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Jean de Kerdren

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XIII

Un soir, à son grand étonnement, environ à une centaine de mètres de la cour, il aperçut un valet de chambre assis sur un talus, qui semblait le guetter et qui se leva à son approche, en l’arrêtant d’un geste respectueux :

— Si monsieur voulait descendre ici, dit-il, prévenant la question que Jean allait lui faire, madame vient seulement de s’endormir et la femme de chambre craint que le bruit du cheval ne la réveille brusquement.

— S’endormir ? répéta Jean, se tournant tout d’une pièce du côté du domestique. Est-il arrivé quelque chose à madame ? Madame est-elle malade ?

— Souffrante, je crois, monsieur, depuis midi.

— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi ne m’a-t-on pas fait chercher ? répliqua le jeune homme, pressant ses questions de façon à ce qu’il fût impossible de lui répondre, et rassemblant en même temps les rênes comme pour enlever son cheval.

Un mouvement passant sur la figure du valet de chambre l’arrêta, et se souvenant de ce qu’il venait de lui dire, il sauta à terre, lui jeta la bride sans ajouter un mot, et était déjà loin, avant que le domestique eût songé à amener Samory qui piaffait d’impatience, et qu’il reconduisit à l’écurie en faisant un long circuit derrière le château.

Jean monta sans s’arrêter jusqu’au premier étage, s’impatientant d’entendre ses éperons sonner, et dans la pièce qui précédait la chambre de sa femme, il trouva, comme il s’y attendait, la Bretonne qui la servait assise son ouvrage à la main, et prête à répondre au premier appel. D’un geste il la fit sortir sur le palier, et aussitôt qu’elle eut fermé la porte :

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il d’une voix brève.

— Un gros mal de tête et de la fièvre, répliqua promptement la femme de chambre, sentant que l’heure n’était pas aux longs discours. Madame est sortie vers onze heures dans le parc, et est rentrée une demi-heure plus tard avec des éblouissements si forts qu’elle a pris la rampe pour monter et m’a sonné aussitôt après pour avoir de l’eau fraîche. Elle était partie sans chapeau, et pendant que je lui posais des compresses sur le front, elle m’a parlé d’un coup de soleil qu’elle aurait reçu dehors, à ce qu’elle croit.

— Il fallait me faire chercher immédiatement, interrompit Jean.

— Nous y avions bien pensé, répliqua la Bretonne, sur le ton de l’excuse, mais madame l’a défendu, disant que ce n’était rien. Elle a continué à souffrir du front et n’a pas déjeuné ; puis la fièvre est venue ensuite, et voilà seulement un instant qu’elle repose, c’est pourquoi j’ai pris la liberté de faire arrêter monsieur en chemin.

— Et le médecin, reprit le jeune homme, l’a-t-on demandé ?

— Madame ne l’a pas permis davantage, monsieur, elle disait que le repos suffirait.

Jean, qui ne l’écoutait plus, fit quelques pas en hésitant du côté de la porte, puis se ravisant :

— Vous m’avertirez aussitôt que madame se réveillera, dit-il seulement.

Et il rentra dans sa chambre.

Pendant deux heures il se promena de long en large. Sur son ordre, le dîner avait été retardé, et une voiture était partie pour Lorient afin de ramener un médecin.

Alice dormait toujours, et dans le silence que chacun gardait respectueusement au château, l’attente semblait doublement irritante au jeune officier. Ce grand calme avait un air de nonchalance qui l’impatientait. Il en voulait au médecin de ne pas arriver, aux domestiques de rester tranquilles : il s’en voulait à lui-même de n’avoir rien à faire, et en même temps il se demandait tout bas comment il allait remplir son rôle près de cette jeune malade ? Il n’avait jamais vu de femme souffrante auprès de lui, et s’interrogeait avec anxiété pour savoir de quel secours il pourrait lui être, étant données sa grande inexpérience à lui et son extrême timidité à elle. Il ne lui était jamais venu à la pensée que sa femme pourrait être malade, et il se trouvait pris aussi au dépourvu que si on lui eût apporté un oiseau-mouche avec une aile brisée en le priant de la lui remettre.

Il en était là de ses réflexions quand on frappa à la porte. Alice était réveillée et la femme de chambre venait avertir Jean.

Il la suivit sans rien dire, tout étonné de se sentir un battement de cœur, et anxieux de ce qui l’attendait comme s’il eût dû voir un spectacle effrayant.

Rien n’était plus simple cependant : une grosse lampe voilée de rose éclairait une partie de la chambre, laissant le reste dans une pénombre très douce, et la jeune femme était étendue sur sa chaise longue avec une couverture jetée sur les pieds.

En voyant entrer son mari, elle se souleva, et lui tendant affectueusement la main :

— Je vous demande pardon, je vous ai dérangé, inquiété peut-être ?… Mais c’est fini maintenant.

— Vous avez fait plus que de m’inquiéter, répondit-il vivement, voilà deux heures que j’ai dans l’esprit les choses les plus noires. Mais qu’avez-vous eu ? et pourquoi n’avoir pas permis qu’on m’avertît ?

— C’était inutile, je vous assure, répondit-elle évasivement, se gardant d’avouer qu’elle aurait eu peur d’ennuyer son mari en le rappelant.

Puis, sans insister, elle raconta sa sortie, tête nue sous le soleil de midi, et l’étourdissement qui s’en était suivi, assurant du reste que le sommeil l’avait tout à fait remise.

— Vous avez dîné, j’espère ? demanda-t-elle en finissant.

Et comme Jean lui répondait négativement avec un peu d’indignation, elle fit mine de mettre pied à terre pour aller présider le repas de son mari.

— Mais vraiment vous n’y pensez pas ? dit-il presque fâché ; vos mains sont encore brûlantes. Au reste, ajouta-t-il avec soulagement, voici le docteur.

Et il semblait au jeune homme qu’on lui enlevait de l’esprit un poids énorme de responsabilité.

Le docteur se trouva entièrement de l’avis de madame de Kerdren ; le malaise dont elle souffrait était dû sans aucun doute aux perfidies du soleil de printemps, dont souvent on ne se défie pas assez.

Il félicitait d’ailleurs la jeune femme d’en être quitte à si bon marché, parlant d’accidents très sérieux provoqués par la même cause ; mais la fièvre et la rougeur persistante du front imposaient le lit et un repos absolu.

Avec Jean, qui le reconduisait à sa voiture, il fut plus formel encore : C’était à surveiller, un érésipèle survenait parfois, sans plus de raison ; et comme le jeune homme s’exclamait :

— Ne la faites pas parler, surtout, ajouta-t-il en fermant la portière ; quand je dis repos, je n’entends pas seulement le lit, mais la paix absolue !

Rien n’est plus maussade qu’un dîner retardé, réchauffé, et enfin, pour comble, mangé solitairement avec un souci dans l’esprit. Jean en fit cruellement l’épreuve ce soir-là, et encore qu’il expédiât son repas en un quart d’heure, il eut tout le temps de le trouver détestable. Outre le trouble et l’inquiétude qu’il gardait, l’absence de la jeune femme se faisait sentir, et il se demandait comment sa présence animait à ce point l’immense salle à manger. Il s’était accoutumé lui-même aux attentions dont il l’entourait, et le sourire reconnaissant qui accueillait ses moindres efforts lui manquait à cette heure.

Ce fut bien pis le soir. On avait allumé comme de coutume dans la bibliothèque, et Jean s’y rendit distraitement, ne sachant où aller. Tout y était dans l’ordre habituel, le coin de la musique aussi engageant que jamais, et il ne manquait qu’Alice dans ce cadre, mais c’était assez pour en changer entièrement l’aspect, et quand Jean eut tapoté pendant cinq minutes une petite marche monotone sur le dessus du piano que ses ongles faisaient résonner désagréablement, il sortit et s’en fut promener ses ennuis au dehors.

Il faisait la plus belle nuit du monde, et quand le jeune homme, qui marchait vite, se trouva arrêté par le mur du parc, au lieu de revenir sur ses pas, il posa sur le sommet ses poignets nerveux et, franchissant d’un bond la maçonnerie qui lui arrivait à mi-hauteur du bras, il se trouva dehors.

La mer battait son plein ; il entendait le bruit de l’eau jusqu’où il était, et attiré par l’odeur des varechs humides que les vagues laissaient sur le sable, en marquant leur trace par de longues lignes ondulées, il arriva jusqu’au bord. C’était vive eau, et c’est à peine si entre les falaises et la mer, il restait deux mètres de sable sec où on pût s’asseoir, mais il n’en fallait pas davantage à Jean ; et une seconde après, à moitié allongé, la tête tantôt tournée vers la mer, tantôt levée pour admirer les étoiles, avec la figure humide des embruns qu’il recevait, il pouvait se croire comme autrefois perdu entre le ciel et l’eau.

Le milieu agit promptement, et ses souvenirs lui revenant en foule, il se mit à penser à ses camarades, à son navire, cherchant sur quel point de la Méditerranée il devait être à présent, quel temps il traversait, et ce qui se passait à bord, se figurant qu’il y était encore faisant son quart par cette nuit claire. Mais avant qu’aucun fait matériel eût troublé sa fantaisie, son idée dominante l’avait rappelé à Kerdren et à la réalité ; et oubliant camarades et navire, il murmurait à mi-voix en fixant les flots d’un air soucieux : « Pourvu qu’elle dorme, seulement !… » En même temps il se levait, incapable de tenir en place, et sans se laisser tenter par un croissant de lune qui se montrait à l’horizon, il reprit le chemin du retour.

En revenant, comme la promptitude du changement de sa pensée le frappait après coup : « N’est-il pas naturel, se dit-il, que je m’inquiète de cette enfant dont je suis responsable après tout ! »

Il rentra par la même voie, toujours un peu nerveux et trouvant un vif plaisir à froisser sous son pied les menus branchages que le vent du soir avait semés dans les allées. Comme il arrivait dans la cour, l’horloge de la salle à manger commençait de sonner, il l’entendit par une fenêtre ouverte et s’arrêta pour compter les coups. A neuf elle se tut, et le jeune homme, convaincu qu’il avait fait erreur, tira sa montre et appuya son doigt sur le bouton, d’un geste vif.

La petite voix claire et un peu grêle de la sonnerie détailla méthodiquement le même nombre de coups et s’arrêta juste au même point.

Jean la rentra impatiemment avec un mouvement d’épaules : il s’en fallait juste de deux heures qu’on fût encore au moment où il se figurait être arrivé !

Depuis le départ du médecin, Alice, qui s’était rendormie presque aussitôt, reposait paisiblement, d’après ce que la femme de chambre dit au jeune officier, et il ne lui resta qu’à rentrer chez lui, où, après avoir trompé son ennui en écrivant quelques lettres, il se coucha las et mécontent.

Le lendemain le docteur répéta son ordonnance, et Jean partit pour Lorient, où une réception officielle et impossible à éviter l’appelait, avec l’agréable perspective d’un dîner et d’une soirée semblables à ceux qu’il avait subis la veille.

Mais au retour, au moment où il prenait Samory en main avant de franchir la grille pour le reconduire sans bruit à l’écurie, il aperçut Alice, assise dans un fauteuil et abritée des derniers rayons du soleil couchant par une large ombrelle qu’elle avait prise par surcroît de précaution.

Il s’approcha avec une exclamation de plaisir qui amena un nuage rose sur les joues de la jeune femme, puis tout aussitôt, reprenant un ton plus grave :

— Mais on vous avait défendu de vous lever, il me semble ?… dit-il.

— Le docteur, qui avait affaire au village, a eu la bonne idée de revenir ici en passant, et il m’a donné mon congé sous promesse d’être sage…, répondit-elle avec enjouement. Trouvez-vous que j’aie eu tort ?

Et elle levait les yeux sur lui avec cette timidité un peu inquiète qui caractérisait ses rapports avec son mari.

— Si vous êtes encore fatiguée, certainement, reprit-il toujours sérieux, sinon, vous devinez combien je suis heureux de vous voir remise !

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