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L'été de Guillemette

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IX

Cinq jours plus tard.

Il fait chaud, très chaud. Le soleil brûle la poussière… Et cependant toute la jeunesse des Passiflores est partie en promenade pédestre, sous le regard mécontent de M. d’Harbourg qui s’est évertué à proclamer « absurde » une excursion par cette température sénégalienne.

Ses conseils ayant eu le sort de la prédication de Jean au désert, il s’est dignement retiré dans le fumoir solitaire, — Raymond Seyntis est à Paris — et y somnole sur les journaux, maugréant contre les mouches qui s’agitent autour de lui, et même évoluent sans façon sur son avenante personne.

Cependant, installée avec son ouvrage dans le bow-window du petit salon, Mme Seyntis jouit du calme des Passiflores. Oh ! quel délice serait un été dans la solitude avec ses enfants, son mari devenu ignorant du chemin de Paris… Des après-midi passés, une broderie en main, sous les arbres du jardin ou l’abri de la grande ombrelle de coutil dressée sur la plage…

C’est chez elle un désir instinctif si vif que, souvent, elle lève la tête pour regarder les groupes rassemblés près de la mer.

Les promeneurs élégants viendront plus tard, dans la tiédeur du crépuscule. A cette heure, sur l’or pâle du sable se dressent seules des silhouettes d’enfants ; tout petits qui trottinent chancelants, garçonnets et fillettes affairés par leurs jeux, insensibles à la morsure du soleil qui flamboie sur l’étendue sans ombre.

— Vraiment, j’ai bien peur que nos promeneurs n’aient très chaud ! remarque Mme d’Harbourg qui fait évoluer les aiguilles de son tricot avec une monotone régularité, s’interrompant toutefois pour s’éventer, car l’air semble embrasé.

Ce n’est pourtant pas ce souci, tout physique, qui altère son aimable visage, assombri par quelque pensée pénible, et lui fait répondre avec distraction aux quiètes paroles de Mme Seyntis.

Celle-ci finit par s’en apercevoir et interroge :

— Pauline, es-tu souffrante ?

— Non… Oh ! non !

Encore un silence. Mme Seyntis se demande si elle peut poursuivre sans indiscrétion ; et elle reprend, hésitante :

— Est-ce que tu as quelque ennui ? Tu parais préoccupée ?

Mme d’Harbourg ne répond pas… Puis, tout à coup, comme si un invisible sceau se brisait sur ses lèvres, elle articule d’une voix qui tremble :

— Marie, je suis horriblement tourmentée de Nicole !

Mme Seyntis a un tressaillement ; les paroles de Mme d’Harbourg réveillent en son souvenir, une réflexion de son mari, l’avant-veille, sur l’admiration très vive de Hawford pour la jeune femme dont il a, dès le premier jour, demandé la permission de faire un croquis… Réflexion qui lui a été fort désagréable ; elle n’admet pas que, sous son toit, une femme puisse se prêter à une cour aussi visible que favorisent les séances de pose. Et penser que cette femme est de sa famille !… Ah ! oui, elle est inquiétante, Nicole !

Avec autant de précaution que si elle avançait sur des œufs, Mme Seyntis demande :

— A quel propos ? Pauline, es-tu tourmentée de ta fille ?… Est-ce que son mari…

— Non… Non, il ne s’agit pas de son mari, cette fois. De lui, nous n’entendons plus parler que par les hommes d’affaires… Non, c’est elle qui m’inquiète !… Je la sens si révoltée contre sa situation que j’en arrive à craindre tout de sa part…

— Tout ! répète Mme Seyntis, saisie.

Mais sa cousine ne l’entend pas, absorbée par sa pensée, et poursuit son monologue :

— Mon Dieu, je sais bien que cette situation est délicate, pénible, douloureuse… Mais son père et moi, nous faisons tellement ce que nous pouvons pour la lui rendre supportable,… pour ne jamais lui rappeler que c’est elle qui a voulu épouser Guy de Miolan, quoi que nous lui disions… que c’est elle qui l’a quitté, là-bas, à Constantinople, après leurs scènes… lamentables ! Elle n’a jamais voulu se prêter à une réconciliation… Comme nous l’y engageons… puisque, hélas ! maintenant, rien ne peut empêcher qu’elle ne soit sa femme… Elle s’obstine à exiger un divorce qui nous navre… A quoi bon ?… Elle n’en sera pas plus libre puisque l’Église ne connaît pas le divorce et elle brise tout son avenir de femme !… Pourquoi, grand Dieu ! faut-il qu’elle ne se résigne pas… Nous l’aimons, nous la gâtons tant, qu’elle ne peut être tout à fait malheureuse, pourtant !

Mme d’Harbourg en est absolument persuadée. Sa cousine, pas du tout, et malgré elle, il lui échappe :

— Ma pauvre Pauline, à des jeunes femmes comme Nicole, je crains bien que nos tendresses de parents ne suffisent pas…

Mme d’Harbourg a l’air navrée. Son tricot est tombé sur ses genoux et les mailles glissent de l’aiguille sans qu’elle y prenne garde.

— Oui… oui… Ce que tu dis là, Marie, je l’ai déjà pensé plus d’une fois… Et c’est ce qui me fait peur ! Moi, je sais bien qu’à sa place, jugeant impossible de vivre avec mon mari, j’aurais essayé de combler le vide de mon existence par de bonnes œuvres, par le travail… J’aurais beaucoup prié pour être soutenue… Mais je crains que Nicole ne prie plus guère !…

Mme Seyntis a le même sentiment. Toutefois, elle est trop charitable pour ajouter au chagrin de sa cousine et elle murmure, encourageante :

— Ah ! que sait-on ?…

— C’est vrai, je ne sais pas ! avoue Mme d’Harbourg, pitoyable. Jamais Nicole ne parle de ce qu’elle pense… Du moins, à moi… Et pas davantage à son père, d’ailleurs… Ah ! ma pauvre amie, que nos enfants nous sont fermés et que nos filles sont différentes de nous !

N’était la crainte de peiner plus fort sa triste cousine, Mme Seyntis protesterait vivement. En toute sincérité, elle est persuadée connaître, comme la sienne propre, l’âme blanche de Guillemette…

Et Mme d’Harbourg, devinant une oreille compatissante, reprend de plus belle :

— Certes, je ne peux reprocher à Nicole une tenue blâmable… Elle n’est pas femme à autoriser des… familiarités qui la feraient prendre… pour ce qu’elle n’est pas… Mais en sa position d’épouse séparée, elle devrait tellement exagérer la prudence, rester dans l’ombre, peu recevoir, ne pas aller dans le monde… Et justement, elle fait à peu près tout le contraire !… Elle ne m’écoute pas quand je le lui dis… Elle me regarde comme si je lui parlais turc… Ah ! Marie, je commence à croire que je l’ai trop gâtée !… Elle était mon unique enfant et j’avais si fort le désir de son bonheur ! C’est bien pour cela que j’ai eu la faiblesse, — et son père aussi ! — de consentir à ce qu’elle épouse ce Miolan qui l’emmenait loin de nous… Mais elle voulait… et nous avons cédé !

Jamais aussi franchement, Mme d’Harbourg n’a avoué sa faiblesse. Mme Seyntis, touchée de cette humilité et de cette confiance, cherche à la réconforter :

— Ma pauvre Pauline, tu as cru faire pour le mieux… Pourquoi te torturer par des reproches ?… Aujourd’hui, ton rôle me paraît être de veiller sur Nicole… Elle est si jeune… c’est-à-dire un peu imprudente, un peu coquette… peut-être, corrige vite Mme Seyntis qui craint de blesser sa cousine. Les jolies femmes seules sont tellement courtisées !

— Ah ! oui, bien trop ! soupire Mme d’Harbourg. De bonnes amies sont venues m’avertir qu’un certain baron de Gerles était violemment épris d’elle… Je sais qu’il est en ce moment à Dinard… Et justement, la voilà ce matin qui m’annonce qu’elle pensait partir jeudi chez ses amis de Bierne qui ont leur villa à Dinard. Bien entendu, son père et moi, nous ne pouvons l’y suivre… Alors… alors, je suis bien tourmentée !

— Oui, je conçois, fait Mme Seyntis, qui ne conçoit que trop bien. Elle aussi a entendu beaucoup parler de la cour que Philippe de Gerles fait à la jeune femme… Lui, absent, Hawford le remplace… Demain, ce sera un autre… Ah ! oui, la mère de Nicole de Miolan peut être inquiète !

Pour le moment, elle paraît moins abattue parce qu’elle a confié sa détresse, et elle reprend :

— Je te fais mes excuses, Marie, de t’accabler ainsi de mes doléances. Mais il n’y a personne en dehors de l’abbé Vincenette à qui je puisse les confier… Mon mari a été si affecté de tous ces événements que je m’applique maintenant à lui faire croire que tout va pour le mieux… Que Nicole s’arrange bien de sa nouvelle vie parce que son expérience du mariage lui en a ôté le goût…

— Oui, ce devrait être !… soupire Mme Seyntis, seulement, elle n’a que vingt-six ans !…

— C’est cela, en effet, qui est terrible ! Vois-tu, Marie, quelquefois, il me prend la terreur qu’un de ces hommes qui l’admirent dans le monde et rôdent autour d’elle, avec de vilaines pensées, que l’un d’eux ne finisse par lui plaire particulièrement… Oh ! ce serait épouvantable ! Je ne craindrais certes pas que Nicole commette une faute grave ; nos filles, heureusement, ne peuvent être que d’honnêtes femmes !… Mais ne connaîtrait-elle que la tentation, ce serait déjà trop !… Ces mauvais romans qu’elles lisent leur montent l’imagination, leur font rêver d’un bonheur impossible…

— Oui… c’est vrai, approuve Mme Seyntis. Et ce bonheur, elles s’imaginent le rencontrer dans la passion… Pauvres petites !… Le bonheur, mais elles le trouveraient à faire simplement leur devoir. Seulement, cette vérité, elles ne la croient pas !

Mme Seyntis est tout à fait convaincue de ce qu’elle dit. Pour elle et pour sa cousine, un cœur comme celui de Nicole est un monde dont l’une et l’autre ignorent tout, et qui les épouvanterait si elles y pénétraient…

Mme d’Harbourg tamponne de nouveau ses yeux ternis par une buée humide et s’évente machinalement parce que l’émotion a augmenté la chaleur, pour elle.

— Ah ! ma bonne Pauline, je te plains bien ! dit affectueusement Mme Seyntis.

— Tu le peux, Marie… C’est dur de vivre !

Mme Seyntis est trop consciencieuse pour ne pas remarquer :

— Il y en a encore de bien plus malheureuses que nous, Pauline.

Mais Mme d’Harbourg regimbe devant cette déclaration :

— Tu peux dire cela, Marie, parce que tu n’as pas connu l’épreuve d’être atteinte dans le bonheur de ton enfant.

— C’est vrai… Mais je t’assure que tous nous avons nos soucis.

— Oh ! est-ce que Guillemette ?…

— Non, non, Guillemette n’est pas en jeu. Grâce au ciel, elle est encore une petite fille qui ne me donne pas de tracas… Non, je suis ennuyée de Raymond. Il est nerveux, il a l’air préoccupé ; et il ne veut prendre aucunes vacances sous prétexte qu’il a des affaires très importantes. Si encore il se reposait tout à fait pendant les jours qu’il passe ici ! Mais tout le temps, on lui télégraphie, on lui téléphone. Je ne m’étonne pas que sa pauvre tête, bourrée de chiffres, lui soit douloureuse cet été !

— Oui, c’est ennuyeux ! dit Mme d’Harbourg.

Elle a écouté les réflexions de sa cousine, mais les paroles sont arrivées jusqu’à elle comme des mots indifférents qui ne sauraient la distraire de son propre souci.

Les deux femmes, alors, absorbées par leur intime pensée, continuent à travailler en silence. Dans le billard, on entend marcher M. d’Harbourg, qui se livre aux carambolages pour distraire sa solitude et la fâcheuse humeur que lui donne la température.

La mer est bleue comme un lac italien. Des nappes de lumière s’épandent sur le jardin où les fleurs semblent autant de cassolettes qui distillent leur parfum dans l’air brûlant. Devant la villa, un groupe de modestes touristes est arrêté et s’exclame sur le décor somptueusement fleuri qui l’enserre… Une voix de femme articule avec conviction :

— Comme on doit être heureux dans une si jolie maison !… Ah ! les riches ont de la chance !

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