Jean de Kerdren
VI
C’était bien elle, toujours jolie, toujours svelte, seulement plus maigre, et si pâle que, près de son col de crêpe, sa figure ressemblait à un beau camélia blanc, posé sur un ornement de deuil. Sous les yeux, elle avait deux cercles bleuâtres qu’on voyait même à travers ses cils baissés, et qui rappelaient ces lointains brumeux qu’on aperçoit au fond de l’horizon, derrière un rideau de feuilles.
Jean embrassa tout cela d’un regard, et il lui sembla qu’il n’avait jamais vu une robe noire qui eût l’air si triste et si sombre.
D’abord indécis, en reconnaissant la jeune fille, il reprit très vite son aisance accoutumée, fit quelques pas en avant, et s’inclina devant elle en murmurant les premiers mots de ce qu’on appelle si bizarrement un compliment de condoléance.
Mademoiselle de Valvieux, qui ne l’avait pas entendu venir, s’arrêta brusquement, releva la tête, et avant qu’il eût fini sa phrase, avec la soudaineté d’émotion d’une enfant, de grosses larmes jaillirent de ses yeux et se mirent à rouler sur ses joues, si pressées, si abondantes, donnant à ce jeune visage une expression de désolation si profonde, que Jean s’arrêta court ne sachant plus comment faire pour exprimer à la fois ses regrets et sa sympathie.
Du revers de ses deux mains, avec une précipitation nerveuse, elle cherchait à étancher ses pleurs, à les repousser, semblait-il ; mais c’était une barrière trop faible, et les larmes, brillantes et lourdes comme les gouttes des grosses pluies d’été, couraient le long de ses doigts sans même qu’elle s’en aperçût.
Interdit et désolé, le jeune officier se rapprocha encore d’un pas, et avec des intonations toutes pleines de pitié, et un regard d’une vraie bonté dans ses yeux expressifs :
— Mon Dieu, dit-il, pardonnez-moi, je vous fais de la peine. J’aurais dû savoir toucher plus doucement à un chagrin si récent.
— C’est à moi qu’il faut pardonner, répondit-elle très bas, en faisant un mouvement, comme pour lui tendre la main ; car vous, au contraire, vous m’avez fait tant de bien.
Puis, baissant encore la voix :
— C’est la première fois qu’on me parle de mon père depuis que je suis ici, ajouta-t-elle.
Au même instant, la porte s’ouvrit en façon de coup de vent, et une fillette que Jean supposa avec raison être « l’Angèle » qu’on réclamait, entra en bondissant. Il était temps, car l’étonnement de M. et de madame Champlion en suivant la petite scène qui précède était arrivé à un point tellement aigu qu’il n’était pas douteux qu’ils ne s’apprêtassent à s’y mêler, et pas douteux non plus que leur intervention ne fût maladroite.
Comme sa sortie n’avait plus de raison d’être, Alice se retira à l’écart pour achever de maîtriser son émotion, tandis que la petite fille, avec son audace d’enfant mal élevée, s’approchait de Jean, et le tirait par la manche de son uniforme en lui disant :
— Bien vrai, monsieur, c’est vous qui êtes l’héritier de tous ces beaux bijoux ?
— Positivement, mademoiselle, répliqua le jeune homme avec une nuance d’ironie ; à moins, toutefois, que vous ne me connaissiez un compétiteur ?
Compétiteur, c’était un mot qu’Angèle ne comprenait pas, et comme l’accueil qu’elle recevait ne lui plaisait qu’à moitié, elle abandonna l’officier, et fondant sur son père avec une fougue qui fit gémir le bois doré du fauteuil :
— Alors, c’est bientôt la grande soirée dont tu parles toujours ; les glaces, les fleurs et les bijoux sur des coussins, dis, père ?…
Et comme M. Champlion se défendait tout mécontent et regardait Jean d’un œil craintif, le jeune homme s’inclina légèrement, disant qu’il voulait laisser à M. et à madame Champlion toute liberté de se consulter. Il s’éloigna du groupe de famille, où commença à l’instant une discussion animée.
Sa promenade sans but entre les chaises et les fauteuils, l’amena bientôt près de la fenêtre où se tenait Alice, qui était assise maintenant avec les mains jointes sur ses genoux, et suivait pensivement des yeux la marche capricieuse du jeune homme. Elle était calme, et il ne lui restait comme trace de sa violente émotion que ce quelque chose de tremblant et de mouillé que conserve le regard quand on vient de pleurer.
Dans l’ombre de ces grands rideaux de peluche, toute seule en face de ces trois personnes qui se serraient en parlant bas, c’était une véritable image de l’isolement, et il sembla à Jean qu’il y avait une prière muette dans le regard qui s’attachait à lui.
Il se rapprocha peu à peu, cherchant avec une certaine frayeur l’indice d’une nouvelle crise de larmes dans les yeux de la jeune fille. C’était la première fois de sa vie qu’il avait provoqué un désespoir de ce genre, et il craignait fort de recommencer, éprouvant un peu ce que ressent un individu placé en face d’une machine inconnue qu’il s’agit de mettre en mouvement, et dont il touche les rouages avec crainte, de peur que son doigt pose à faux sur quelque point.
Peut-être Alice devina-t-elle sa frayeur, car elle se souleva à demi en le voyant approcher et le saluant d’un faible sourire :
— C’est fini, dit-elle, je suis raisonnable…
Puis, après une petite pause, elle continua avec simplicité :
— Vous m’avez doublement émue tout à l’heure, monsieur ; la soirée de madame de Sémiane est la dernière à laquelle j’aie assisté avec mon pauvre père, et je m’attendais si peu alors à vous revoir ainsi !
Elle s’arrêta, sentant que sa voix tremblait de nouveau.
— Est-ce donc M. Champlion qui est votre tuteur ? demanda Jean.
— Mon tuteur ? reprit-elle en le regardant avec étonnement. Mais vous n’avez donc pas su notre ruine ? Je suis ici comme institutrice d’Angèle.
— J’avais bien appris la perte de votre fortune, répondit-il, mais je ne croyais certes pas que c’était…
Il s’arrêtait, il ne savait vraiment plus que dire, en face de ce double malheur.
— Si, répondit-elle tristement, c’était tout. On m’a offert cette position dans la troisième lettre de condoléance que j’ai reçue, le surlendemain de mon deuil. C’était bien tôt, n’est-ce pas ? et cela m’a fait de la peine… J’aurais voulu qu’on attendît que je parlasse… Puis j’ai su ensuite ma situation tout entière, et j’ai accepté. J’ai seulement demandé un peu de temps, et on m’a dit qu’on me donnait trois semaines. C’était assez, puisqu’il fallait toujours commencer, et depuis huit jours je suis ici.
— Mais vos parents, vos amis ?
— Nous n’avons plus que des cousins si éloignés ! Ils m’ont dit que je faisais bien, et mes amis aussi. Que vouliez-vous qu’ils fissent ? Puis quand on s’est tant aimé à deux, on oublie un peu d’aimer les autres, et nous étions trop nomades pour avoir près de nous plus que des connaissances ; ou, bien alors les parasites, ceux qui venaient pour notre fortune.
Il sembla à Jean que le ton de la jeune fille devenait un peu amer et, involontairement, il repensa à la pléiade…
— Eh bien ! cria à ce moment la voix la plus triomphante du banquier, c’est arrangé. Que diriez-vous d’après-demain ? Trop court peut être ?
Jean était également indifférent à tout, il le répéta d’un ton froid, et comme il s’inclinait pour prendre congé de la jeune fille, le banquier ajouta lourdement :
— De vieux amis, hé ! hé ! Comme on se retrouve.
Jean répliqua par quelques mots brefs sur « l’honneur qu’il avait eu en effet d’être présenté à mademoiselle de Valvieux ». Puis saluant la maîtresse de la maison avec sa courtoisie froide, il prit congé, laissant le banquier si ahuri de ses allures qu’il répétait encore dans la soirée :
— Mâtin, quel bâton de houx que ce monsieur ! piquant à tous les nœuds !… Mais bah ! j’ai mon affaire, et je me moque du reste !