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Jean de Kerdren

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XIX

Trois semaines s’étaient passées.

Les itinéraires lointains, écartés décidément, s’étaient changés en un court voyage dans les parties de la Bretagne qu’Alice n’avait pas vues encore, et si courte qu’eût été l’absence, le charme du chez soi avait saisi les jeunes gens au retour, d’une joie qu’ils n’avaient pas prévue.

Il y a dans le fait de rentrer chez soi un plaisir qui ne ressemble à nul autre, et qui est d’autant plus puissant que les émotions ou le bonheur éprouvés là ont été plus grands. Les souvenirs qui se sont glissés un peu partout s’éveillent comme des amis qui vous souhaitent la bienvenue, et on éprouve une joie réelle dans cette familiarité des plus petites choses, qui vous permet d’étendre la main avec sûreté pour trouver dans chaque direction l’objet que vous voulez prendre.

Combien l’impression doit-elle être plus vive encore quand ce retour est le premier qu’on fait ensemble après la première absence, et que le logis où l’on revient est encore un nid d’amoureux.

C’est ce que les jeunes gens auraient pu dire en passant leur seuil, appuyés l’un sur l’autre, et tous les deux également heureux !

— Nous resterons toujours ici maintenant, n’est-ce pas ? disait la jeune femme un peu plus tard dans la soirée pendant qu’ils se promenaient dans le parc.

— Toujours, répondait Jean en souriant, toujours sous le même chêne, et nos arrière-petits-enfants nous y retrouveront encore assis tous les deux, comme Philémon et Baucis !…

En attendant ce couronnement mythologique de leur amour, Philémon et Baucis s’étaient remis à courir le pays.

C’étaient les dernières heures de liberté du jeune officier, et ils en avaient profité ce jour-là pour visiter un ancien monastère situé à quelques lieues de Kerdren, et également curieux par son architecture et son site. Entièrement abandonné, et à demi ruiné, il ressemblait à quelque vieux nid d’aigle assis au sommet d’un roc, avec ses pierres disjointes chaque jour davantage sous l’effort de la sève puissante des jeunes arbustes et des plantes qui poussaient dans ses murs. Tous les vents du ciel y avaient accès, et la façade exposée au nord et à la bise de mer, était rongée et couverte d’une sorte de dépôt blanchâtre, semblable à une lèpre.

A côté de cela, dans les cours intérieures, des galeries entières subsistaient, et on y trouvait des merveilles de sculpture qu’on serait venu de loin pour admirer dans un musée, et que l’insouciance publique laissait là à l’abandon ; comme on trouvait dans les salles du rez-de-chaussée des fragments de peintures murales : des têtes d’anges, des auréoles où manquait la figure du saint, et des lis symboliques tenus par une main dont le poignet disparaissait dans une brume.

Depuis plus d’une heure, les jeunes gens erraient là sans se lasser. Le soleil était tout près de se coucher. Ils s’étaient laissés attarder, et n’arriveraient plus à Kerdren que bien avant dans la soirée, ils se le disaient, et cependant ils ne pouvaient s’arracher, s’oubliant dans ce dernier jour de vacances, comme des écoliers, et comme si l’attache qui liait le jeune homme était impitoyable. Il leur semblait que jamais ils ne trouveraient un lendemain aussi charmant, et, laissant les chevaux attachés à l’écart hennir d’impatience, ils reprenaient leur course indécise.

Rien n’est captivant comme ces choses qui parlent du passé, sur lesquelles on peut se dire que tant d’autres yeux se sont reposés avant les vôtres et où tant d’années et d’événements se sont accomplis. Il y a là un attrait spécial qui séduit vivement certaines organisations, et qui se double en outre dans un cadre un peu poétique.

Sous les arches du promenoir, l’ombre devenait mystérieuse, il n’y avait plus d’éclairées que les dalles verdies par la mousse ; et dans les hautes herbes qui remplissaient la cour, les statues des quelques tombes qui étaient restées debout, sortaient comme des fantômes.

— En montant là-haut très vite, dit tout à coup Jean à sa jeune femme, nous arriverions à temps pour voir le soleil se coucher dans la mer ! Voulez-vous ?

Et il lui désignait du doigt un clocheton demeuré tout à fait intact, et où courait un escalier en spirale, encore blanc, et gardant un air presque neuf.

Elle le suivit, ramenant à la hâte sur son bras tous les plis de sa grande jupe, et l’excitant de la voix quand il s’attardait trop à sonder devant elle la solidité d’une marche ou d’un palier.

En quelques minutes, ils étaient au sommet, et au moment même où ils mettaient le pied sur la plate-forme, les premiers rayons du soleil touchaient l’eau.

La mer unie comme un lac jusqu’à perte de vue était d’un vert admirable, et avec la rapidité d’un objet qui tombe, le soleil semblait s’y enfoncer.

Les rayons du bas disparaissaient, éteints brusquement, comme une lampe qu’on plonge dans l’eau, et le globe baignait maintenant jusqu’à moitié.

A travers les nuages légers qui garnissaient le fond de l’horizon, de grandes gloires montaient jusqu’au milieu du ciel, et à mesure que le soleil se cachait, une large bande d’un rouge orangé s’étendait, éclatante comme les flammes d’un immense incendie, dont les lueurs allaient en dégradant par une gamme de tons insensibles, pour revenir se fondre dans le bleu le plus exquis.

Le spectacle était grandiose ; il était impossible d’imaginer un point de vue mieux choisi pour en jouir dans son étendue, et pourtant, le jeune officier semblait s’en désintéresser complètement.

Le dos tourné au couchant, les sourcils froncés et les yeux inquiets, il scrutait le visage de sa femme et ses moindres mouvements avec une attention minutieuse et troublée, pendant que celle-ci, appuyée contre les arceaux légers qui couraient autour de la plate-forme, demeurait toute à l’extase de ce qu’elle voyait.

Elle avait laissé aller sa robe dont les plis lourds balayaient la poussière blanchâtre des pierres, ses mains tombaient droites à ses côtés, et l’abandon et le calme de son attitude rendaient plus saillant le mouvement très précipité et presque pénible de sa respiration. C’était court et nerveux, plutôt comme une angoisse que comme un essoufflement, et de temps en temps, quand un vent plus frais passait sur la tour, elle avait une imperceptible toux.

Elle ne paraissait pas d’ailleurs s’apercevoir de ce léger malaise, et ses yeux brillaient d’admiration.

— Que c’est beau ! dit-elle au bout d’un instant en se retournant vers son mari avec cette chaleur d’enthousiasme qu’il aimait tant chez elle. Cela vous emporte ! ne trouvez-vous pas ?

— Tout à fait, répondit-il distraitement. Mais vous êtes montée trop vite…, continua-t-il presque aussitôt en poursuivant sa pensée.

— Où donc ?… fit-elle avec étonnement, dans les nuages ?

— Non pas, répliqua Jean, qui ne put s’empêcher de sourire ; ici, tout à l’heure. Vous en étiez tout essoufflée, et voyez, cela dure encore.

— Ne croyez pas cela, dit-elle du ton de quelqu’un qui pense rassurer une inquiétude ; l’escalier n’a rien à voir là-dedans, c’est une petite oppression qui m’est restée depuis l’incendie et qui joue au rhume avec ce semblant de toux que vous entendez.

— Depuis l’incendie ? reprit Jean avec une extrême vivacité ; comment ne l’aurais-je pas remarqué, et pourquoi n’avez-vous rien dit ?

Mais sans s’apercevoir de son inquiétude, elle répondit avec insouciance :

— Parce que ça n’en vaut pas la peine : je sens cela le matin, le soir, ou bien dans un air un peu vif comme celui-ci, voilà tout.

Et comme son mari l’entraînait rapidement, voulant qu’elle redescendît à l’instant :

— Regardons encore, je vous en prie, dit-elle au moment où ils touchaient le seuil de la porte.

Il s’arrêta, les yeux fixés, non pas sur l’horizon, mais sur le visage de la jeune femme dont le sourire radieux lui dilatait le cœur, et que la lueur rouge qui embrasait le ciel entourait d’un nimbe éclatant, avant de s’engouffrer dans l’ouverture béante de l’escalier. Puis ils descendirent.

Cela produisait une impression étrange de passer brusquement de tout cet éclat à la nuit de l’escalier, et les yeux s’habituaient mal à cette obscurité qui semblait triste.

Ce froid particulier aux vieux bâtiments, qui sent la mélancolie, et semble avoir des siècles comme les pierres d’où il sort, tombait sur les épaules comme une chose presque tangible et saisissable tant il était intense, et la jeune femme était reprise de sa petite toux sèche.

Tout à coup, une pensée dont l’angoisse ne peut s’exprimer s’empara du jeune homme avec la rapidité de la foudre, résumant par un seul mot toutes ses vagues inquiétudes des jours passés et de l’heure actuelle.

L’horreur en était telle, qu’il ressentit au cœur l’impression d’une douleur physique, et qu’une sueur de glace lui mouilla le front.

Il lui sembla qu’un fantôme venait de se lever de ces vieilles pierres pour lui crier cette parole épouvantable et qu’il allait maintenant le suivre partout où il irait.

Pris d’une frayeur totalement étrangère à sa nature, il pressait involontairement le pas, entraînant sa femme, ne trouvant que des mots sans suite pour répondre à ce qu’elle disait, et désirant la clarté du jour avec une ardeur presque douloureuse.

En mettant le pied dans la cour, il soupira longuement, et comme il l’avait fait là-haut, il se remit à scruter d’un œil d’aigle la figure d’Alice dès qu’il sortit à son tour. Les joues de madame de Kerdren n’avaient jamais été plus roses, ses yeux brillaient, et la main dégantée qu’il tenait dans la sienne était fraîche et souple.

Il soupira encore une fois, plus profondément, et comme un homme soulagé d’un trouble immense ; mais quand il fut au dernier lacet de la route, il se tourna sur sa selle, et sans pouvoir s’en empêcher, il s’arrêta, regardant comme s’il espérait lui arracher une réponse ce petit beffroi à jour où une voix si terrible avait parlé à son oreille.

Le lendemain, une surprise tout à fait inattendue lui était réservée. Un de ses camarades de la Naïade, qui était aussi de ses camarades de promotion, s’était trouvé appelé à Lorient pour quarante-huit heures, et aussitôt son affaire terminée, il s’était fait indiquer la direction de Kerdren et y était arrivé vers quatre heures.

« Tu nous restes », lui avait dit Jean en échangeant les premiers mots de bienvenue. Et comme le jeune lieutenant expliquait la courte échéance de son congé qui prenait fin le lendemain dans la soirée : « Un jour et demi, ce sera toujours ça, avait insisté le jeune comte, et je suis ravi de te voir. »

Le camarade ne s’était point fait prier, et l’accueil de madame de Kerdren avait été si gracieux, et son hospitalité si discrète en même temps que de la plus aimable prévoyance, qu’au bout de deux heures le visiteur se déclarait acclimaté aux beaux ombrages de Kerdren pour le reste de ses jours.

Alice provoquait ses récits, le questionnant elle-même sur les aventures de la Naïade depuis six mois, et se montrant si bien au courant non seulement de tout ce qui concernait la vie du bord, mais encore de tous les camarades de son mari et de ce qui touchait chacun d’eux personnellement, que le lieutenant en demeurait tout surpris.

Il n’avait pas compté pour lui et pour tous les amis de Jean sur cet intérêt affectueux, et la cordialité franche et simple que lui témoignait cette jolie femme lui allait droit au cœur.

A la place du camarade absorbé et un peu oublieux qu’il comptait retrouver, perdu dans les joies de son amour, il se voyait accueilli par deux amitiés au lieu d’une seule, dont l’une était si gracieuse et si sympathique qu’elle lui avait rappelé aussitôt les vers du poète et qu’il se les répétait mentalement le soir en prenant possession de sa chambre.

Douce ou grave, tendre ou sévère,
L’amitié fut mon premier bien ;
Quelle que soit la main qui serre,
C’est un cœur qui répond au mien.
Non jamais, ma main ne repousse
Ce symbole d’un sentiment ;
Mais lorsque la main est plus douce
Je la serre plus tendrement !

Et lui aussi trouvait un charme dans cette main plus douce, dans cette amabilité plus délicate qui restait cependant si parfaitement franche et naturelle d’allure, et qui complétait si bien la cordialité plus mâle de son mari.

Il avait dit tout de suite à son ami, avec expansion, le vif plaisir et l’agréable surprise que lui faisait éprouver cette réception, et rempli d’un orgueil heureux et tendre, Jean suivait sa femme des yeux, tout fier quand le sourire de félicitation du jeune marin venait s’associer à son admiration et lui envoyer un compliment muet.

Cependant, à deux ou trois reprises, il lui sembla que le regard de son camarade prenait une expression étrange en s’arrêtant sur Alice et se reposait longuement sur son visage avec plus de préoccupation que de gaieté. Un sentiment de trouble se glissa dans son cœur, et jusqu’à l’heure du départ il demeura impatient, pressé qu’il était de se trouver seul avec le jeune lieutenant, afin de pouvoir lui parler en liberté.

Mais dès que celui-ci eut pris congé de madame de Kerdren et que la voiture les emporta tous les deux vers Lorient, Jean se sentit muet. Dire et demander quoi ?… il ne savait pas vraiment ; et comme cela se voit fréquemment quand l’esprit est préoccupé de choses graves, la conversation entre les deux amis ne roula d’abord que sur des banalités. Puis au moment où on arrivait, pendant qu’on montait la longue avenue plantée d’arbres qui conduit à la gare, et où le cocher avait mis ses chevaux au pas, Jean se tourna brusquement vers son ami avec les lèvres entr’ouvertes, et comme si celui-ci n’eût attendu que ce geste pour parler :

— Dis bien encore à madame de Kerdren tous mes remerciements et ma respectueuse sympathie…, s’écria-t-il avec vivacité. Je l’ai retrouvée aussi charmante que jamais… Un peu maigrie, pourtant, continua-t-il en accentuant ces derniers mots et en espaçant ses phrases comme s’il espérait que Jean allait l’interrompre.

Mais voyant que le jeune mari continuait à se taire, il reprit avec un peu d’effort et en parlant plus vite :

— Tu n’aurais pas l’idée de demander…

— Une consultation ? interrompit brusquement Jean avec une incroyable sécheresse. Non ! assurément !

Et il ouvrit en même temps la portière d’un mouvement si brusque qu’elle retomba sur elle-même, se refermant avant qu’il eût mis le pied dehors.

Il reprit la poignée plus violemment encore, heureux, semblait-il, de pouvoir se fâcher contre quelque chose, et descendit d’un bond comme un homme qui se sauve ; mais pas assez vite cependant pour que son camarade n’eût le temps de lui dire :

— Qui te parle de consultation ? Vois simplement le docteur d’ici ! Il y a de ces fatigues de jeune femme auxquelles nous ne savons rien comprendre, et qui causent sans doute le léger changement de madame de Kerdren. Que diable ! continua-t-il en essayant de plaisanter, quand on épouse une beauté, on ne lui permet pas de perdre la plus légère parcelle de sa fraîcheur !

Jean marchait devant sans répondre, et quand ils arrivèrent sur le quai, le train était en gare, et les voyageurs montaient en wagon.

Il jeta lui-même dans un coupé la valise de son camarade, qu’il venait de prendre des mains du valet de pied, et pendant que les employés fermaient bruyamment les portières et que les petits camions qui revenaient vides roulaient à grand fracas sur l’asphalte, il se retourna avec vivacité, et mettant ses deux mains sur les épaules de son ami :

— Merci, dit-il simplement.

Il y avait tant de choses dans son accent ainsi que dans le regard qui accompagnait ce seul mot, et qui entrait tout droit dans les yeux du lieutenant, que celui-ci sentit sa gorge se serrer sous l’impression d’une angoisse subite, et qu’il éprouva le besoin impérieux de crier quelque chose, quoi que ce fût, pour ramener le sourire sur le visage de Jean. Mais, aux premiers mots qu’il voulut tenter :

— Non, plus rien maintenant, dit le jeune comte en l’arrêtant du geste, et merci d’avoir parlé. On ne sait plus voir juste ce qu’on voit toujours. Il faut des yeux d’ami de temps en temps pour vous rendre lucide.

Il lui serra fortement les mains sans rien ajouter et s’en alla sans tourner la tête.

« Pauvre garçon », se dit tristement le jeune voyageur, en suivant des yeux la marche décidée et élégante de son camarade, dont la haute stature faisait une trouée dans le groupe des hommes d’équipe… « Pauvre garçon », répéta-t-il encore au moment où le train s’ébranlait et où Jean se retournait sur le seuil de la porte pour le saluer d’un dernier geste.

Puis il s’enfonça avec mélancolie dans son coin pendant que la locomotive sifflait à grand bruit, et lançait d’énormes colonnes de fumée noire, dans la nuit entièrement venue.

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