien, s’il y avait vraiment du danger, pourquoi ne pas retourner tous les deux sur leurs pas ? On ne connaît plus de forêt sans issue !

Mais Jean était décidé, et comme elle ne savait pas lui résister, un instant après, sa jupe sur le bras, elle se disposait à le suivre :

— Donnez-moi vos deux mains, lui avait-il dit, et penchez-vous contre moi.

Puis, marchant à reculons, il entra dans le fourré où il faisait un chemin avec ses larges épaules, refoulant à droite et à gauche tout ce qui s’opposait à son passage.

Dans la trouée ainsi formée, la jeune femme s’avançait ensuite sans peine, garantie de tout encombre par ce rempart et soutenue fortement par les mains qui tenaient les siennes, quand son pied se prenait dans quelque ronce. Docilement, comme il le lui avait dit, elle fermait les yeux, tout à fait conduite par lui, et se laissant faire avec la confiance d’un enfant.

Par instinct, quand les branches se resserraient, elle baissait un peu plus la tête, et passait sans peine. Malgré ces précautions, cependant, il arriva que son chapeau se trouva accroché ; elle continua, croyant que la marche le dégagerait ; mais ce fut le contraire qui se produisit, et la fourche, en se relevant, emporta comme un trophée le feutre et le voile. Elle voulut se redresser, riant de l’accident, reprendre son chapeau et le remettre, mais la voix de son mari l’en empêcha :

— Ne bougez pas ! lui cria-t-il ; ce sont vos cheveux qui seront pris si vous vous levez ! Je viendrai le chercher. Baissez-vous plus, au contraire !

Elle obéit et rapprocha encore sa tête qui, n’étant plus écartée par les bords du chapeau, se trouva tout à fait appuyée contre son mari, et la traversée continua. Mais cette fois une impression étrange s’emparait de la jeune femme. Il lui semblait entendre directement battre le cœur de Jean. Les coups devenaient plus forts à chaque minute, et ne voyant plus rien, isolée de tout le reste par ses yeux fermés, cela arrivait à son oreille comme un langage réel et explicite qui lui parlait clairement de tendresse… Et pendant ce temps-là, cette émotion que le jeune officier ne pouvait pas définir lui revenait plus vive que jamais. Il éprouvait une douceur hors de proportion avec le service rendu, à se sentir utile à Alice, et à se voir conduisant cette délicieuse créature à sa volonté, à travers ces buissons épineux.

Ses cheveux un peu défaits, qui étaient là sous ses yeux comme un brouillard d’or, lui semblaient charmants et précieux comme il ne l’avait jamais éprouvé jusqu’alors, et il eût été désespéré s’il fût arrivé malheur à l’un d’eux.

Une lueur de ce qui se passait en lui traversa tout à coup son esprit ; mais comme il s’interrogeait, brusquement ému par cette idée, le fourré prit fin, et la jeune femme se redressa en le remerciant.

Il la regarda un instant, toute rouge de la chaleur de cette étrange promenade, rajustant machinalement sa coiffure, et il fit un pas en avant ; ses lèvres remuèrent, mais il ne dit rien ; et la guidant seulement sur la passerelle, il refit ensuite en sens inverse, et deux fois plus vite, le chemin qu’il venait de parcourir à pas comptés.

Un monde d’idées nouvelles se choquait en lui ; mais par leur nouveauté, elles l’éblouissaient et l’étonnaient au point qu’il n’y croyait pas.

L’un après l’autre, il fit sauter les chevaux, refaisant le même voyage pour aller reprendre celui qui restait sur le bord ; puis il rendit son chapeau à la jeune femme, la remit en selle sans mot dire, et durant le retour jusqu’à Kerdren, ils n’échangèrent pas dix paroles.

Chargement de la publicité...