L'été de Guillemette
XII
Mme Seyntis est vraiment tout à fait satisfaite d’avoir, pour chaperonner Guillemette, Mademoiselle, si sérieuse, animée de sentiments si religieux ! Avec elle, au moins, elle n’a pas à craindre les bavardages au clair de lune, les confidences oiseuses amenées par la vie en commun ; rien, en un mot, de ce qu’elle juge absolument contraire à la santé morale des jeunes personnes.
Aussi, ce jour-là, n’a-t-elle élevé aucune objection contre une promenade de toutes deux dans le « tonneau » que Guillemette conduit elle-même.
Ah ! le délicieux temps qu’il fait ! Après une journée de bourrasques, le soleil luit de nouveau dans le ciel délicatement bleu. Selon la fantaisie de Guillemette, le poney, d’une allure fringante, a trotté, grimpé, descendu les chemins clairs où s’épandent la senteur saline et le chaud parfum de la terre et des plantes.
Tandis que sa main dirige fermement le cheval, sa pensée vagabonde en des sentiers divers… Un instant, elle se souvient d’une promenade faite sur cette même route, l’été précédent, avec son père. Alors, pendant les mois de vacances, il ne quittait guère les Passiflores. Comme il y est peu resté, cette année… Et quand il y demeure un moment, il ne paraît guère jouir de son repos.
Guillemette, sans le savoir, est une sagace observatrice ; et peut-être aussi, elle est guidée par les affinités qu’il y a entre la nature de son père et la sienne. Ce que ne remarque pas la sérénité confiante de Mme Seyntis, elle, l’enfant, en a eu vite l’intuition. Quelque grave préoccupation — d’affaires, sans doute — doit agiter son père pour qu’il ait, dès qu’il ne cause plus, ce pli soucieux entre les sourcils, cette expression absorbée qui, aux yeux aimants de Guillemette, le révèle étranger à ceux qui l’entourent…
Brusquement, elle est distraite de sa rêverie par une timide question de Mademoiselle :
— Guillemette, ne trouvez-vous pas le poney bien agité, aujourd’hui ?
Mademoiselle est craintive en voiture ; elle a une frayeur extrême des autos et croit aisément sa dernière heure arrivée quand un de ces monstres bruyants apparaît, fondant vers elle. Or, presque sans relâche, il en surgit sur la route qui font dresser la tête du poney, lequel alors prend des allures de coursier impétueux.
Mais Guillemette a ri de l’exclamation effrayée de Mademoiselle et riposté gaiement :
— M’selle, n’ayez crainte, comme disent les bonnes gens. Vous savez que je suis un cocher de confiance. Ce n’est pas la première fois que je vous promène.
— Oui ; mais Serpolet était tellement plus calme…
— C’est qu’il n’est pas sorti hier à cause de la tempête.
Mademoiselle incline la tête ; et pour se distraire de son instinctif émoi, elle essaie, comme le lui conseille Guillemette, de contempler le paysage vert qui s’élargit dans la vallée, baigné de soleil, coupé de belles ombres transparentes.
— Nous arrivons à la jolie descente de Danestal. Regardez de tous vos yeux, M’selle, s’écrie Guillemette, qui, elle-même, se grise d’air frais et des lumières harmonieuses, le regard charmé par la douceur des lointains, estompés sous une fine cendre bleue.
Mais, soudain, une nouvelle auto débouche d’une route transversale, formidable comme une trombe, lancée d’une allure folle, et tourne court, frôlant de si près la petite voiture que le cheval, effrayé, a un brusque écart. Puis, telle une flèche, il part, jeté d’un furieux élan dans la descente de la route.
Une pensée jaillit dans le cerveau de Guillemette.
— Mon Dieu, le voilà emballé ! Quel ennui !
Elle n’a pas peur du tout. N’était la présence de Mademoiselle qui ne dit pas un mot, mais est toute pâle, elle ne se plaindrait pas autrement de cette course imprévue qui ressemble à un vol.
Mademoiselle articule, les dents serrées :
— Oh ! Guillemette, tenez-le bien !
Ah ! oui, Guillemette le tient ferme. Mais le poney semble affolé par sa propre rapidité. Il va… Il va, dévorant la route, avec une telle fougue que, sans illusion, elle se sent à la merci de son cheval. Elle ne bronche ni ne s’épouvante. Les lèvres contractées un peu, elle serre les rênes si fort qu’une douleur crispe ses doigts et elle pense, saisie d’une sorte de colère froide :
— Il est plus fort que moi ! Pourvu que nous ne rencontrions pas un obstacle quelconque…
Et justement, comme une ironique réponse, elle entend le cri d’effroi que laisse échapper Mademoiselle :
— Oh ! regardez, Guillemette, il y a une auto en panne sur la route, au bas de la côte, au milieu !
— Oui, je vois… Ne criez pas… Ne bougez pas !
Mais Mademoiselle ne paraît pas l’entendre, et clame de toutes ses forces :
— Arrêtez-nous ! Arrêtez-nous !
— Je vous en supplie, taisez-vous ! commande Guillemette qui sent sa force s’épuiser, tandis que, d’un suprême effort, elle essaie de diriger le poney qui fuit éperdument.
Mais du groupe arrêté autour de l’auto un homme se détache et se lance à la tête du cheval qui l’entraîne un instant encore… Puis, dompté par la main solide, il s’arrête frémissant.
Et Guillemette, alors, inconsciemment, lâche les rênes que ses doigts lassés ne peuvent plus retenir. Sentant que l’homme qui tient son cheval — le chauffeur de l’auto, semble-t-il — en est le maître, volontiers, elle s’abandonnerait, brisée d’avoir ainsi lutté, et elle éclaterait en sanglots comme un bébé… Ce serait si bon, si reposant !…
Mais elle n’est pas femme à se donner en spectacle ; et surtout, elle voit Mademoiselle blanche comme une vierge de cire, les yeux clos.
— Ah ! elle va se trouver mal !… Vite de l’eau !
Elle essaie de sauter de la voiture. Mais la secousse éprouvée a été si forte qu’elle chancelle un peu. Ses pieds lui paraissent devenus lourds, au point qu’elle est incapable de les soulever pour avancer sur la route.
Heureusement, de l’auto on vient à son aide ; et tout le premier, un grand et mince garçon d’une vingtaine d’années, brun, les paupières bistrées sur de longs yeux noirs qui vont à Guillemette avec une expression charmée.
— Vous n’êtes pas blessée ? madame, demande-t-il.
L’accent est étranger. Guillemette en est frappée malgré son émoi. Hâtivement, elle dit :
— Non, nous ne sommes pas blessées ; mais mon amie est très émotionnée. Est-ce que vous auriez l’obligeance de demander pour elle un peu d’eau dans une de ces maisons ? Je n’ose la quitter.
Et elle désigne les petites demeures qui bordent la route et constituent à peu près le village de Danestal.
Les traits du jeune homme ont pris une indéfinissable expression de surprise et d’amusement dont Guillemette s’étonne. Mais, docilement, il s’en va frapper à l’une des portes et s’engouffre vers une cour jonchée de fumier où picorent des poules. Quelques minutes s’écoulent, et Guillemette frémit d’impatience, car Mademoiselle est à peu près évanouie.
Enfin le jeune homme reparaît accompagné d’une femme qui tient verre et carafe.
— Ah ! quelle lenteur ! murmure Guillemette.
En hâte, elle asperge généreusement le visage décoloré de Mademoiselle, laquelle sursaute sous cette inondation, ouvre de grands yeux un peu effarés et contemple, saisie, Guillemette, les inconnus immobilisés près d’elle, puis les lointains où poudroie la lumière.
— Vous allez mieux, n’est-ce pas ? interroge Guillemette dans un ardent désir d’être tranquillisée.
— Oh ! oui, très bien ! répète Mademoiselle cherchant à comprendre ce qui se passe, pourquoi ces messieurs sont là autour d’elle.
Le jeune homme, auquel son compagnon, plus âgé pourtant, montre une singulière déférence, regarde Guillemette avec une sorte d’enthousiasme, et, de sa voix chantante, s’exclame :
— Vous êtes brave, madame. Si vous n’êtes pas blessées toutes les deux, c’est parce que vous avez gardé votre sang-froid. Je vous ai admirée beaucoup !
C’est là un aveu qui, pour être dépourvu d’artifice, n’a rien de désobligeant… Et Guillemette est plutôt flattée de ressembler à une héroïne. Mais comme elle est, avant tout, très femme, elle craint subitement d’être une héroïne décoiffée, — après une pareille course ! Et d’instinct, aussitôt, elle glisse ses doigts sur sa nuque, pour lisser l’ondulation des cheveux ; cependant qu’elle répond :
— J’ai l’habitude de conduire. Mais jamais encore je ne m’étais trouvée aux prises avec un cheval emporté… C’est plus dur à maintenir que je ne le supposais… Enfin, grâce à votre chauffeur, monsieur, nous en sommes quittes pour quelques minutes d’inquiétude…
Mademoiselle est remise, pénétrée de confusion de s’être montrée si pusillanime, surtout d’avoir ainsi laissé Guillemette, — elle, le chaperon ! — se débrouiller avec des inconnus sur une grande route, pendant qu’elle se pâmait.
— Mademoiselle, nous pouvons nous remettre en route ? Votre malaise est passé ?
— Oh oui ! Guillemette.
Mais sans en avoir conscience, elle jette un regard méfiant sur le poney, pourtant bien calmé.
L’étranger, qui est resté près de la voiture, s’en aperçoit et propose avec empressement :
— Si madame a peur, je puis lui offrir de la ramener, ainsi que vous, madame, dans l’auto.
Mademoiselle retrouve toutes ses couleurs devant une telle proposition que Guillemette décline avec une souriante dignité de jeune matrone. Un remerciement et un joli signe de tête, très correct, et elle monte en voiture.
Le jeune homme a un salut profond, car Guillemette saisit les rênes.
— J’ai été heureux, bien heureux, madame, de pouvoir vous être utile et je voudrais que l’occasion s’en représentât…
— En d’autres circonstances, tout au moins, alors !… Merci encore, monsieur.
Et le poney assagi file allègrement sur la route…
Jamais peut-être encore Guillemette n’a mieux goûté la saveur de la vie. Avec un joyeux sourire, elle s’écrie :
— Ah ! pauvre M’selle, quelle promenade je vous ai fait faire ! Vous avez cru votre dernière heure arrivée, avouez…
— Oui, c’est vrai !… Aussi jamais je n’ai fait un meilleur acte de contrition. Vous ? pas, Guillemette.
Elle rit :
— Ma petite M’selle, ne soyez pas scandalisée ; mais j’avais bien assez à faire de tenir Serpolet. D’ailleurs, je ne me sentais pas une âme bien noire !
— Et puis, que va dire Mme Seyntis que nous ayons ainsi parlé avec des inconnus !
Guillemette a un geste d’insouciance.
— Elle pensera que ces inconnus — qui étaient des gens du monde — ont bien fait de nous venir en aide après avoir contribué à notre détresse, en encombrant notre chemin. Ah ! que c’est délicieux de revenir avec tous ses membres, quand on s’est vue, un moment, exposée à les casser !
Au fond du cœur, son aventure l’amuse beaucoup. Que va en dire l’oncle René ? Elle voudrait être déjà arrivée pour lui servir son récit. Mais ce ne sera plus long ; Serpolet trotte d’une allure triomphante et rapide vers Houlgate… Par bonheur ! car l’heure avance. Le ciel se nacre d’or et de pourpre, au couchant, sur les bois dont la sombre masse s’embrume. Les champs, désertés, sont paisibles infiniment ; de rares travailleurs y apparaissent encore dans le crépuscule bleu où passent les oiseaux qui volent vers leur nid.
Enfin, voici Houlgate ! Puis l’allée ombreuse qui mène aux Passiflores. Un promeneur y marche d’un pas rythmé. Il tourne la tête au trot du cheval et s’exclame :
— Comment, Guillemette, vous rentrez seulement ? Si tard ?
— Oncle René, ne me grondez pas ; vous en auriez ensuite des remords, car vous avez failli ne pas me revoir !
Inquiet, il lève la tête vers elle, si fraîche, qu’il ne peut la supposer blessée. Seulement, c’est vrai, ses yeux ont un cerne qui les fait ressembler — oh ! tellement ! — aux yeux de Nicole.
— Que vous est-il donc survenu ? petite fille.
Elle a mis Serpolet au pas ; et lui, il marche près de la voiture. Elle explique :
— Serpolet a eu peur d’une auto et s’est emballé à la descente de Danestal ; et il nous aurait jetées dans une autre auto, en panne sur la route, si le ciel n’avait lancé un chauffeur à la tête de Serpolet. Voilà !
— Guillemette, vous exagérez beaucoup, avouez-le !
— Pas un brin, mon oncle. Demandez à M’selle qui s’est presque trouvée mal d’émotion et a été ranimée seulement par l’eau qu’est allé lui chercher le jeune homme de l’auto. Un garçon très chic, mon oncle, étranger !…
— Mais, Guillemette, qu’est-ce que vous me contez-là ! Est-ce que, vous aussi, vous avez eu besoin d’être aspergée par le jeune homme très chic, étranger ?
— Non… Non, je n’étais pas pâmée, moi ! explique Guillemette, qui est enchantée de la mine de René. Voyez-vous, oncle, j’ai l’idée que mon jeune inconnu devait être un personnage. Son compagnon le traitait d’une manière cérémonieuse et avait l’air tout agité qu’il soit allé chercher de l’eau dans une cour pleine de fumier !
— Pourquoi, petite fille, n’imaginez-vous pas tout de suite que c’est le prince de Susiane en personne ? jette René avec un peu d’impatience. Il est agacé, sans comprendre pourquoi, de voir Guillemette ainsi intéressée par cet inconnu.
Mais il n’a pas le temps de discuter davantage la question, les voici au gîte tous les trois ; et sous l’arcade de la grille enguirlandée de clématites, la voiture entre dans l’allée qui mène au perron.
Mademoiselle saute à terre avec empressement et se hâte vers sa chambre, tourmentée d’avoir abandonné Mad si longtemps. Guillemette, elle, s’arrête sur la terrasse et regarde d’un œil presque caressant le jardin harmonieusement fleuri et, par delà, l’infini de la mer, sur laquelle descend le beau soir, tranquille et embaumé.
Elle se tourne à demi vers René, resté près d’elle.
— Ah ! oncle, quand je pense tout de même que j’aurais pu ne pas revoir tout cela !… Dites-moi que vous auriez eu de la peine si Serpolet m’avait tuée ou même simplement blessée…
— Ne savez-vous pas encore, Guillemette, que vous êtes ma précieuse petite nièce ?
Du sombre iris des yeux, jaillit un regard de chaude affection.
— Eh bien, oncle, puisque vous tenez un peu à moi, — quoique je sois une personne à l’inverse de vos goûts ! — je vais vous faire une confidence. Au moment où j’ai aperçu cette malencontreuse auto sur notre chemin, alors que nous allions d’un train fou, j’ai pensé : « Ah ! si mon oncle était là, je suis bien sûre qu’il trouverait moyen de me sauver. » Et en mon cœur, follement, je vous ai appelé à mon secours. C’est étonnant, quelle confiance j’ai en vous !…
D’un geste irréfléchi, il prend la petite main qui tombe, comme lassée, entre les plis de la robe. Mais cette fois, ses lèvres ne l’effleurent pas.
— Merci, chérie, dit-il doucement. S’il écoutait son affection, il attirerait cette petite fille sur sa poitrine comme une enfant très chère et baiserait son visage qui fleure la jeunesse, ses tièdes paupières, son front, près des cheveux légers autant qu’un duvet d’oiseau.
Mais il n’est pas homme à s’abandonner à un élan aussi inconsidéré ; et irrité d’en avoir eu la pensée, il la laisse s’échapper vers la maison de son pas bondissant.