← Retour

Jean de Kerdren

16px
100%

XXI

Le lendemain matin, c’était un tout autre homme qui montait l’escalier du docteur. La nuit avait passé sur son excitation, lui enlevant tout ce qu’elle avait de factice, et ne lui laissant que cette émotion poignante du doute, si amère parfois qu’il y a des certitudes qu’on lui préfère, et il ne restait plus trace en lui de cet étourdissement qu’il cherchait la veille, et qui était si opposé à son caractère.

Il allait maintenant en pleine possession de son calme et de sa volonté avec l’instinct presque absolu qu’il marchait à une catastrophe, mais en même temps si résolu que pour aller en avant il aurait brisé tous les obstacles.

L’attente fut plus longue que la veille ; mais le visage du jeune homme était si bien immobilisé dans sa froideur décidée que pas un muscle de sa figure ne bougeait pendant qu’il marchait de long en large avec une rapidité qui était le seul indice de son émotion. Au bout d’un quart d’heure, on l’introduisit ; la lourde porte capitonnée retomba derrière lui, et il prit machinalement le siège que le docteur lui désignait en l’examinant avec attention.

« Monsieur, je viens »…, commença-t-il, et il rappela brièvement les deux visites de la veille, comment il avait été convenu entre eux que dans la seconde, devant madame de Kerdren, il ne serait pas dit un mot de nature à alimenter l’inquiétude vague qui la tourmentait déjà, et comment Jean, qui souhaitait d’être mieux instruit, revenait maintenant chercher le résumé de ses véritables observations, et son opinion sur la malade.

Le docteur le laissait dire, montrant par des mouvements de tête qu’il n’avait rien oublié, mais observant le jeune officier avec un regard d’aigle, ce regard accoutumé à scruter tout en semble les forces physiques et les forces morales d’un individu, et à qui une habitude de trente-cinq ans de lecture dans l’âme humaine avait donné une puissance et une sûreté si remarquables.

Cette fois il avait affaire à un homme dans le sens énergique et élevé qu’on attache à ce mot, ce n’était pas douteux, et se décidant tout à coup à parler :

— Je désirais savoir avant tout, monsieur, fit-il d’un ton posé, si vous n’avez pas connaissance dans la parenté plus ou moins proche de madame de Kerdren d’affections de poitrine ayant causé la mort, ou simplement occasionné des maladies ?

Il sembla à Jean qu’on venait de lui porter un coup terrible sur la tête qui lui produisait cette douleur atroce, et montant machinalement ses mains à son front, il serra ses tempes dont les veines subitement gonflées lui paraissaient lourdes. Son imagination l’emporta en arrière, et il revit comme dans un mirage la serre de M. Champlion, le soir de la remise des bijoux, lui assis dans son fauteuil derrière le léger rideau d’arbustes, et à côté, séparée seulement par quelques branchages, mademoiselle de Valvieux ployée sous sa douleur silencieuse.

Puis tout à coup, tranchant sur le murmure uniforme de la foule, cette conversation qui avait décidé de son avenir, dont chaque mot lui était resté présent, mais d’où une seule phrase se détachait maintenant avec la netteté éblouissante d’un éclair qui s’écrit dans la nuit. Il en tendait à jurer qu’elle parlait près de lui, la voix railleuse et légère et le mauvais rire de l’homme qui avait dit à M. d’Asti : « Ne savez-vous pas que les maladies de langueur sont le nom poli des poitrinaires qui laissent des filles à marier ? »

C’était mot pour mot ce qu’il avait cru entendre sortir des vieilles pierres du petit beffroi dans le monastère, et machinalement, avec une raideur automatique, parlant comme si ses lèvres articulaient sans que sa volonté y eût de part, il se tourna vers le docteur qui restait muet en attendant sa réponse, et lui répéta les mêmes mots d’une façon étrange et sans y changer une syllabe.

— Monsieur ! exclama le docteur à qui l’altération de la figure de Jean n’avait pas échappé, et qui se demandait en écoutant ces paroles singulières si son interlocuteur ne devenait pas fou.

Il n’en fallut pas davantage pour rappeler le jeune officier à lui, et se maîtrisant presque aussi tôt :

— Excusez-moi, docteur, dit-il d’un ton tranquille qui ne ressemblait en rien à la voix creusée qui venait de parler, je me suis mal exprimé. Madame de Valvieux, mère de madame de Kerdren, est morte de la poitrine à vingt-quatre ans, une année après la naissance de sa fille.

Puis il se tut brusquement, fixant un regard dur sur le médecin, et l’interrogeant des yeux comme un coupable qui vient de se livrer à la justice, et qui se demande si le tribunal osera le condamner en s’appuyant sur les preuves et les déclarations qu’il vient de lui fournir lui-même.

Mais le front du docteur n’était point de ceux derrière lesquels on déchiffre aisément la pensée, et il était trop profond observateur pour ne s’être pas fait en même temps impénétrable ; il ne s’arrêta donc pas plus devant la froideur du jeune homme qu’il n’aurait fait devant son emportement. Seulement, comme il reprenait son interrogatoire sur l’enfance et la jeunesse de madame de Kerdren :

— Monsieur, répliqua Jean très fermement, je crois que nous ne nous comprenons pas, vous et moi. Vous préparez et vous mesurez vos paroles, et mon seul désir est que vous les laissiez couler comme devant un indifférent ; vous vous demandez jusqu’à quel point vous allez me dire la vérité, et je ne suis venu, moi, que pour l’entendre tout entière.

« Il est évident que votre opinion est faite sur l’état de madame de Kerdren. Vous avez vu son mal et vous en connaissez la gravité, qu’importe donc qu’il soit constitutionnel ou provoqué par quelque accident ! Je ne songe point aux années perdues ; je ne pense qu’à l’avenir, et je viens vous demander de me répondre en toute sincérité comme médecin et comme homme d’honneur. Y a-t-il sur terre un remède qu’il soit humainement possible d’employer, un remède qui s’achète à prix de dévouement ou à prix d’or ? Ma fortune est considérable ; je serai libre demain, s’il le faut, de toutes les obligations de ma carrière ; le sang de mes veines est à ma femme, s’il peut rendre la vigueur au sien : dites-moi si à force de tendresse et de volonté je puis encore la sauver ou si elle est perdue dès à présent ?

— Monsieur, répondit le docteur qui s’était levé ému de la chaleur et de la noblesse du jeune officier, outre que la science est impuissante à donner formellement le mot de certaines énigmes, elle ne condamne point irrévocablement, à l’âge de madame de Kerdren, et avec la force et la santé dont elle jouit encore… Puisque vous exigez ma franchise, je ne vous cacherai pas que je trouve son état fort grave. Elle a, à un degré déjà avancé, tous les symptômes de la phtisie, et sa figure ne reste bonne que par suite de sa carnation remarquablement belle, et de la finesse exquise de la peau que peu de sang suffit à colorer. Les yeux sont creux, l’appétit doit décroître et la fièvre se montrer fréquemment. Quant à l’accident ou le refroidissement dont elle me parlait elle-même hier, tout au plus a-t-il pu hâter le réveil de germes beaucoup plus anciens selon moi, et qui existaient déjà. Vous voyez que j’agis avec vous comme vous l’avez souhaité.

De là passant tout de suite au traitement possible, le docteur avait résumé son opinion et celles de deux confrères, à qui, selon le désir du jeune officier, il avait communiqué ses observations sur madame de Kerdren. Leur avis à tous trois avait été identique.

Laissée dans son milieu actuel, même dans quelque port plus abrité de la Méditerranée, la jeune femme déclinerait rapidement.

D’autre part, son tempérament très frêle rendait dangereux l’essai de la haute Engadine, dont l’air glacé, encore qu’il eût toute la pureté désirable, paraissait au docteur une application outrée de la méthode nouvelle.

Cette raison, la carrière du comte de Kerdren, tout ce qu’il venait de dire de sa fortune et de sa décision de tenter tous les remèdes, fussent-ils désespérés, engageait le docteur à lui parler d’une cure un peu étrange, tentée précisément sous les auspices d’un des confrères avec lesquels il s’était consulté la veille.

Son malade, un jeune homme de vingt-cinq ans, s’était trouvé remis complètement par une navigation, à peu près constante, d’une année entière, dans des régions exclusivement chaudes, et pendant laquelle il vivait presque journellement sur le pont.

Aujourd’hui tout à fait rétabli, il avait repris son existence habituelle, chez lui, en Norvège, et ne semblait pas se douter qu’il eût jamais eu des tubercules dans les poumons.

Dire que ce qui avait réussi à un malade, arrivé à un certain degré, réussirait à un autre qui sans doute n’était pas exactement dans la même situation, était impossible à affirmer ; mais c’était une chose à tenter, d’autant que la jeune femme l’accomplirait dans des conditions bien plus favorables encore.

Seul maître à son bord, si Jean achetait ou louait un bâtiment quelconque, et n’ayant pour but que le soin de sa malade, il pourrait changer de direction à volonté pour fuir devant un orage ou un abaissement de température ; atterrir et s’arrêter quelques jours si un peu de fatigue morale ou physique lui en indiquait la nécessité, et donner en même temps à ce traitement le charme et l’imprévu d’une promenade d’agrément.

Le repos d’esprit, la satisfaction, un peu de gaieté même seraient nécessaires : tous les incidents du voyage les fourniraient ; et sans se presser, suivant le désir de la jeune femme, les voyageurs pourraient explorer toute la Méditerranée sans presque perdre la terre de vue, et cependant baignés journellement dans un air fortifiant qu’ils seraient certains de respirer pur, avant que la civilisation y eût mêlé une seule parcelle de sa corruption.

Après quoi, ajoutait le docteur, il ne resterait au jeune officier qu’à se rappeler la phrase opposée par la mélancolique résignation des Russes à tous les événements de leur vie : « L’avenir est entre les mains de Dieu », car il aurait fait alors tout ce qu’il est humainement possible de faire.

— Docteur, répliqua Jean qui se leva la main tendue, je ne crois pas pouvoir régler toutes ces affaires avant quinze jours ; mais à cette époque, je serai au poste que vous m’assignez ; confiant, non pas seulement dans la protection du Ciel, mais encore dans votre science dont je suivrai les inspirations à la lettre.

— Ah ! je vous en prie, ne parlez pas de science où elle se reconnaît impuissante, répondit vivement le docteur, et souvenez-vous, puisque vous avez exigé la vérité, que, actuellement, je vois peu d’espoir !

Il donna ensuite au jeune homme tous les détails du traitement journalier, qui consistait en peu de chose, et qui était à peu près la répétition de ce qu’il avait dit la veille à Alice.

Jean l’écoutait, comme il avait écouté sa longue explication, avec un calme extrême, quoique son effrayante pâleur trahît les sentiments qui l’agitaient, et montrant dans tous les arrangements à prendre une possession de lui-même et une lucidité admirables. Il fut convenu que le mois d’octobre, très doux en Bretagne, pouvait être achevé là sans inconvénients, pendant que les préparatifs du voyage s’accomplissaient, ce qui donnait aux jeunes gens trois semaines de répit.

Si coutumier qu’il fût de frôler des douleurs profondes, le médecin ne pouvait s’empêcher d’être ému en face de l’énergie décidée de ce beau jeune homme, à qui il venait de faire entendre si nettement que son bonheur était brisé, et dans le cœur duquel on devinait une si horrible angoisse ; et il ressentait une pitié intense en songeant à la sympathique jeune femme qu’il avait vue la veille, et dont l’existence heureuse et aimée tenait à un fil si fragile !

Ils convinrent de rester en correspondance, et le docteur expliqua à Jean la nature des observations qu’il devait lui envoyer, lui recommandant d’éviter à la malade le plus de secousses morales qu’il serait possible, sans se dissimuler qu’on ne produit pas une perturbation semblable dans l’existence d’une femme intelligente sans qu’elle s’en inquiète quelque peu.

— Au revoir, docteur, dit enfin Jean en se levant pour prendre congé, croyez que je garderai le souvenir de votre sympathie et que j’apprécie votre franchise à toute sa valeur…

Il hésita un peu, puis il reprit :

— Devrai-je vous ramener madame de Kerdren d’ici à quelques mois ?

Un imperceptible mouvement passa sur la figure du médecin, et si rapide que ce fût, Jean qui le regardait le saisit au passage.

— Mais, répondit-il, pour l’hiver, votre programme est tout tracé : ne point quitter le soleil et l’eau. Quand nous arriverons en juin, nous verrons ce qu’il y aura à faire, car je ne vous donne pas votre franchise pour Paris avant cette époque.

— Et si je vous priais de venir nous trouver à Toulon ou à Marseille ?

— Alors, bien entendu, je serais tout à votre disposition.

Dans la rue, Jean retrouva sa voiture, qui l’attendait depuis plus d’une heure, et il donna au cocher une adresse qui n’était point celle de l’hôtel, pendant que le docteur rentrait dans son cabinet avec un haussement d’épaules qui signifiait aussi bien la pitié que le découragement.

Chargement de la publicité...