Jean de Kerdren
III
L’animation était à son comble dans les rues de Nice, et la journée des confetti s’annonçait comme devant être des plus brillantes.
On sait en quoi consiste le divertissement de ce premier jour de carnaval et quel aspect unique donnent à la ville les déguisements qui y fourmillent.
Du plus pauvre au plus riche, le branle est donné, et non seulement parmi les étrangers venus pour s’amuser, mais chez les habitants mêmes.
Papier ou soie, chacun a fait selon sa bourse ; mais chacun se dépense individuellement, criant, riant, se trémoussant, et de là résulte cette prodigieuse animation, cet entrain endiablé qui gagnent tous ceux qui en sont témoins sans qu’ils puissent savoir comment.
Ce n’est pas un spectacle ordonné à l’avance, ce sont des gens qui s’amusent follement pour leur compte, et qui au bout de dix minutes vous donnent l’envie irrésistible d’en faire autant.
Lancer le plus de confetti qu’on peut, en recevoir le moins possible : voilà la grande affaire ; et pour qui connaît ces dragées de plâtre, assez friables pour s’émietter sur les victimes qu’elles enfarinent, mais assez dures pour que la grêle en soit sensiblement désagréable, cette double ambition se conçoit à merveille.
Jetés à la pelle des voitures sur les piétons, des balcons sur toute la foule, c’est une nuée comparable seulement aux sauterelles d’Égypte.
Au bout de deux heures, le sol en est jonché, les chevaux y enfoncent leurs sabots, et les voitures semblent avoir quatre roues de moulin, broyant sans relâche une farine grisâtre.
Sur tout cela un soleil éclatant qui change en poudre d’or cette poussière aveuglante, une bonne humeur et une convenance à déconcerter la police, et au travers de cette brume artificielle des quiproquos, des rencontres, des visions fantastiques, avec le mystère du masque et l’attrait de l’inconnu pour excitants.
La fête battait son plein.
Arrêtés au coin d’une rue, trois jeunes gens, ou ce qu’on avait le droit de supposer tels, sous l’enveloppe luisante qui affirmait des marsouins gigantesques, tenaient conseil.
Debout, en face d’eux, sur des tréteaux établis à la diable, et qui faisaient trembler pour la sûreté de leur possesseur, un grand domino captivait la foule.
Appuyé contre une caisse de confetti qui lui allait à mi-corps, une pelle dans chaque main, il s’escrimait sans relâche, et la vivacité de ses mouvements, ses ripostes aux lazzi qui montaient, faisaient de ce siège qu’il soutenait à lui seul une scène fort plaisante.
Seulement, conjectures et indiscrétions restaient vaines. Le capuchon du domino rabattu comme celui d’un chartreux enveloppait toute la tête d’une ombre mystérieuse, et les curieux, criblés littéralement, passaient leur chemin le dos rond, pendant que les marsouins, désormais convaincus, s’avançaient à leur tour.
Mais avec une attention égale à la leur, le domino avait suivi leur marche, et s’armant d’un grand seau déposé à ses pieds, il l’emplit jusqu’aux bords, et tant sur le trio que sur la foule ahurie, lança à la volée, une fois, deux fois, dix fois, tout ce que contenait son formidable récipient.
Un mélange de cris et de rires s’éleva comme une tempête, et un des jeunes gens si vertement accueillis sauta d’un bond sur les tréteaux et plongea ses deux mains dans la caisse en criant au domino :
— Part à deux, Kerdren, hein ?
— Part à tout seul si tu veux, répondit-il en renversant son capuchon et en faisant le geste de s’éventer, je n’en peux plus. Voilà une heure que je joue le rôle de robinet près de ce réservoir sans arriver à l’épuiser : je veux marcher dans le tas.
Et comme à peine le pied à terre, il voyait les convoitises allumées autour de son établissement :
— Monte ici, gamin, cria-t-il, en prenant par la ceinture un enfant qui le regardait : pelle, seau, confetti, tout est à toi !
Puis sans attendre un remerciement qui ne paraissait pas formulable au petit avec des mots ordinaires, il passa son bras sous une des nageoires arrondies que lui tendait son ami, et tous quatre s’éloignèrent d’un pas rapide.
— Alors cette guitare ? fit l’un d’eux au bout de quelques pas, une feinte cette guitare pour mieux nous tromper tous ?
A quoi Kerdren avait répondu avec son flegme ordinaire par la description de sa matinée.
La guitare n’avait que trois cordes ; la dernière exterminée, le jeune officier avait fumé tous ses cigares ; puis, saisi du caprice contraire, s’était fait mettre à terre.
Un domino choisi, d’un lilas tendre en l’honneur du printemps, il s’était construit cet échafaudage au coin d’un carrefour, attendant quelque camarade passant ; et les camarades venus, il ne demandait qu’à les suivre où ils allaient.
Jusqu’au soir, la bande des jeunes officiers, qui s’était augmentée comme une boule de neige, s’amusa partout et de tout, et Jean s’était assez mis dans le mouvement pour être le premier à sauter dans les canots le lendemain matin.
Le premier jour du carnaval, tout est burlesque et point d’excentricité ne peut craindre d’aller trop loin.
Le lendemain c’est le tour de la poésie, et c’est de grâce et d’élégance qu’on lutte. On se bat encore ; mais à armes courtoises cette fois, et les projectiles sont des bouquets.
Des fleurs, des fleurs, et encore des fleurs, tel est le mot d’ordre de la journée. On en voit partout, il y en a dans toutes les mains, et la ville ressemble à un gigantesque parterre.
Le mimosa, les violettes de Parme, les roses, le muguet : tout ce qui, à cette époque, garde encore un air de serre à Paris, et se cache derrière les vitrines des magasins, s’étale ici en liberté, orne les balcons, et embaume le plein air, comme des fleurs qui sont chez elles.
La profusion en est telle qu’on est tenté de croire le sol encore plus fécond qu’il n’est en réalité, et de s’imaginer que tous ces festons et ces guirlandes viennent d’éclore spontanément sous le premier rayon matinal.
Le luxe avec lequel sont ornées les voitures ne se voit que là, et le défilé des chars de fleurs sur la promenade des Anglais ne peut se comparer à rien d’autre.
Le plus modeste fiacre remplace ses lanternes par de gros bouquets, enguirlande les harnais de ses chevaux ou change en rayons parfumés les jantes de ses roues ; et quant aux voitures particulières, chacune d’elles est un poème.
Tout ce qui est partie solide, là-dedans se dissimule, de sorte qu’on voit avec stupéfaction passer devant ses yeux un buisson de lilas, une botte de roses ou une corbeille de jacinthes, avec des femmes en toilettes claires qui émergent de là, assises, debout, ou peut-être fleuries depuis une heure avec les derniers boutons, on n’en sait rien au juste.
On dirait que le bon temps des fées et des enchanteurs est revenu, et il ne manque à tous ces gracieux équipages qu’un attelage de tourterelles ou de licornes blanches pour les traîner sur ce sol fleuri de bouquets qu’elles foulent.
Le char qui avait obtenu le prix, cette année-là, représentait un grand bateau fait de roses thé et de violettes claires, et qui semblait voguer sur une mer de petites fougères et de capillaires entremêlés de grands roseaux.
Le mât, les cordages qui couraient légèrement d’un bout à l’autre, le gouvernail, l’ancre qui traînait sur le fond vert avec sa longue attache de violettes, tout était parfait, et le pavillon tricolore qui se balançait à la corne avait presque dans ses plis la souplesse de la soie.
Bouches béantes dans l’excès de leur admiration, les matelots de l’escadre contemplaient pour la dixième fois le passage du char sans que le plaisir leur en parût moins neuf.
Bien que critiquant en gens du métier les détails qui leur semblaient pécher, ils ne se sentaient pas moins tous glorifiés dans la personne de ce bateau qui venait d’être primé, et la foule en jugeait de même, car à chaque rencontre des matelots et du voilier fleuri, c’étaient des vivats et des bombardements galants qu’ils recevaient et qu’ils rendaient, en gens habitués à des succès semblables.
Des hommes aux officiers l’enthousiasme était le même, et jamais l’inspiration n’avait été plus à propos pour eux que de décider ce matin-là qu’ils se « déguiseraient » simplement en marins de l’escadre. Aussi étaient-ils assez désignés à l’attention pour qu’un domestique en culottes courtes, qui circulait depuis un instant dans la foule avec l’aisance que donnent les cohues de salon, arrivât droit à eux, et après une brève information s’inclinât devant Jean en lui tendant une lettre.
L’enveloppe était mignonne, cachetée d’une goutte de cire, et les rires et les plaisanteries éclatèrent pendant que le domestique s’éloignait de quelques pas et demeurait immobile, tête découverte, en homme qui sait n’en avoir pas fini.
Escalade, offre d’un second, couleur des cheveux et des yeux ; ses camarades avaient tout dit pendant que Jean courait à la signature et lisait avec un sourire qui redoublait les plaisanteries. Puis, faisant le silence d’un geste :
« Résignez-vous, mon cher ami, commença-t-il à haute voix, ceci n’est même pas l’ombre d’une intrigue, quoique la lettre vienne d’une femme, et je pense que vous allez cordialement m’envoyer à tous les diables, en voyant qu’il ne s’agit que de moi !…
« Ne protestez pas. Il est certain que la bonne fortune est petite pour un jour de carnaval, et je souhaite… Non ! je ne souhaite rien du tout, si vous voulez vous rappeler ce soir que j’ai loué cette année une villa encore plus grande que d’habitude, et que ma salle à manger notamment est de taille à contenir tous les lions du jour.
« Ceci désigne assez, s’il faut en croire les bruits qui sont montés jusqu’à ma fenêtre, vous et autant de vos camarades qu’il vous plaira de m’en amener.
« Mon maître d’hôtel est préparé à l’aventure et je vous promets que nous ne mourrons pas tout à fait de faim. Ajoutez à cela que j’attends ce soir quantité de jolies Niçoises, et que mon piano, si vieux qu’il soit, tiendra bien encore debout jusqu’à minuit… Je dis minuit, car cette fois ce sera bien plus grave encore que l’heure de Cendrillon, ce sera l’heure du carême !…
« Excusez-moi auprès de vos amis, de ne pouvoir leur faire des invitations plus personnelles, et expliquez-leur bien que j’aime tous les marins, à commencer par vous.
« FRANÇOISE DE SÉMIANE. »
Il faut croire que tous les marins qui se trouvaient là se sentaient également disposés à aimer la comtesse de Sémiane, car il se trouva que le groupe qui entourait Jean accepta l’invitation à l’unanimité, comme l’expliqua le jeune officier qui les comptait en répondant un court billet d’acceptation.
La comtesse de Sémiane, veuve depuis quelques années d’un des derniers gentilhommes de Charles X, avait été l’amie intime de la grand-mère de Jean.
Elle avait vu sa mère enfant, jeune fille et jeune femme, et s’intéressait par cela même beaucoup à lui.
Seulement sa terre d’Auvergne était si loin de la Bretagne qu’elle connaissait à peine le jeune homme quand il était entré à l’École.
Elle l’avait beaucoup reçu alors, pendant les hivers qu’elle passait à Paris, et l’aimait à sa façon sans être jamais arrivée à le comprendre.
Ce caractère tout d’une pièce lui faisait un singulier effet, et elle prétendait que Jean lui produisait l’impression d’une boîte bien fermée dont le couvercle palpite sans cesse, et qu’on suit de l’œil avec un battement de cœur en se demandant s’il va en sortir une bête féroce ou une colombe.
Elle lui avait néanmoins proposé de le marier à quelque jolie héritière, pensant qu’il était de son devoir de douairière de l’aider sur ce chapitre ; mais comme il avait repoussé toutes les propositions matrimoniales, expliquant qu’il transmettrait son nom et son titre à un cousin pour qu’ils ne tombassent pas en désuétude, elle n’y avait plus songé, et bornait désormais ses bons offices à lui ouvrir sa maison partout où elle en avait l’occasion.