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L'été de Guillemette

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XXIII

Quelques jours plus tard.

C’est le soir ; René est seul avec son beau-frère. Mme Seyntis, vaincue par les émotions, les fatigues des journées qui viennent de passer, a enfin consenti à aller reposer quelques heures.

Invincible en sa foi dans toute assurance donnée par son mari, elle n’a pas douté qu’il n’ait été victime d’un accident en maniant son pistolet qu’il croyait déchargé. Absorbée par les soins à lui donner, elle n’a reçu personne, ne s’est encore avisée d’aucun rapprochement, n’a entendu aucune dangereuse rumeur sur une situation que tout Paris connaît maintenant. Et son âme de chrétienne fervente exhale un perpétuel cri de reconnaissance au Dieu qui l’a préservée d’un effroyable malheur.

Dès qu’elle a quitté la chambre, la garde aussi s’éloigne, sur la demande du blessé, désireux de l’unique présence de son beau-frère. Il est d’ailleurs beaucoup plus calme depuis l’entretien qu’il a voulu avoir avec le sous-directeur de la Banque, dans l’après-midi même, et demeure immobile, selon l’ordonnance. Lourdement, la tête qui a tant travaillé creuse l’oreiller ; et les yeux, large ouverts dans le visage décoloré, songent, arrêtant un regard inconscient sur le reflet clair que la lampe allume, dans la pénombre de la pièce, aux barreaux de cuivre du lit.

Il a entendu, cependant, la porte se refermer derrière la garde. Alors, il tourne à demi la tête vers son beau-frère, qui a pris place près de lui.

— René, nous sommes bien seuls ?

— Oui, tu veux me dire quelque chose ?

— Te demander quelque chose… Mais d’abord… est-ce que Marie ne sait rien encore de… de… la situation ?

Les mots semblent lui être affreusement difficiles à articuler…

— Non… je ne crois pas… Elle n’a pensé qu’à toi, à toi seul, depuis la nouvelle, arrivée à Houlgate…

— Il faut pourtant qu’elle apprenne…

Et une souffrance crispe ses traits.

— … Je ne me sens pas assez fort pour lui révéler… la vérité… Une pareille explication risquerait de retarder le moment où je vais pouvoir revenir à mon poste… Quand on se donne, en mon cas, le ridicule de se manquer, il ne reste plus qu’à guérir très vite !… René, viens-moi en aide… Veux-tu me rendre l’immense service de parler à Marie ?… Mais s’il est possible, — et c’est possible, je crois, elle est si confiante ! — ne lui laisse pas soupçonner que mon accident n’en est pas un… tout à fait…

René incline la tête ; et dans sa réponse, il y a surtout la volonté d’apaiser une angoisse dans laquelle il devine la violence.

— Sois sans inquiétude… Je lui cacherai ce qu’il vaut mieux, en effet, qu’elle ignore…

— Mon pauvre René, quelle mission je te donne là !… Mais tu es le seul à pouvoir la remplir… Je te l’avais confiée déjà il y a quelques jours dans une lettre que je te prie de prendre… là… dans le tiroir fermé de mon bureau… puisque je suis encore du nombre des vivants… Lis-la, si tu le préfères… Et puis, brûle-la, afin qu’elle ne tombe dans aucune main indiscrète, car elle détruirait la légende de mon « accident »… Je te disais pourquoi il était inévitable… J’espère que tu l’aurais compris et m’aurais pardonné de ne pouvoir supporter une ruine dont je n’étais pas responsable… et surtout ses conséquences que je craignais déshonorantes…

— Et que Marie et tes enfants auraient été seuls à supporter !… O Raymond, comme dit ton médecin, c’est une grâce miraculeuse que tu n’aies pas réussi… ce que tu as tenté…

Les mots lui sont venus trop vite. Et il se les reproche aussitôt, car le visage du blessé s’altère encore.

— Tu as raison, c’était lâche !… Mon excuse, c’est que j’étais à bout de forces… Dans cette lutte écrasante, j’avais épuisé toute ma somme d’énergie… Et je te jure qu’elle était considérable, pourtant… Le désastre accompli, mes nerfs se sont brisés ; et je n’ai plus eu qu’un besoin aveugle… animal… de ne plus lutter, de ne plus penser, de ne plus souffrir, de disparaître comme faisaient autrefois les vaincus… comme ils font encore aujourd’hui !… Mariel ne s’est pas manqué, lui…

— Pauvre, pauvre malheureux !… Ah ! Raymond, ne l’envie pas… Plains-le plutôt…

A voix basse, Raymond Seyntis répète :

— Oui, pauvre malheureux !… Sais-tu ce qui m’empêche, maintenant, de maudire cet homme qui, en me trompant, m’a fait tant de mal, eh bien ! c’est la conscience des derniers moments qu’il a vécu jusqu’à la minute où il a fait jouer son pistolet et s’est enfoncé… je ne sais où… peut-être, après tout, dans le repos !… Mon ami, je viens de passer par là… Et je te jure qu’il n’y a pas d’expiation plus rude… Ah ! si le Dieu auquel vous croyez, ta sœur et toi, existe vraiment, il doit tenir compte de leur agonie volontaire, aux pauvres diables jetés dans la vie pour y connaître des tourments tels, que la mort leur apparaît la délivrance !

Combien ces paroles sont étranges sur les lèvres sceptiques de Raymond Seyntis, pour qui ne semblaient guère exister les problèmes de l’au-delà… Mais il vient d’en frôler le mystère, de si près que son âme a pu connaître le frisson du vertige devant le suprême Inconnu, — ce frisson qui ne s’oublie pas…

La pensée croyante de René Carrère ne s’étonne pas d’un tel drame… Et parce qu’il en sait les affres, il voit l’absolue nécessité d’en distraire l’esprit du blessé, auquel tant de calme est commandé. Avec une autorité affectueuse, enveloppant de sa ferme étreinte la main allongée sur le drap, il répond :

— Raymond, ce n’est pas l’instant de remuer ces graves questions… Nous le ferons plus tard… quand tu le voudras… Ne parle pas ainsi, la fièvre reviendrait. Et tu l’as dit toi-même, tu dois guérir vite…

Mais le malade esquisse un geste de dénégation.

— Je risque moins le retour de la fièvre à penser tout haut devant toi qui peux me comprendre, qu’à ressasser mes réflexions. C’est écrasant,… surtout à certaines heures !… d’être ainsi seul avec soi-même… Tant que j’aurai la force de me souvenir, je me rappellerai les moments que j’ai passés, devant ce bureau, avant la minute que j’avais fixée pour disparaître… Ah ! il est facile de trouver que c’est une lâcheté d’abandonner la lutte ! mais j’ai constaté, moi, qu’il fallait un rude courage pour accomplir cette prétendue lâcheté !… La vie nous tient si fortement ! Et qu’il faut déchirer de liens !

Il s’arrête un peu… René n’essaie plus de lui imposer le silence ; il voit que pour lui, si fermé aux confidences, c’est un apaisement, dans sa faiblesse inaccoutumée, de se confier à une sympathie dont la sûreté lui est un viatique. Et il écoute, le cœur battant à larges coups, l’évocation de la nuit tragique.

Le blessé reprend de la même voix lente et basse, coupée d’arrêts, comme il parlerait en rêve, ou observant un spectacle lointain.

— Il pleuvait bien fort, ce soir-là… J’entendais l’averse battre mes vitres… de même que je l’ai entendue, cet été, aux Passiflores, pendant mes nuits blanches… Ainsi, le silence était moins lourd… ce silence de la maison déserte qui me semblait déjà celui d’une tombe. J’en étais à trouver bon le roulement, bien rare ! des voitures, car c’était de la vie autour de moi… Heureusement, j’avais tant à écrire, tant de dispositions définitives à prendre, que je n’avais guère le loisir de réfléchir… bien en vain !… ni de m’attarder à considérer, sur mon bureau, l’image de mes « petits », le portrait de Marie… celui où elle est en robe de bal, avec un air de sérénité heureuse qui me semblait, alors, atroce à contempler… Mais, j’étais surtout hanté par une autre vision d’elle, toute jeune, aux premiers temps de… de notre bonheur… A quoi n’ai-je pas songé pendant cette dernière heure !…

Il se tait. Son visage, spirituellement ironique, a une sorte de majesté grave, car l’écho frémit encore en lui des souvenirs dont le torrent a jailli, alors que la volonté, enfin, ne leur imposait plus silence… Souvenirs de l’enfance joyeuse, de l’ardente jeunesse, et de la vie d’homme avec ses efforts, ses folies, ses ivresses, ses défaillances, ses troubles, ses luttes… Souvenirs lointains ou proches, ressuscitant une image pâlie, la caresse d’une voix, d’un parfum… Souvenirs imprimés dans son cerveau, dans son âme, dans sa chair, devenus le tissu même de son être…

L’étreinte de René se fait plus étroite encore, pour que cet homme sente qu’il n’est plus seul à porter le poids de son épreuve.

Dans sa vie de soldat, René, lui aussi, a vu la mort de tout près… Mais c’était dans la fièvre, la fougue de l’action, la griserie du danger audacieusement bravé, non pas l’horreur calme et glacée de la solitude ; et il pense que, jamais plus, il ne pourra juger faible, celui qui disparaît ainsi…

Le blessé continue à se rappeler, de sa voix de rêve, tout bas, isolé en lui-même :

— J’avais mis ma montre devant moi, près de l’arme… Et je m’étais dit que je la prendrais quand il serait cinq heures… Que les minutes sont brèves en de pareilles nuits !… Quand j’ai eu fini… tout ce que je devais faire, j’ai vu que le moment était à peu près venu… J’ai été un instant à la fenêtre… Il pleuvait toujours, mais le ciel devenait pâle… Ma tête me faisait atrocement mal… Je lui avais imposé de tels efforts !… La pendule a sonné… C’était l’heure… Alors, sans me permettre de réfléchir, j’ai pris le pistolet.

Il s’arrête… Nulle pensée ne saura jamais en quel abîme d’angoisse, il sombrait en cette seconde où pourtant sa résolution n’a pas chancelé… Ni le cri de désespoir fou jeté par son cœur au souvenir des bonheurs finis… Ni la révolte éperdue de l’être devant la destruction proche… Ni l’indicible épouvante de l’âme, nettement consciente qu’elle s’en allait vers un Inconnu où elle ne pouvait être sûre de trouver le néant…

Tout cela, c’est l’inoubliable secret que ses lèvres ne diront jamais…

Et un silence pèse sur les deux hommes qui voient, en cet instant, la même sombre image… Mais René reprend vite la notion de la réalité ; et comprenant la dangereuse influence que toute émotion de cette sorte peut avoir sur l’état du blessé, il intervient doucement, avec son accent de décision virile :

— Maintenant, Raymond, il ne faut plus penser à ce cauchemar fini… grâce à Dieu ! et regarder seulement en avant, car tu as charge d’âmes…

Péniblement, Raymond Seyntis articule, faisant effort pour échapper à la hantise des lugubres visions :

— Oh ! sois tranquille, je ne l’oublierai plus… D’ailleurs, quand on revient… d’où je reviens, c’est avec l’amour de la vie, si dure qu’elle soit… Dès que je vais en être capable, je recommencerai à monter la côte…

— Raymond, mon cher grand frère, ai-je besoin de te le dire, — car tu le sais, n’est-ce pas ?… — que tout ce que j’ai est à toi, si la fortune dont tu n’as jamais voulu le dépôt peut t’aider en quelque chose.

— Oui, je sais tout ce que je pourrais te demander…

Et il y a la même simplicité dans la réponse que dans l’offre. Ces deux hommes, si différents soient-ils, sont certains de pouvoir compter l’un sur l’autre.

— Je sais… Et je te remercie… avec toute mon affection… Mais ce serait un inutile sacrifice, de l’argent perdu encore dans le gouffre, sans profit réel pour personne… Je suis ruiné… Heureusement, depuis tantôt, j’espère que l’honneur sera sauf !

Et il respire profondément, comme si un fardeau avait été soulevé de sa poitrine.

— Je crois que la crainte d’être forcé de me montrer mauvais joueur avait achevé la déroute de mes nerfs… Le plus cruel, maintenant, c’est de voir Marie privée de luxe, Guillemette sans dot… Les petits, André et Mad, sont jeunes… J’ai le temps de refaire leur avenir… Mais pour elle, il est trop tard !… Pour elle, ma précieuse petite fille, à qui je dois peut-être de me trouver encore parmi les vivants…

— Pourquoi ?…

Une étrange clarté passe dans les yeux de Raymond Seyntis.

— Pourquoi ?… Parce qu’au moment où j’approchais l’arme, j’ai eu le ressouvenir de l’instant, à Houlgate, où elle me suppliait de rester… comme si elle soupçonnait la vérité, ma petite bien-aimée… où elle se blottissait contre moi, ses chers yeux si pleins de tendresse… Ma main a dû trembler… et la balle a dévié. Quand, l’autre soir, elle est entrée dans ma chambre, avec ce même regard, je me suis rappelé cela… Et aussitôt, hélas ! il m’a fallu penser que cette enfant m’avait fait vivre pour je connaisse l’épreuve de voir son avenir de femme perdu par ma faute…

— Perdu ?… En quoi serait-il perdu ?…

— René, tu le sais aussi bien que moi, qui, dans notre monde… dans celui, du moins, qui était le nôtre, hier… voudrait jamais épouser une fille dont le père est ruiné ?…

Le sceau qui fermait les lèvres de René se brise sous un impérieux élan qui emporte tous les scrupules de sa rigoureuse délicatesse…

— Raymond, si elle y consent, donne-la-moi.

Raymond Seyntis contemple son beau-frère avec une sorte de stupeur et répète, redressant un peu sa tête fatiguée :

— Que je te donne Guillemette ?… Tu voudrais épouser Guillemette, toi ?… Mon pauvre cher ami, la générosité a des bornes !…

René l’arrête d’un geste :

— Ah ! je te jure bien qu’il n’y a pas de générosité dans ma demande… mais seulement l’égoïste désir d’obtenir ma part de bonheur !… Depuis bien des jours déjà, je rêve de te l’avouer… Ce qui m’arrêtait, c’est la conviction qu’elle ne voyait en moi qu’un « oncle »… Et j’attendais mon heure, craignant de la perdre si je parlais trop tôt… Permets-moi d’essayer de la conquérir… Mais ne lui en dis rien… Pour que nous puissions être heureux, il faut qu’elle vienne à moi librement, avec le même cœur que je lui offre… Si elle désire pour sa jeunesse un autre amour… ah ! je ne m’en étonnerai pas !… Alors, je m’effacerai, car son bonheur m’est cher… par-dessus tout…

— Oui… Tu l’aimes, ma Guillemette, comme il est bon d’aimer !… murmure Seyntis, dût-on même en souffrir…

— Raymond, laisse-moi espérer que je n’en souffrirai pas par elle… Au contraire, qu’un jour viendra où elle m’apportera cette joie, que je n’ose encore croire possible, de devenir ma femme… Jusque-là, ne dis rien… Pas même encore à Marie. Garde mon secret comme je garderai le tien… C’est promis ?…

Une expression d’apaisement, de repos, détend les traits contractés du blessé.

— C’est promis !… Ah ! mon bien cher ami, s’il dépend de moi, avec quelle reconnaissance je te confierai mon trésor !

Et sa main cherche celle de René.

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