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Jean de Kerdren

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XXV

Deux mois avaient passé et à moins d’un aveuglement qui n’était pas le fait de Jean, il était impossible de ne pas s’apercevoir du changement effrayant survenu chez madame de Kerdren. Durant la première quinzaine du voyage, le succès avait semblé devoir couronner l’effort si bravement tenté, et le jeune officier avait touché deux fois à terre pour télégraphier au docteur des bulletins où un cri de triomphe éclatait allègrement.

La jeune femme toussait à peine, dormait bien, mangeait beaucoup, et sans qu’elle reprît encore positivement de l’embonpoint, les vives couleurs qui couvraient ses joues la rendait semblable à ce qu’elle était dans son meilleur temps de santé. Puis brusquement, du jour au lendemain, un changement s’était fait, et maintenant au lieu de gagner, il était visible qu’elle perdait chaque jour un peu de forces.

Ce dépaysement violent, et ce milieu spécial dans lequel elle se trouvait transportée avait agi sur elle fortement. Cet air vif avait fouetté énergiquement son sang devenu faible et il lui avait redonné la verdeur et la circulation active d’autrefois.

Puis une fois l’acclimatation faite, l’effet avait disparu avec la nouveauté de la cause, et Alice était retombée comme précédemment, plus lassée peut-être par la secousse que lui avait causée cette animation factice.

Les premiers jours, la différence était peu sensible, et Jean ne s’en inquiétait pas, ne voyant là qu’une fatigue passagère ; mais au bout d’une semaine, il comprit que le dépérissement des forces était constant, que, régulièrement chaque jour, quelque chose disparaissait qui ne revenait plus, et que la maladie avait repris son cours. Alors, heure par heure, avec l’épouvantable angoisse d’un être impuissant en face d’un malheur qu’il voit venir et qu’il sait fatal, il s’était mis à suivre les progrès du mal, remarquant chaque geste et chaque respiration qui différait un peu de celles de la veille, et pensant à ce qu’elle serait le lendemain.

C’était une torture à nulle autre pareille, et dans les heures où il se savait bien seul et bien à l’abri, il se laissait aller à des accès de désespoir d’une intensité atroce. Qu’on se figure en effet ce que peut ressentir un homme regardant l’être qu’il aime le mieux, placé en face d’un danger mortel, sachant qu’il ne peut rien pour le secourir, et condamné à suivre en spectateur quelque chose comme la crue d’une inondation qui monte peu à peu jusqu’aux genoux, jusqu’à la taille, jusqu’aux yeux enfin, finissant par couvrir entièrement la tête d’une dernière vague.

Devant cette idée, il avait des révoltes affreuses et tout le sang des Kerdren, avec leur devise de Bretons têtus : « Jamays ne lasche, » bouillonnait dans ses veines à la pensée de son impuissance.

Depuis ces deux mois il avait essayé de tout, suivant à la lettre les divers traitements que lui avait indiqués le docteur : la créosote, l’iode, une alimentation spéciale, des pointes de feu qu’il posait lui-même à la jeune femme. Elle s’était laissé faire avec une adorable docilité, mais rien ne s’était manifesté ni en mieux ni en mal, et l’affaiblissement s’était continué tout doucement avec son implacable régularité.

Un jour c’était l’escalier qu’elle n’avait pu monter seule : ses pieds lui semblaient de plomb et ses jambes si molles ! D’un geste elle avait appelé son mari, et il avait passé son bras vigoureux autour de sa taille pour l’aider, ne voulant pas la porter afin de ne pas l’effrayer et de se faire illusion à lui-même, mais la soutenant en réalité comme si elle eût été dans ses bras.

Son souffle était devenu trop court aussi et sa voix trop faible pour qu’elle pût continuer à chanter ; elle s’était arrêté un soir et n’avait plus repris.

Son chant du cygne avait été l’Adieu de Schubert, ces couplets mélancoliques qui parlent de la mort. Elle n’y avait point fait attention, mais Jean l’avait remarqué, et à côté de bien d’autres souffrances, ces paroles s’étaient gravées dans son cœur.

Par un de ces aveuglements inouïs qui sont une dispensation de la Providence et qui mettent sur les yeux des malades un bandeau si épais, Alice était la seule à bord qui ne s’aperçût pas de son état. La chute était si insensible qu’elle n’eût pu en mesurer la profondeur qu’en se cherchant des points de repère dans le passé et elle n’y songeait pas.

La langueur qui l’envahissait semblait atteindre aussi son esprit, lui enlevait le souvenir des jours précédents, et ne lui permettant point de voir à quel point elle différait de la femme qui était montée, il y a deux mois, sur le pont du yacht.

Le mot d’ordre était donné par Jean à l’équipage, et tous ces hommes, qui adoraient madame de Kerdren et qui guettaient chaque matin anxieusement son visage, ne paraissaient point se douter qu’elle fût malade, et ne lui demandaient jamais de ses nouvelles quand elle leur adressait affectueusement la parole en passant près d’eux.

Aussi l’aveuglement de la jeune femme était-il complet. Elle se sentait fatiguée évidemment, mais elle mettait tout sur le compte d’une petite crise d’anémie, et attendait patiemment que le fer et le vieux vin eussent fait leur œuvre.

Une fois seulement elle fit allusion à ce qu’elle éprouvait. Son mari, assis à côté d’elle, lui détaillait la côte de Tunisie dont ils approchaient et la croyait toute occupée à suivre ses paroles.

— Savez-vous, lui dit-elle tout à coup, quel âge avait ma mère quand elle est morte ?…

Jean frissonna et sans avoir la force de répondre, il fit un signe machinal avec ses épaules.

— Vingt-quatre ans à peine, reprit-elle gravement, n’est-ce pas singulier que j’aie presque au même âge qu’elle une crise de maladie ?

Elle parlait si tranquillement, que le jeune homme comprit à quelle distance elle était de la vérité ; et au bout d’un instant, voyant qu’il se taisait toujours, elle reprit paisiblement un autre sujet.

Depuis leur départ les voyageurs s’étaient arrêtés à Syracuse, à Athènes, à Constantinople, sur les côtes d’Asie Mineure et en Égypte. Au début, Alice descendait et se promenait un peu, mais elle se contentait maintenant d’une vue d’ensemble depuis le bateau, et à Tunis, Jean fut seul à aller passer quelques heures à terre.

Deux nouvelles semaines s’étaient écoulées. La jeune femme ne quittait plus maintenant sa chaise longue, et elle avait abandonné ses dernières occupations.

Malgré tout son désir de ne rien changer à ses habitudes, il fallait maintenant que son mari la portât dans ses bras comme une enfant, et pendant qu’on la coiffait le matin, elle commençait à regarder douloureusement dans la glace le terrible amaigrissement de sa figure.

Il semblait que ses yeux s’agrandissaient aux dépens de tout ce qui les entourait, mettant sous les sourcils une intensité d’éclat et d’ardeur presque effrayante.

Dès qu’elle s’étendait un peu, des étouffements la prenaient, et il fallait l’asseoir comme dans un fauteuil à l’aide de plusieurs oreillers. Quand cela se produisait, une expression étrange et nouvelle passait sur son visage et elle regardait au loin la mer comme pour demander à ces flots clairs la solution de l’énigme qui l’occupait. Un jour elle avait aperçu deux larmes dans les yeux d’un matelot qui la regardait de loin, et cette douleur naïve que rien n’expliquait avait remué dans sa tête mille pensées confuses.

L’altération de la figure de son mari la frappait aussi. Le désespoir qui minait le jeune homme agissait violemment sur sa santé, et cette horrible douleur, toujours supportée solitairement, qui remplissait toutes les heures de sa nuit, et tous les instants où il se voyait sans témoins, agissait sur son tempérament comme un dissolvant rapide.

Après s’être efforcé de se rattacher avec une foi touchante à tous les brins d’herbe qui lui semblaient de force à soutenir son espérance, il avait regardé la vérité en face, et compris que la durée de cette vie si chère n’était plus qu’une question de jours, et qu’une solitude désolée lui apparaissait à brève échéance.

Les projets les plus inouïs s’étaient alors succédé dans sa tête à la pensée du moment où il se séparerait pour toujours de sa femme, et dans la douleur sombre qui l’envahissait, touchant presque à la folie, l’idée du suicide était maintenant à l’état fixe. Il se voyait prenant dans ses bras Alice endormie de son dernier sommeil, la portant à la faveur de la nuit dans le petit canot dont il se servait toujours, et une fois qu’il serait descendu près d’elle et parti au large, hors de la portée du bateau, entr’ouvrant le fond de la petite embarcation par quelque moyen violent, et se laissant couler tout doucement avec sa pauvre morte jusqu’à ce que la grande tombe des marins leur fût commune à tous deux.

Cette perspective seule l’empêchait de se désespérer, et il y pensait souvent avec une ardeur sauvage et presque joyeuse.

Pourtant la faiblesse d’Alice et son état de souffrance devenaient si grands qu’ils nécessitaient la présence constante d’un médecin, pouvant tenter chaque jour, non plus de la guérir, mais au moins de la soulager ; et à cet effet Jean faisait gouverner sur Alexandrie.

Au lieu de continuer sa route vers le Maroc, le yacht avait été ramené sur la côte égyptienne, où la température était plus favorable à la jeune femme ; et cela facilitait à Jean la recherche qu’il souhaitait. Depuis longtemps, il s’était fait envoyer par son docteur de Paris les adresses de plusieurs médecins, résidant dans les ports qu’il pouvait rencontrer, et il s’agissait maintenant pour lui de décider un de ceux-là à s’embarquer à son bord pour un temps illimité.

La négociation réussit plus vite et mieux qu’il n’eut osé l’espérer. Un jeune interne des hôpitaux de Paris, poussé par le désir de se faire une clientèle, était venu se fixer à Alexandrie où il végétait tristement depuis un an, rongé qu’il était par les fièvres du pays, et incapable maintenant de poursuivre son but. L’idée d’être rapatrié après un voyage qui lui promettait du repos et des appointements forts beaux lui agréa comme on pense, et le lendemain il s’installait sur le Kerdren.

Alice avait appris son arrivée sans témoigner aucune émotion. Soit que la lumière se fût faite dans son esprit et que son courage la défendît de toute plainte ; soit qu’elle ne vît rien d’alarmant dans cette nouvelle, elle n’en témoigna qu’une reconnaissance affectueuse.

En même temps que le docteur, un nouvel hôte était arrivé à bord ; c’était un jeune enseigne, Yves Kernevel, cousin de Jean à un degré fort éloigné et qui se trouvait amené là par un concours de circonstance que voici :

La première personne que le comte de Kerdren avait aperçue en débarquant à Alexandrie était son jeune parent.

Celui-ci l’avait accueilli les mains tendues avec une cordialité sympathique et grave, et il s’était aussitôt chargé de le guider dans la ville. Puis dès que Jean et le docteur avaient eu conclu leur engagement réciproque, l’enseigne avait emmené son cousin chez lui, et lui avait dit avec une extrême simplicité à peu près ceci :

« Depuis tes lettres qui étaient venues m’apporter aux Canaries, d’abord la nouvelle de ton mariage, ensuite l’histoire de ton bonheur parfait, il hésita un peu avant de prononcer ces derniers mots, j’étais sans nouvelles de toi, et ma première action en rentrant en France a été de m’informer. »

Il s’arrêta un instant, comme s’il cherchait ses paroles ; puis avec une brusquerie affectueuse sous laquelle on devinait l’attendrissement, il reprit en serrant la main de Jean :

— J’ai obtenu un congé d’un semestre, je suis reparti aussitôt pour gagner l’un des ports d’où je savais pouvoir te rejoindre, et me voici tout à toi pour tout le temps que tu voudras !

Et comme le comte de Kerdren faisait un mouvement d’interrogation hautaine :

Je sais tout, lui dit tristement le jeune enseigne ! laisse-moi ne plus te quitter, je t’en prie. Je me ferai petit, et ne gênerai point votre intimité ; mais peut-être aimeras-tu pouvoir dire parfois à quelqu’un ce qui t’étouffe.

— Quoi tout ? demanda Jean impérieusement sans lui répondre. Qu’elle se meurt…?

Yves baissa la tête sans prononcer un mot, et un silence d’une minute passa sur les deux hommes.

— Merci, dit enfin Jean, je te ferai chercher ce soir, il faut que je la prépare.

L’enseigne le laissa partir seul. Il avait trop bien vu deux larmes monter dans les yeux fiers de son cousin pour l’accompagner, fût-ce d’un pas.

L’aspect du bord changea un peu avec la présence de ses deux nouveaux habitants, et une détente morale se produisit.

Mus par le même sentiment de délicatesse, le docteur et Yves avaient insisté pour prendre leurs repas seuls, et ils s’écartaient, sur le pont, du coin occupé par la jeune femme, sans exagération mais avec une réserve extrême. Seulement de temps en temps ils venaient s’asseoir et causer, appelés par Jean ou par Alice, et ils apportaient un peu de vie auprès de la malade.

La douleur concentrée du jeune comte et la faiblesse croissante de madame de Kerdren les rendait muets parfois, et une intervention étrangère moins directement intéressée à la souffrance de ces deux êtres leur faisait du bien.

Le docteur parlait de son année de malheur à Alexandrie, et des originalités de ce pays ; et le jeune enseigne décrivait avec son parler humoristique les deux années qu’il venait de passer sur mer.

La jeune femme s’était sentie attachée tout de suite par cet aimable garçon sous la jeunesse duquel on devinait des qualités si solides de cœur et d’esprit : et lui, ressentait de son côté une affection de frère aîné, attendrie et protectrice pour cette délicieuse créature, dont le charme profond, toute changée qu’elle fût, séduisait encore à première vue.

Comme l’avait prévu l’enseigne, Jean trouvait une consolation plus grande qu’il ne l’aurait cru lui-même à pouvoir épancher un peu l’horrible douleur qui lui étreignait le cœur et à parler de son bonheur passé, si court mais si vif, à d’autres qu’à ses souvenirs.

Dès les premiers jours, il s’était remis entièrement du soin du commandement sur son parent, et cela le soulageait d’avoir maintenant toutes ses minutes à donner en pâture à son désespoir pendant la nuit, et pendant le jour, au soin de la malade si aimée, près de laquelle il s’ingéniait avec des raffinements de tendresse et d’adoration qui augmentaient toujours.

Les prescriptions du docteur avaient apporté à Alice une grande facilité de respiration, ce qui lui permettait de causer davantage ; et il y avait des heures où Jean assis à côté d’elle croyait en fermant les yeux qu’ils étaient encore tous les deux sous les ombrages de Kerdren, édifiant de doux projets d’avenir ; illusion qui durait jusqu’à ce qu’un accès de cette toux qui laissait Alice si épuisée vînt le réveiller brusquement de son rêve.

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