← Retour

L'été de Guillemette

16px
100%

XI

Et le jour où elle l’avait décidé, Nicole de Miolan est partie pour Dinard, laissant à Houlgate ses fidèles gardes du corps — et parents — qui, navrés de ne pouvoir la retenir, l’ont vue monter en wagon avec autant de détresse que si elle s’en allait à la mort.

En revanche, Guillemette a très bien pris ce départ, malgré son enthousiaste et chaude sympathie pour sa belle cousine. Quant à René, il en éprouve un véritable allègement. Certes, il sait maintenant que, même l’imprévu la fît-il libre, il ne souhaiterait plus, comme jadis, qu’elle devînt sa femme ; car il est sûr que, l’un par l’autre, ils seraient malheureux… Telle qu’elle est, elle blesse, et ses convictions religieuses, et la conception qu’il a de la femme… Mais… si fortes que soient sa notion du devoir et sa hautaine résolution d’y être fidèle, il n’en est pas moins un homme ; et les obscurs bas-fonds de son être tressaillaient quand la vie quotidienne lui apportait le frôlement de cette créature de passion et de révolte qui appartient à un autre. Aussi trouve-t-il une sorte de délivrance à ne plus voir le visage charmant dont les yeux — si tristes parfois — éveillaient en lui l’instinctif désir d’aller à elle pour la bercer, avec les mots, les tendresses qui consolent…

Elle est partie. Dans le salon où tous étaient réunis et causaient, ils ont échangé un rapide adieu. Elle lui a tendu la main, à l’anglaise :

— Adieu, René.

Il s’est incliné sur les doigts gantés, et ses lèvres les ont effleurés. Comme il relevait la tête, il a rencontré le regard de Nicole où il y avait une sorte de prière ; et, très bas, elle a murmuré :

— Quoi qu’il arrive, pensez toujours à moi, avec votre indulgence d’autrefois…

Pourquoi lui a-t-elle dit cela ? Que prévoyait-elle donc ? Maintenant elle est allée vers sa destinée. Il ne peut rien pour elle.

Autour de la table du lunch, devant la terrasse, sous l’ombre des tilleuls, les hôtes actuels des Passiflores parlent d’elle. Ils sont, pour quelques jours, en petit nombre. Les de Coriolis, Hawford, la chanoinesse sont partis. Seuls, sont restés M. et Mme d’Harbourg, tout désemparés de n’avoir plus Nicole.

Mais des visiteurs aussi sont là ; car le « jour » de Mme Seyntis est très couru ; et, dans leur nombre, se trouvent Mme de Mussy, toujours bavarde, et sa fille Louise qui, de sa manière précise, à la façon d’un théorème, s’intéresse à l’organisation de la fête de charité qu’a demandée M. le curé d’Houlgate. La solennité promet d’être d’autant plus brillante que, pour cette époque, est annoncée la présence, à Houlgate, du vieux roi de Susiane, avec son petit-fils. Or, le souverain est toujours en quête de distractions, et il profite de toutes celles qui lui sont offertes pendant ses visites en France.

Sûrement, il viendra à la Kermesse, ouverte dans la villa de la princesse de Bihague ; ce qui constituera une attraction de plus et rehaussera le caractère très aristocratique de la fête. Par exemple, il y a divergence d’idées entre les dames patronnesses quant à la nature des distractions devant être données aux visiteurs. Les artistes du Casino ont offert leur concours. Mais l’acceptera-t-on pour une fête dont M. le curé est président ?

Le digne pasteur — comme dit Raymond Seyntis — est justement en visite aux Passiflores et le cas lui est soumis. Ce qui paraît le rendre très perplexe, d’autant que les belles dames qui l’entourent échangent à ce sujet des opinions contradictoires. Or, il ne voudrait contrarier aucune de ses riches et bienfaisantes paroissiennes. Aussi se confond-il en phrases aimables qui ne décident rien et plaisent à tous les amours-propres.

La jeunesse joue au tennis ; et, une fois de plus, René Carrère a toute facilité pour observer plusieurs échantillons des jeunes personnes à marier, parmi lesquelles sa sœur souhaiterait lui voir faire un choix. Il vient de rentrer, pour le lunch, comme elle l’en avait prié ; mais, assis un peu en dehors du cercle réuni autour d’elle, se mêlant à la conversation juste autant que la politesse l’exige, il regarde vers l’espace sablé du tennis où évoluent les jolies ou agréables héritières auxquelles il peut aspirer.

Toutes sont, naturellement, des jeunes filles très bien élevées, selon la formule. René les a vues — et d’autres encore — bien des fois depuis son arrivée à Houlgate. Mais, est-ce sa vie au loin qui lui a enlevé le goût et la compréhension de ces jeunes Parisiennes du vingtième siècle ? Elles lui semblent des gamines et pourtant il a l’intuition qu’elles en savent déjà très long sur la vie. Il devine la tranquille hardiesse de leurs pensées, de leurs conversations, de leurs lectures. Ces petites vierges connaissent, sans y avoir goûté, l’arbre de la science. Il les sent des êtres compliqués qui l’effraient ; ayant à vingt ans des coquetteries et des clairvoyances de femme ; point perverses mais curieuses de tout apprendre, insouciantes de l’antique conseil : « Qui aime le danger y périra. »

Pour les bien guider dans la route à deux, il faudrait être un maître psychologue… Et lui est tout juste un apprenti qui, d’esprit intransigeant, fidèle à un idéal absolu, a toujours entrevu la compagne de sa vie à l’image de sa sœur, sérieuse et tendre, d’âme limpide, obéissante, religieuse.

Est-ce un rêve impossible qu’il faisait là, depuis qu’il est délivré de la folie d’aimer Nicole ? Au loin, il le croyait si aisément réalisable… Et voici qu’il commence à en douter.

Pourtant il éprouve, singulièrement vif, le besoin de fixer enfin sa vie, d’avoir son foyer, de connaître la douceur d’exister deux en une seule âme… Peut-être parce que son isolement de près de cinq années lui en a donné le nostalgique désir… Peut-être aussi parce qu’il est de ceux qui ne savent se mouvoir librement que dans le plein jour des vies régulières.

Alors pourquoi se montrer si difficile ? La question lui jaillit dans la pensée, tandis qu’il écoute Louise de Mussy dont le remarquable esprit d’organisation vient discrètement en aide à l’incertitude de M. le curé.

— Je suis idiot ! pense-t-il avec impatience. Je n’aime pas les jeunes filles déjà femmes et les autres me paraissent des pouponnes insignifiantes !…

Oui, toutes, sauf une, Guillemette. Mais elle ne compte pas. C’est sa nièce, un peu son enfant… Il la cherche des yeux, pour se reposer du profil régulier de Louise de Mussy. En ce moment, elle ne joue plus, assise sur le bras d’un fauteuil, dans cette attitude, qui lui est si familière, d’oiseau prêt à prendre son vol. Ses mains tourmentent une branche de jasmin tandis qu’elle bavarde, en souriant, avec son partner de la précédente partie, un grand garçon élégant en sa tenue de joueur. C’est le fils d’intimes amis des Seyntis. Il est, lui aussi, généreusement pourvu par la fortune et exerce, pour la forme, une vague profession d’avocat.

Est-ce donc parce que Mme Seyntis sait tout cela qu’elle laisse ainsi ce beau garçon rôder autour de sa fille, sous couleur de parties de tennis, lui parler les yeux dans les yeux, se griser de sa jeunesse comme on s’enivre d’un parfum de fleur ?

Avec une attention devenue aiguë, René observe le groupe qui l’intéresse. Comme ils sont jeunes tous deux ! et qu’il est naturel que leur causerie ait cette vivacité joyeuse… Que lui paraisse oublier toutes les autres pour elle… Que Guillemette lui montre cette coquetterie, peut-être inconsciente, dont la grâce est incomparable.

Quelque chose dans son attitude fait soudain jaillir dans la pensée de René une vision du passé, de la Nicole d’autrefois. De traits, elles ne se ressemblent pourtant pas. Mais, dans leur être de femme, il y a la même souplesse nerveuse et caressante des lignes, le même charme dans le sourire, dans l’expression changeante du regard, la même grâce de geste… Seulement, par bonheur, Guillemette est une Nicole moralement toute fraîche, qui s’ignore, dont la vie est blanche…

Une voix rieuse s’élève près de lui, un peu assombri :

— Oncle René, est-ce que vous n’en avez pas assez d’être avec les grandes personnes ? Venez donc avec nous faire une partie de tennis !

Une bizarre impression de plaisir traverse, pareille à une bouffée printanière, la songerie, plutôt morose, de René. Guillemette est là, près de lui, les joues carminées par le jeu. Ses yeux ont un regard d’affection câline. Il éprouve tant de gratitude qu’elle ait pensé à lui dans son plaisir que, sans réfléchir, il prend la petite main toute chaude qui effleure son épaule et la porte à ses lèvres. Quand il en sent le doux contact, il a conscience de son acte et la laisse aussitôt retomber :

— Chérie, vous êtes une charmante petite nièce ; mais je suis bien trop vieux pour jouer avec vous et vos amies…

Sans façon, elle éclate de rire. Sa pensée est en fête. Le mouvement spontané de René l’a charmée.

— Oncle, ne dites pas d’absurdités ! Et bien que vous vous considériez comme Mathusalem, — c’est bien Mathusalem, n’est-ce pas, le doyen des vieillards ? — venez m’aider à battre Guy d’Andrades qui est passé à l’ennemi. Je sais que vous êtes une forte raquette.

Guy d’Andrades, c’est le beau garçon avec qui elle flirtait il y a un instant.

René n’hésite plus. Du reste, il hésitait pour la forme.

— Je suis à vos ordres, petite fille.

Et il la suit, insouciant du regard désapprobateur de Louise de Mussy qui s’étonne de le voir quitter le cercle des personnes sérieuses.

— Oncle, n’oubliez pas que nous devons nous couvrir de gloire !

La partie s’engage, distraitement considérée par les parents qui potinent. Seul, M. d’Harbourg est venu en observer de près les péripéties et accable les joueurs de conseils dont ils n’ont souci, tout en les écoutant, au vol, avec une déférence polie.

— Guillemette, ma petite fille, tu as trop chaud, tu devrais t’arrêter !

— Ce n’est pas le moment, mon oncle, lance-t-elle, tout en rattrapant sa balle d’un geste sûr.

Et, selon les hasards du jeu, elle se jette en avant ou recule d’un bond, vive, adroite, soutenue par René qui est dominé par le frivole désir de battre Guy d’Andrades.

La lutte est chaude. Mais la chance est pour lui. Une dernière balle rase le filet… Et Guillemette jette un cri de joie :

— Nous avons gagné !… Oncle René, je vous adore !… Quelle belle partie !

Comme le ferait une gamine, elle saute de joie, tenant sa raquette à pleines mains. Ses pieds, chaussés de blanc, bondissent sur le sable, sous sa jupe un peu courte. Mais elle n’a pas le loisir de savourer davantage sa victoire, car Mme Seyntis appelle :

— Guillemette, ces dames réclament tes amies…

Seulement, quand toutes et tous sont partis, elle revient, après avoir escorté jusqu’à la grille la dernière visiteuse, vers la terrasse où René ouvre les journaux du soir. C’est l’heure exquise du ciel rose ; l’air est tiède dans le jardin paisible dont les lointains se voilent à travers les branches.

Elle s’exclame joyeusement :

— Comme nous avons bien vaincu Guy d’Andrades ! J’espère qu’il est humilié jusque dans les moelles !

Il sourit, amusé. La jeunesse de cette petite fille l’éclaire ainsi qu’une flamme joyeuse.

— Guillemette, vous n’avez pas le triomphe modeste ! Vous êtes sans pitié pour vos amis abattus !

— Guy d’Andrades n’est pas mon ami.

— Ah !

— Non, c’est pour moi un très gentil camarade ! Il y a tant d’années que nous nous connaissons et nous nous sommes tant disputés quand nous jouions ensemble sur la plage ! C’est sans doute pour cela qu’il me fait encore l’effet d’un petit garçon. Il n’a que vingt-trois ans, d’ailleurs…

— Vraiment ?… Et à quel âge commence-t-on à compter pour vous ?

— Ça dépend… quand on m’inspire confiance.

Dit-elle cela pour lui ? Mais, déjà, elle continue, les prunelles malicieuses :

— Avouez, mon oncle, que vous vous êtes bien plus amusé quand vous avez joué avec nous, au lieu de rester dans votre solitude, à nous observer de loin, comme un vieux philosophe, mes amies et moi… Mes amies surtout… Moi, vous avez, ici, toute facilité pour me disséquer !

— Qui vous fait imaginer, petite fille, que je m’abîmais en réflexions psychologiques ?

— C’est que, moi aussi, mon oncle, je commence à vous connaître !… Aussi voulez-vous ma modeste petite idée, pour votre gouverne ?… C’est que si vous continuez à être si difficile, vous ne me trouverez jamais la tante parfaite que vous souhaitez me donner…

— Quelle perspicacité ! Guillemette. C’est vrai, je me demande avec un peu d’inquiétude, si j’arriverai un jour à rencontrer la femme que je rêve.

— Ce sera celle-là ou une autre ! décide-t-elle philosophiquement… Si j’écoutais mon égoïsme, je ferais des vœux pour que vous ne trouviez pas tout de suite votre idéal !

— Parce que ?

— Parce que, quand vous l’aurez enfin rencontrée, vous ne penserez plus qu’à elle et vous vous soucierez de moi comme d’un brin de paille !… Or, je tiens à mes amis, à mes vrais !

Il la regarde, touché de l’aveu.

— Je ne crois pas possible que la tante idéale puisse jamais me détacher de vous, petite Guillemette.

— Bien sûr ? oncle.

— Bien sûr.

— Alors, je suis tranquille… Vous êtes des gens qui n’oublient pas leurs promesses… Au revoir, oncle, à tout à l’heure. Je me sauve m’habiller pour le dîner… Votre servante !

Elle s’incline en une majestueuse révérence, puis se redresse d’une pirouette gamine et saute sur le perron.

Chargement de la publicité...