L'été de Guillemette
XVIII
— Enfin vous voilà ! oncle. Ce n’est pas bien de m’abandonner ainsi pour votre dernier jour à Houlgate !… Si vous voulez que je vous pardonne, venez encore une fois faire un peu de footing avec moi ?…
Et Guillemette regarde René Carrère avec l’expression câline et confiante qui l’attire invinciblement vers elle. Sous couleur de renseignements à préciser, il a, en effet, passé une partie de l’après-midi à Trouville, et, le soir même, il quitte les Passiflores pour aller faire, avec un camarade, l’excursion projetée dans le Midi, à Biarritz. Il n’hésite jamais à accomplir une résolution prise, même au prix d’un effort pénible. Quand il a fait part de ce dessein à sa sœur, elle a vivement protesté, redoutant que ce départ inattendu n’ait été motivé par sa regrettable sortie lors de leur conversation sur les de Vausennes. Il l’a facilement tranquillisée. Comme elle n’use pas de prétextes, même en sa vie mondaine, elle croit toujours à la sincérité des assurances qu’elle reçoit. A son beau-frère, il n’a eu aucune explication à donner, car dès le lendemain de l’inoubliable promenade en auto, Raymond Seyntis est reparti à l’aube pour Paris.
Quant à Guillemette, elle a écouté, sans dire un mot, les détails qu’il a donnés à table sur son projet, de cet accent un peu bref qui trahit une résolution bien arrêtée. Ensuite, elle n’a fait aucune allusion même à ce départ, qu’elle a paru accepter comme tout naturel, la laissant indifférente. Et ce silence a été singulièrement dur à René. Sa conviction s’en est affermie, qu’il agissait pour le mieux en voulant la guérison. Sous des prétextes divers, il a fui Guillemette pendant les quelques jours où il lui fallait encore séjourner aux Passiflores ; il a cherché la solitude des sentiers que les pluies de septembre font déserts ; et il y a marché, droit devant lui, au hasard des chemins, exaspéré contre lui-même, maudissant son congé qui lui a donné le loisir de devenir ainsi ridiculement sentimental, et son dédain de se distraire comme les autres jeunes hommes, par les plaisirs qui leur permettent d’attendre le mariage. Il a pensé à demander d’être immédiatement remis en activité, avant même la fin de son congé, à solliciter une garnison lointaine, au lieu du poste qui l’attend à l’état-major de Paris et le rapprochera forcément d’elle…
Et puis, le jour du départ arrivé, après de sombres heures à Trouville, morose et odieux dans le désarroi de la saison finissante, il a repris le train pour Houlgate qu’il doit quitter dans la soirée ; et il s’en est allé vers la plage, parce que le soleil couchant est très beau, parce qu’il sait — oh ! faiblesse ! — que Guillemette aime à venir le voir descendre dans la mer. Il s’est dirigé vers la tente où Mademoiselle travaille, surveillant Mad. Et elle aussi est là, debout, regardant le flot qui monte sur le sable, cambrée dans sa vareuse de laine rouge, les plis de sa jupe soulevés un peu par la brise sur les pieds fins, fermement posés. Des cheveux volètent autour de ses tempes, sous son feutre gris pâle, où palpitent de longues ailes.
Une exclamation de Mad lui fait tourner la tête. Elle l’aperçoit. Aussitôt dans l’iris violet, luit ce regard qui l’attire invinciblement vers elle.
— Oncle, nous marchons, n’est-ce pas ?
Ce n’est peut-être guère sage de s’accorder ainsi la douceur d’une solitaire causerie avec elle, à cette heure du crépuscule qui fait les âmes plus proches… Pourtant, sans hésiter, il répond, usant d’un ton paternel :
— Je suis à vos ordres, petite fille.
— Alors, filons, mon oncle.
Et ils partent d’une vive allure, comme elle l’a souhaité. Ils ont le même pas rythmé d’êtres souples et jeunes, en qui palpite, ardent, le flot de la vie. Cette course rapide, ensemble, réveille en leur pensée le souvenir du soir où ils ont ainsi marché, l’un près de l’autre, après qu’un instant, il l’a tenue blottie contre lui, comme un trésor perdu et retrouvé… Et René se rappelle quelle allégresse éperdue chantait alors en lui ! Il a été un peu fou, ce soir-là !
Près de lui, s’élève la voix fraîche, avec l’accent même qu’il a tant souhaité lui entendre :
— Oncle, c’est triste que vous partiez ! Nous allions être si bien entre nous, maintenant que les invités de maman se font rares !… Si vous restiez encore un peu… Dites ?
— Ce n’est pas possible, Guillemette, il faut que je je parte !
Sans en avoir conscience, il a appuyé sur ces mots : « il faut ». Il s’en aperçoit à la surprise qui passe dans les yeux qu’elle lève vers lui, une seconde. Elle a eu cette même expression, interrogative presque gravement, lorsque, pendant le déjeuner, elle a appris son départ.
— Ah ! il faut ?… C’est vrai, vous êtes attendu, avez-vous dit ?
— Et la saison qui avance me presse.
D’un ton un peu étrange, elle reprend :
— Il fait encore très beau dans le Midi. Ma tante d’Harbourg, qui est à Luchon avec Nicole, l’a écrit ce matin à maman.
Un choc ébranle René ; et, brusquement, il interroge :
— Comment, Nicole est dans le Midi ?
— Oui… Vous ne le saviez pas ?
— Mais non !… Comment l’aurais-je su ? Je ne suis pas au courant des pérégrinations de Mme de Miolan.
— C’est vrai, fait-elle, posément, sans rien trahir, de la sensation de délivrance qu’elle éprouve parce qu’elle est certaine qu’il ne va pas rejoindre Nicole… C’eût été indigne de lui !
Ils font quelques pas en silence. Devant eux, à l’horizon, le soleil s’abaisse vers la mer. Une brise fraîche trace des moires sur le sable où les roches, luisantes de varechs, découpent des silhouettes noires. La plage est presque déserte.
— Vous serez absent combien de temps ? mon oncle.
— Je ne sais… Je dois aller chasser en différents endroits pour terminer mon congé. Peut-être ne nous retrouverons-nous qu’à Paris.
— Oui, si vous ne désirez pas qu’il en soit autrement, c’est vrai !
— Guillemette, ne soyez pas injuste !
— Mon oncle, je ne le suis pas… Après tout, c’est tellement naturel que vous ayez envie de votre liberté, après être resté prisonnier de la famille pendant deux grands mois…
— C’était une prison qui m’était très chère.
Elle comprend, à son accent, combien il est sincère, et elle incline un peu la tête.
— Oui, vous n’aviez pas l’air de souhaiter partir, jusqu’au moment où, tout à coup, cette idée s’est emparée de vous !
— Non, pas tout à coup ! protesta-t-il, saisi de la crainte irraisonnée qu’elle ne devine la vérité ! Vous savez bien que j’ai toujours parlé de ce voyage d’automne…
— Je sais… oh ! je sais… Mais je m’imaginais, naïvement, que c’était un propos en l’air… Que notre été s’achèverait comme il a commencé… vous, auprès de nous !… Et je ne pensais guère que ce serait vous qui le termineriez…
— Parce que je ne puis faire autrement, Guillemette.
— Si vous en êtes sûr, soit. Je crois bien que vous allez me manquer très fort ! oncle.
Il tressaille. Comme elle dit cela simplement !… Parce qu’elle s’adresse à un oncle. Autrement, elle n’aurait pas cet abandon ! C’est doux et triste de l’entendre parler ainsi…
— Je vous remercie, Guillemette, de me regretter un peu… Alors, dites-moi, vous ne me trouvez plus aussi ennuyeux qu’à mon arrivée ?
Son rire sonne dans la mélancolie du crépuscule.
— Je ne vous ai jamais trouvé ennuyeux, mon oncle, mais trop sage pour moi ! Je me sentais écrasée par votre supériorité. Maintenant, je ne sais comment la transformation s’est accomplie, vous êtes bien plus à ma portée… Vous ne me faites plus l’effet d’appartenir à la sérieuse phalange des parents…
— Pauvres parents ! Comme vous les considérez !
Elle a, pour l’arrêter, un geste presque suppliant :
— Oncle, je vous en prie, comprenez-moi… J’adore maman… Et pourtant… pourtant, comme nous vivons moralement loin l’une de l’autre !… Jamais je ne m’aventurerais à lui confier les papillons fous qui tourbillonnent à travers ma cervelle. Sa sagesse aurait si vite fait de les balayer ou de les écraser !… Voyez-vous, mon oncle, quand j’entends des mères se plaindre que leurs filles ne soient pas confiantes avec elles, j’ai toujours envie de leur murmurer que ce n’est pas, très souvent, la faute des filles !
— C’est possible, fait-il, pensif, étonné que sa jeunesse ait tant de clairvoyance et de réflexion.
— Plus tard, si j’ai des filles, je m’appliquerai à devenir leur meilleure amie… celle à qui l’on dit tout, parce qu’on est sûre que, même les enfantillages, même les sottises, grosses et menues, seront écoutées avec indulgence… Non pas sévèrement condamnées et exécutées !… Mais je ne sais vraiment pas pourquoi je vous raconte tout cela… Sans doute, parce que j’avais pris, peu à peu, l’habitude de bavarder avec vous sans crainte de me voir rabrouée par la vertu sévère des Carrère… O mon oncle, comme c’est triste ce qui finit…
— En ce moment, qu’est-ce donc qui finit ? Guillemette, interroge-t-il machinalement, étreint par la tentation douloureuse de l’attirer dans ses bras comme une enfant adorée, qu’il emporterait jalousement pour en faire son bonheur…
— Ce qui finit maintenant ?… Notre vie telle qu’elle a été depuis deux mois…
— A Paris, Guillemette, vous serez encore ma bien chère petite amie… comme ici…
— A Paris, mon oncle, vous serez pris par votre service, par le monde, et, un jour ou l’autre, par la tante parfaite que vous m’aurez enfin découverte !…
— Comme vous, bientôt, par le neveu parfait que vous me réservez…
Les mots lui sont échappés parce qu’il lui semble impossible de partir sans avoir entrevu un peu ce qu’elle pense… Que va-t-elle répondre ?
Maintenant, ils reviennent vers Houlgate, estompé dans un brouillard gris, comme la mer, comme le ciel qui s’embrume. L’apothéose, au couchant, s’est éteinte dans les eaux.
Guillemette marche le front penché.
— Vous avez raison, mon oncle, nous allons tous les deux vers un tournant de notre vie… Mais ce neveu parfait qui sera mon mari, je sais que j’aurai une peine infinie à le rencontrer… Encore plus, maintenant que je vous connais !
— Pourquoi ? Guillemette…
— Pourquoi ?… Parce que vous m’avez appris… — oh ! sans le vouloir !… — ce que c’est de se reposer absolument sur un autre être… Il faudra donc que l’homme qui deviendra tout pour moi soit sérieux autant que vous pour m’inspirer le sentiment délicieux d’une foi sans limites… Et, en même temps, il faudra qu’il m’aime… très follement… — ne soyez pas scandalisé ! mon oncle, — qu’il m’aime… comme les hommes aiment les femmes qui ne sont pas leur bien… Aussi, je me doute que je cherche un bonheur très difficile à rencontrer !
Il l’écoute sans l’interrompre d’un mot, recueillant l’intime révélation de cette âme qui s’ouvre à lui et l’attire à lui donner le vertige… Combien, tout ensemble, elle lui apparaît proche et lointaine !… Ah ! où est la sagesse ?… la fuir ou tenter de la rendre sienne ?…
Sans soupçon du rêve qu’elle éveille, elle continue, attentive à sa seule pensée :
— Et puis, j’ai vu, par l’exemple de Nicole, — et d’autres encore ! — combien peu cela sert, pour être heureuse, de se marier par amour seul, en donnant tout son cœur, sans souci des objections, des obstacles, des reproches, parce qu’on croit recevoir ce qu’on donne soi-même… On peut être si durement trompée !… C’est un peu effrayant… surtout pour moi qui comprends trop bien que je serai, dans l’avenir, ce que me feront mon mari et mon mariage,… comme Nicole !…
Il a l’intuition qu’elle voit ainsi la vérité. Et il l’enveloppe d’un coup d’œil presque effrayé, parce qu’elle a déjà réfléchi à toutes ces choses dont elle parle avec un sérieux de femme… Oh ! non, elle n’est plus une petite fille !…
Pourtant, ainsi qu’il gronderait une enfant déraisonnable, il reprend, et la lutte intime qui se livre en lui donne à son accent une sorte d’âpreté :
— Vous avez été élevée de telle sorte, Guillemette, que vous devez être incapable de faire ce qui serait indigne de vous…
— Oh ! mon oncle, ne croyez-vous pas qu’il se trouve des moments où tous les bons principes reçus n’ont pas plus de force que des fétus de paille ?
— Guillemette, petite fille, vous parlez de ce que vous ne pouvez savoir…
— De ce que je ne peux savoir par moi-même, oui, mon oncle… Mais je vais dans le monde… et je vois… j’entends des choses qui me font réfléchir… L’exemple de Nicole m’a beaucoup instruite.
Il a un tressaillement d’impatience. Quel abîme il voudrait creuser entre elle et Nicole de Miolan !
— Nicole supporte le malheur d’avoir été déplorablement gâtée. Ce sera toujours son excuse, quoi qu’elle fasse. Cette excuse vous ne l’auriez pas, vous, enfant.
— Qu’importent les excuses ! mon oncle. Il n’y a que les faits qui comptent vraiment. Ça ne change rien à ce qui est, les raisons pour lesquelles on a été amené à agir de telle ou telle manière.
Jamais encore, il ne l’avait entendue parler ainsi… Quelle expérience, il y a déjà dans cette jeune tête !… Et cette fois, il ne cherche plus à lui répondre comme à une enfant :
— Vous avez raison, Guillemette ; mais les influences qui se sont exercées, font qu’on peut, ou non, pardonner à ceux qui s’égarent, qui se trompent…
Dans la solitude de la plage assombrie, la voix fraîche s’élève avec cet accent pensif qui étonne dans sa bouche juvénile :
— Oncle, ne croyez-vous pas qu’il faut toujours pardonner ?… Et ce n’est pas approuver !… Mais qui n’a pas besoin de pardon ? Voyez, maman est très indulgente ; et c’est une des qualités que je voudrais le plus posséder comme elle… Vous, oncle René… Elle se mit à rire, un peu malicieuse :
— … Vous avez la sagesse un brin rigoureuse !
— Et j’ai bien tort, Guillemette ; car je n’ai, pas plus que mes semblables, le droit de condamner…
Il y a de l’amertume dans sa voix. Elle le sent, et tourne aussitôt la tête vers lui avec une crainte de l’avoir froissé. D’un geste instinctif, elle pose la main sur son bras :
— Oncle, vous n’êtes pas fâché, dites, que je vous ai parlé si franchement ?… J’en aurais tant de regrets !… Car je vous aime très fort… sans en avoir l’air !… Et avec le meilleur de moi-même…
Ah ! si elle l’aimait, comme, silencieusement, il se prend à le désirer de toute son âme, elle ne lui dirait pas cela… Mais quelle douceur caressante a son accent, alors qu’elle continue :
— Je voudrais tant que, de cette dernière causerie — où j’ai été si franche avec vous, avouez !… — vous n’emportiez qu’un bon souvenir !… Ainsi, après votre départ, quand nous penserons l’un à l’autre, nous serons certains qu’il n’y a pas d’ombre entre nous…
— Petite Guillemette, quelle ombre pourrait-il y avoir ?… Comment serais-je fâché parce que je vous entends parler comme une femme qui réfléchit ?… Moi aussi, j’ai une prière à vous adresser. Quand je vais être loin, ne voyez plus en moi l’oncle sévère et maussade que vous redoutiez, mais un ami à qui vous êtes chère infiniment ; et, souhaitez-moi, puisque vous vous intéressez à mon bonheur, de savoir… enfin !… où je puis le chercher…
Que veut-il dire ?… Elle le regarde avec des prunelles attentives — et curieuses, — où il lit clairement qu’elle ne devine rien des mots qui lui montent aux lèvres… Et vers eux, accourt Mad qui leur crie :
— Mais vous ne revenez donc pas ?… Il est très tard !… On ne voit presque plus clair… M’selle dit qu’il faut rentrer très vite… Le dîner est plus tôt à cause de votre départ, mon oncle.
Elle a raison, cette petite. Il est bien tard. Le jour se meurt tout gris sur la mer dont les vagues sont lourdes, obscures, jetées vers le rivage par un souffle froid d’automne.
Et Guillemette, détournée de lui, aide déjà Mademoiselle à rassembler les pliants. Il entend son joli rire ; le timbre de sa voix a une sonorité si joyeusement claire que la certitude brutale s’abat sur lui qu’il a mieux fait de se taire…