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L'été de Guillemette

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XXIV

Le ciel est ouaté d’une brume rousse à travers laquelle transparaît à peine le disque pâle du soleil d’hiver.

Une bise glacée soulève la poussière et précipite la marche des passants qui circulent, pressés, dans la fièvre du 31 décembre.

René vient de descendre de cheval, au retour d’une longue course matinale ; et tandis que l’ordonnance s’éloigne, emmenant l’animal, il regarde sa montre. Elle marque onze heures moins le quart. Et il pense :

— A condition de rester en tenue, j’ai le temps d’aller embrasser Marie avant le déjeuner. Son installation rue Chateaubriand doit être assez avancée maintenant pour qu’il me soit permis d’entrer…

C’est Guillemette qui lui a demandé de ne pas venir dans leur nouveau logis, au milieu du désordre des premiers jours.

— Vous auriez une mauvaise impression sur notre gîte… Et j’ai l’ambition que vous l’aimiez… si humble qu’il soit !…

Elle parlait d’un ton de badinage ; mais il y avait dans ses yeux tant de tristesse vaillante qu’il a aussitôt promis ce qu’elle souhaitait.

D’ailleurs, que pourrait-il lui refuser ?

Depuis une semaine, les Seyntis ont quitté l’hôtel somptueux qui, tant d’années, a été pour eux la demeure familiale. Oui, l’honneur est sauf, ainsi que l’avait espéré Raymond Seyntis ; mais à quel prix !…

Ce qui serait, certes, pour beaucoup, encore une agréable médiocrité, c’est presque la pauvreté pour des êtres habitués à un luxe discret, mais magnifique. Les merveilleuses collections, les tapisseries célèbres, les meubles, les bibelots précieux ont été vendus ou vont l’être, comme l’hôtel de la rue Murillo, les Passiflores que René essaie de racheter. Ainsi déjà il a fait, autant qu’il lui a été possible, pour certains objets auxquels tenaient particulièrement sa sœur, son beau-frère.

Mais combien cela est peu, et qu’il lui est dur d’assister, passif, à un tel effondrement ; de se heurter aux refus absolus de son beau-frère quand il le supplie d’accepter, pour éviter un pareil dépouillement, tout au moins, le prêt de capitaux pris dans sa propre fortune. Ce qu’il peut seulement, c’est apporter l’aide de son énergie, de sa mâle et dévouée affection, de sa forte conception du devoir à exécuter toujours, si rude soit-il.

Le Tout-Paris a déclaré les Seyntis « très chics » dans leur façon de porter un désastre immérité ; et, favorablement impressionné, pour être à la hauteur, ne s’est point empressé de faire le vide autour d’eux.

Certains financiers, — très habiles, — et d’autres encore que le krach n’atteignait point, ont jugé bien excessive, et un peu naïve chez un homme d’affaires, la hautaine loyauté de Raymond Seyntis, se dépouillant, pour remplir, dans la mesure du possible, de formidables engagements dont il n’avait pas l’indéniable responsabilité.

Mais la foule du public a, vertueusement, admiré et honoré, d’une égale estime, et Raymond Seyntis et sa femme, si vaillante à supporter cette catastrophe imprévue. Seuls, les humbles, les fervents chrétiens qui fréquentent les messes matinales, pourraient dire que de larmes Mme Seyntis a versées en silence dans l’asile des chapelles ; quels efforts de son âme très pieuse il lui faut, pour accepter l’épreuve qui brise l’avenir de ses enfants, bouleverse à jamais sa propre vie ; et surtout, par-dessus tout, pour se résigner aux sacrifices quotidiens qui s’imposent à elle et la meurtrissent plus encore peut-être que ne l’a fait la première révélation de la ruine.

Parce que René comprend trop bien ce qu’a dû être pour elle son entrée dans une demeure étrangère, en ces derniers jours d’une année si tragiquement terminée, il a hâte de la retrouver, de lui apporter le réconfort de son affection.

Obscure aussi, une joie palpite en lui, à la pensée que Guillemette, sans doute, sera là… Ah ! le temps est bien fini, où il eût nié, avec quelque dédain, la possibilité d’éprouver cette exquise et douloureuse fièvre de l’attente qui brûle le cœur, — pareille à une soif, — quand chaque minute écoulée rapproche de l’être cher par excellence…

Son pas vif a bientôt franchi le court chemin qui l’amène chez sa sœur. Elle a voulu garder son même quartier. Mais au lieu de l’horizon vert du parc, c’est la perspective monotone des maisons qui s’allongent dans la rue calme, autant qu’une rue de province.

— Madame est-elle chez elle ? demande-t-il à la femme de chambre qui a répondu à son coup de sonnette.

— Non, Madame est sortie avec Monsieur. Mais Mademoiselle est ici.

— Voulez-vous lui demander si elle peut me recevoir ?

— Je vais m’informer. Si Monsieur veut entrer.

La femme de chambre entr’ouvre, devant lui, la porte du salon. Mais il s’arrête aussitôt sur le seuil. Guillemette elle-même est là, debout devant la cheminée, arrangeant des fleurs ; si absorbée, qu’à peine elle tourne un peu la tête, au bruit de la porte.

A la vue de René, une lumière éclaire tout son visage.

— Oh ! mon oncle !

Et elle avance vers lui, les mains tendues :

— … Quelle bonne idée d’être venu ce matin !… Et vous êtes en tenue ?… C’est complet… J’aime beaucoup, savez-vous, à vous voir en soldat !

— Je ne vous connaissais pas si ardente patriote, Guillemette, fait-il, baisant les mains fines, d’un geste qui pourrait sembler de pure courtoisie.

Elle a un léger rire et riposte, avec un éclair de sa drôlerie d’antan :

— Ce n’est pas par patriotisme… C’est parce que je trouve que ça vous va bien !

Et elle a raison. L’uniforme est seyant à la tête énergique, à la haute et ferme silhouette dont il accuse l’allure fière…

— Guillemette, vous me comblez ! réplique René, heureux de la voir presque gaie. Si rudement qu’elle ait été touchée, ses dix-huit ans n’ont pu cesser de fleurir en elle…

— Je ne vous comblerai jamais assez pour tout ce que vous méritez, mon oncle, dit-elle, d’un indéfinissable ton où il y a un badinage voulu avec une étrange profondeur d’accent. Mais… j’y pense… Vous ne venez pas dire, n’est-ce pas, que vous ne dînerez pas avec nous, ce soir, et nous laisserez terminer seuls ce lugubre 31 décembre !

— Non, certes, non, je ne viens rien vous dire de semblable… Je serais bien trop privé de ne pas finir l’année avec vous !

— Privé !… C’est si triste, ici, que nous sommes bien égoïstes de vous y retenir autant ! Enfin, vous pouvez vous dire que ce soir, en étant des nôtres, vous accomplirez une bonne action… Cela fera du bien à maman de vous avoir, à père aussi…

— Et pour vous, Guillemette, je ne puis rien ?

— A moi, vous avez donné la dangereuse habitude de trouver toujours qu’il manque quelqu’un où vous n’êtes pas…

Un frémissement a passé dans sa voix. Mais elle ne lui permet pas d’y prendre garde et change aussitôt de ton.

Depuis que l’épreuve l’a frappée, elle demeure repliée sur elle-même, sans plus rien trahir de ce qui l’émeut, même avec lui, auquel, cependant, elle n’a jamais laissé voir plus d’affection.

Mais il est bien rare maintenant qu’elle se montre auprès de lui l’enfant, spontanée dans ses confidences, qu’il a connue tout l’été. Il semble que le choc brutal qui l’a atteinte l’ait soudain mûrie, ait développé en elle une mystérieuse force de résistance, une énergie généreuse pour pratiquer l’oubli de sa propre détresse ; et il y a une sorte de dignité fière, singulièrement émouvante dans le silence qu’elle garde sur tout ce dont elle doit souffrir, de façon inévitable.

Ainsi, elle est un vivant exemple pour Mad et André, assez mal résignés, et stupéfaits de la simplicité et du calme qu’elle apporte à se prêter aux renoncements nécessaires…

Avec une grâce caressante, elle a poursuivi :

— Mon oncle, vous devez me trouver une bien malhonnête personne !… Je ne vous remercie pas des admirables fleurs dont vous nous avez comblées, maman et moi… Vous voyez, quand vous êtes arrivé, j’étais en train de parfumer, grâce à vous, notre nouveau petit home, pour que maman te trouve plus accueillant quand elle va rentrer… Car je m’aperçois qu’elle a, plus encore que moi, l’impression que nous sommes enfermés dans une boîte minuscule, où il nous faut naturellement quelques jours pour nous acclimater.

C’est vrai que cette pièce, de dimensions moyennes, paraît bien exiguë, comparée aux vastes salons, aux galeries de l’hôtel Seyntis… Pourtant, revêtue de peintures pâles, ouvrant sur un balcon, elle a un aspect de souriante élégance, grâce au goût qui a disposé les tentures, groupé les meubles — ceux du petit salon favori de Mme Seyntis, — dispersé les rares bibelots distraits du naufrage, parmi de menues plantes vertes fragilement découpées, sous la radieuse floraison des œillets, des roses pourpres et nacrées, des blancs lilas, des mimosas dont les petites têtes, odorantes et duvetées, jettent, dans la lumière, un éclair d’or.

Et très sincère, René peut répondre :

— Chérie, ne calomniez pas votre salon… Il est charmant et a déjà un air d’intimité qui paraît presque invraisemblable, étant donné que vous êtes à peine arrivés…

Le jeune visage prend une expression d’intense plaisir qui ressuscite la Guillemette de jadis.

— Vraiment, vous ne dites pas cela… par générosité ?… Non ?… Eh bien, alors, je suis ravie ! Car cet arrangement est mon œuvre… Ne me trouvez pas trop orgueilleuse de vous l’avouer, après avoir reçu vos compliments !… Cette pauvre maman avait l’air si écrasée de tout ce qu’elle avait à organiser que je l’ai suppliée de me laisser le soin du salon… Je crois qu’elle avait une médiocre confiance dans mes talents… Aussi je me suis appliquée… ferme… Car jamais je ne m’étais vue à la tête d’une pareille responsabilité !…

Elle parle gaiement. Mais René la connaît trop bien maintenant pour ne pas discerner ce qu’il y a de courage dans cette animation souriante ; et jamais plus, peut-être, il n’a éprouvé pour elle de tendresse, d’estime, de respect… Comme si elle en avait la confuse intuition, une lueur rose avive tout à coup sa fraîcheur ; et, une seconde, une impression douce infiniment allège son fardeau.

Avec son sourire des meilleurs jours, elle continue :

— Oncle, vous n’êtes pas trop pressé ?… Vous pouvez attendre maman qui est à un rendez-vous chez le notaire, avec père ?… Eh bien, puisque mon salon vous plaît, faites-moi une petite visite, à moi… Et causons !… Là, devant le feu, nous serons très bien !…

Elle s’assoit sur une chaise basse. Mais lui, reste debout devant elle, adossé à la cheminée.

Elle a dit : « Causons ! » Et pourtant, ni lui ni elle ne parlent… Ils pensent à tant de choses !… Le regard distrait, elle contemple la chair odorante des œillets dressés dans une aiguière de cristal. Mais lui ne voit que la tête charmante, les yeux qui songent et qu’il voudrait clore sous ses lèvres, la forme svelte qu’il rêve de blottir sur sa poitrine dans un geste enveloppant d’amour et de protection.

Et, doucement, après elle, il répète :

— Nous sommes bien ici, vous avez raison… Et grâce à vous, chérie… Vous êtes une brave petite femme ! Guillemette.

Elle tressaille et secoue la tête :

— Tant mieux si j’en ai l’air… Mais vous me croyez meilleure que je ne suis, mon oncle… Je devrais penser que père nous ayant été laissé, tout le reste n’est rien…

Elle s’arrête un peu ; et, à l’expression du visage, René comprend qu’elle a deviné la vérité…

— Et cependant, quand je regarde tout au fond de mon cœur, je m’aperçois qu’à la surface seulement je suis courageuse.

— C’est déjà beaucoup !… Guillemette, vous êtes trop exigeante pour vous-même.

— Croyez-vous ?… Moi, pas… Je suis honteuse d’arriver — si mal ! — à m’estimer satisfaite, parce que je ne me vois pas, comme Mademoiselle, contrainte d’aller surveiller des petites filles aux Champs-Élysées, ou remplir quelque besogne aussi séduisante, sous peine de mourir de faim… Car j’ai cru, à la première heure, que c’était là le sort qui m’attendait… Mon oncle, ne vous moquez pas de moi !… On m’a dit que j’étais devenue pauvre… Et je ne savais pas, au juste, ce que c’était d’être pauvre… Maintenant, je sais et…

— Et ?… insiste-t-il.

Elle regarde droit devant elle, dans les flammes qui jaillissent d’une bûche écroulée.

— Et… je trouve cela très désagréable !… Non, je ne suis pas courageuse… Il me paraît dur de ne plus pouvoir acheter tout ce qui me plaît… de n’avoir plus ni chevaux ni voitures… moi, qui pourtant aimais par-dessus tout aller à pied !… Je ne me connaissais pas à ce point capricieuse !… Cela m’a déchiré le cœur de quitter l’hôtel, mes chers arbres du parc Monceau… de voir disparaître les tapisseries, les tableaux que j’avais tant regardés depuis ma plus petite enfance, qu’ils me semblaient avoir pris quelque chose de moi-même !… être devenus des amis qui m’entouraient, m’isolaient des indifférents, me faisaient une façon de petit univers où il devait être impossible au malheur d’entrer !… Et voici que l’hôtel va être vendu… Et puis, ce sera le tour des Passiflores… C’est horrible de voir tout cela tomber dans le passé… Il y a des moments où j’ai l’impression de posséder maintenant une très vieille âme… A ce point, que je suis tentée de courir me regarder dans la glace pour m’assurer que mes cheveux ne sont pas devenus blancs !…

Elle semble encore plaisanter. Mais aux battements des cils, René devine les paupières lourdes des larmes qu’elle ne veut pas laisser couler. Il attire la main qui tourmente l’étoffe de la robe d’un geste inconscient et l’enserre dans les siennes.

Elle n’a aucun mouvement pour se dérober et lève vers lui des prunelles larges d’angoisse :

— Oh ! mon oncle, est-ce que je pourrai jamais oublier comme le malheur vient vite !… J’ai peur de la vie, maintenant…

— Il ne faut pas… parce que le bonheur aussi vient vite et les mauvais jours passent, vous le savez bien… Pour vous aider à les traverser, vous devez me permettre, Guillemette, de vous gâter beaucoup…

Un faible sourire effleure les lèvres, tout plein d’une douceur tendre :

— Me gâter !… Je me demande comment vous pourriez le faire plus que vous ne le faites !… Quel ami vous avez été depuis… depuis l’affreux matin où nous avons appris, là-bas, dans le jardin des Passiflores… Je ne vous en ai jamais remercié, parce que, pour conserver mon apparente bravoure, il me fallait fuir tout ce qui pouvait m’attendrir… Aujourd’hui, je suis moins nerveuse… et je ne veux pas que vous me supposiez ingrate ou insouciante, aveugle à votre bonté…

Il se penche un peu vers elle :

— Alors vous croyez que c’est ma « bonté », pour parler votre langage, qui me fait considérer comme mienne l’épreuve dont vous souffrez et me donne soif de tenter l’impossible pour vous l’alléger…, qui me rendrait capable, pour cela, de sacrifier n’importe quoi… n’importe qui !…

— C’est aussi parce que vous avez une grande affection pour moi !…, fait-elle, la voix assourdie tout à coup, et dégageant sa main qu’il avait gardée.

— C’est parce que vous êtes la créature qui m’est le plus chère au monde… Guillemette, mais vous ne devinez donc pas que je vous adore ?…

Elle a un frémissement de tout l’être et il lui revoit cette même expression de sphinx qu’elle avait aux Passiflores, le matin après son retour, quand elle lui parlait de Nicole ; les mêmes yeux interrogateurs, profonds, lumineux où la pensée jaillit de l’âme, tandis qu’elle murmure passionnément :

— Ah ! mon oncle… mon oncle, pourquoi dites-vous cela !!!

— Pourquoi ?… Parce que je voudrais enfin…, enfin ! avoir le droit de vous aimer, de vous garder comme mon enfant, comme mon amie… comme mon trésor… comme…

Il s’arrête un peu ; et plus bas, d’un accent où supplie le cri de son amour, il finit :

— De vous aimer comme ma femme… Guillemette, est-ce que je souhaite l’impossible ?

— Mais… mais, mon oncle, ce qui est impossible, c’est que vous pensiez ainsi à moi !… Je suis si peu la femme que vous désirez rencontrer !… Vous êtes tellement plus sage, tellement meilleur que moi !…

II se souvient trop d’une heure, proche encore, pour supporter de l’entendre parler de la sorte.

— Guillemette, je vous en conjure, ne dites pas de pareilles folies !… De nous deux, c’est moi… ah ! je le crains bien !… qui suis le moins sage, celui qui mérite le moins son bonheur… Mais…

Et il a ce sourire qui donne tant de charme à son visage énergique :

— Mais… vous ne pouvez trop me reprocher d’être sans le moindre piédestal, puisque vous préférez les hommes très loin de la perfection… Vous m’en avez fait l’aveu, cet été.

Elle a un léger frisson :

— Il ne faut plus parler de l’été, de mon bel été lumineux… le dernier où j’ai ignoré le chagrin… Cela me fait trop mal… En ce moment, je ne peux pas regarder en arrière… Parlez-moi seulement de l’avenir où vous voulez m’emporter, de vous… Dites-moi encore que…

— Que votre grâce m’a transformé, mon enfant chérie. Vous avez chassé le vieil homme dont la froideur, les idées étroites, les raides principes vous faisaient peur, vous révoltaient… Il y a quelques mois, aux Passiflores, vous m’avez dit… vous en souvenez-vous ?… que vous voudriez être aimée follement de celui à qui vous vous confieriez… Et quand je regarde en moi, je vois que c’est ainsi que je vous aime… Et encore, avec tout mon respect, toute ma foi, toute mon adoration… Dans mon cœur, je ne vois plus que vous, vous seule, ma Guillemette…

— Plus que moi ?… Mais… mais Nicole ?…

— Nicole ?… Ah ! Nicole !… Elle est réconciliée avec son mari et ne songe plus guère à nous… à moi…

Aux autres, c’est possible… A lui, certainement elle songe parfois ; car elle le lui a écrit, c’est à lui qu’elle doit d’avoir sacrifié son orgueil et recommencé la vie où était son bonheur…

— … Soit, elle ne songe pas à vous… Mais peut-être vous, encore, vous pensez à elle… Êtes-vous donc sûr de l’avoir oubliée ?… Êtes-vous sûr de ne pas la regretter près de moi, si vous la retrouvez belle comme vous l’avez vue à Saint-Jean-de-Luz… où vous avez passé des jours et des jours ensemble…

Il voit le doute trembler encore dans l’eau sombre des yeux. Et lui, si dédaigneux de tout danger, est bouleversé tout à coup d’une terreur affolée de la perdre s’il ne parvient à écarter l’ombre qu’elle devine entre eux, dans sa prescience de femme… C’est à lui qu’il appartient de conquérir son bonheur, celui qu’il veut donner à cette créature chérie, devenue pour lui l’Unique… Alors, avec une autorité tendre, il reprend les deux mains qu’il sent palpiter dans les siennes ; fort de son amour dont la flamme a brûlé les souvenirs mauvais, il répond, et son accent a une sincérité grave :

— Écoutez-moi, Guillemette, vous qui êtes pour moi ce que nulle femme n’a jamais été, vous à qui j’offre tout ce que mon cœur, mon esprit possèdent de meilleur… Et comprenez-moi, pour que, jamais plus, vous ne soyez effleurée d’une inquiétude au souvenir des quelques jours où j’ai vécu près de Nicole… Ma petite aimée, quand je suis arrivé à Saint-Jean-de-Luz, je vous fuyais…

— Vous me fuyiez ?… moi ?… Oh ! pourquoi me fuyiez-vous ?…

— Je venais de m’apercevoir tout à coup que je vous aimais… Ah ! bien autrement que je ne le croyais !… Comme je m’imaginais n’en avoir pas le droit… puisque vous ne partagiez pas cet amour…

Si bas, qu’à peine il l’entend, ses lèvres articulent lentement :

— Que pouviez-vous savoir ?… Alors que moi-même je ne savais… rien… Et puis… dites… après ?

— Et puis, par hasard, j’ai retrouvé Mme de Miolan… alors…

Il s’arrête une seconde… De toute son âme, elle écoute… Et incapable de lui dire un mot qui ne soit pas la vérité, il reprend :

— Alors, comme toute ma volonté avait été impuissante à me détacher de vous, ainsi que je m’en figurais avoir — absurdement ! — le devoir… alors, Guillemette, je suis resté près d’elle, espérant que sa présence m’aiderait à échapper au rêve qui me hantait…

— Oh ! vous avez pu faire cela ! vous !!!

Il sent que les deux mains ont un élan pour lui échapper. Mais il les enlace plus étroitement. Même un instant, il ne veut plus qu’elle s’éloigne de lui… D’un geste dominateur, il les attire sur sa poitrine dans laquelle bat le cœur où elle est entrée souverainement, et d’une voix que l’émotion brise, il répète :

— Oui, j’ai fait cette tentative insensée… Et j’y ai compris que je ne voulais plus qu’une chose, vous obtenir, vous, mon amour, mon unique amour. Aujourd’hui, je vous jure que j’ai le droit de vous demander de vous confier à moi, pour les bons et les mauvais jours… Me croyez-vous ?… Guillemette.

Les lèvres closes, elle laisse son regard lire dans cet autre regard qui, elle en a la foi divine, ne lui mentirait pas… Alors, sûre de lui comme d’elle-même, elle tressaille, dans l’ivresse merveilleuse de celles qui se donnent ; et avec un mouvement délicieux d’enfant, cherchant l’asile des bras qui l’enveloppent soudain, elle murmure passionnément, sous les lèvres qui osent enfin toucher son visage :

— Oui, je vous crois, René… et je vous aime… Ah ! que je vous aime, moi aussi !

FIN

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