L'été de Guillemette
X
Cependant les promeneurs se sont arrêtés, pour goûter, dans une ferme à mi-chemin entre Houlgate et Villers… Une ferme dressée sur la falaise, devant le pittoresque chaos des roches qui dévalent vers le sable parmi la floraison rose des bruyères et des œillets sauvages ; sous la dentelle fine des herbes, jaillies entre les pierres, et les branches tordues des arbrisseaux, agrippés aux tumultueux éboulis des roches.
Dans la prairie herbeuse qui s’allonge sur la falaise, la fermière, accoutumée aux visites quotidiennes des touristes, prépare la table pour le thé, avec une connaissance parfaite de leurs goûts et des avantages qu’elle en tirera. D’ailleurs, Mademoiselle, investie au départ des pleins pouvoirs de Mme Seyntis, veille à ce que rien ne manque, soigneuse toujours du bien-être des autres qui tous la laissent faire très volontiers.
La petite de Coriolis s’est jetée dans l’herbe comme une enfant fatiguée ; et, sans façon, ayant pris sa glace de poche, elle rafraîchit d’une caresse de poudre ses joues brûlantes. Mad, assise à la turque devant elle, la contemple avec intérêt, et dans un élan juvénile, lui déclare qu’elle la trouve bien jolie. André, étendu, les coudes au sol, le menton dans les mains, observe les barques dont les voiles sont immobiles sur la grande mer paisible. Guillemette, elle, reste debout. Jamais, semble-t-il, elle n’est fatiguée. Dans son jeune corps, circule une telle sève ! A pleines lèvres, elle aspire la bonne senteur saline qui monte du large. Mais ses yeux ne regardent point le lointain, sablé d’une brume d’or, vers le couchant. Sous la dentelle du grand chapeau de broderie, ils sont fixés avec une étrange expression sur le groupe que forment, un peu en avant, Nicole, Hawford, et le capitaine de Coriolis, celui-ci la lorgnette en main, étudiant la côte.
Nicole est arrêtée à l’extrême bord de la falaise et les plis de sa robe de linon ruissellent autour d’elle. Comme obstinément, elle regarde, à ses pieds, le vide, miroitant de vagues nonchalantes, d’un bleu vert d’opale !… Hawford lui parle. L’entend-elle, même ?… Elle ne bouge ni ne répond. A quoi peut-elle songer avec ce visage grave, cet air d’être absente, seule avec elle-même, regardant vers quelque chose d’invisible ?… Pourtant, elle était très gaie pendant la promenade. Elle taquinait André et un peu aussi le capitaine de Coriolis qui flânait de préférence auprès de sa jeune femme. Elle causait avec Hawford. Mais peu, très peu, avec l’oncle René. Et Guillemette ne s’en est pas plainte. Sans se l’être avoué, elle estime que l’oncle René lui appartient en propre. Est-ce qu’à son arrivée, ils n’ont pas fait un pacte d’amitié ?… Jusqu’au jour où il se mariera, elle tient bizarrement à occuper l’une des premières places dans ses affections. A aucun prix, elle ne voudrait que Nicole le reprît comme autrefois…
Par bonheur, il ne la recherche pas… Mais, tout de même, comme il l’observe ! Par moments, quand elle est très entourée — par une vraie cour masculine, — il a une façon de mordre sa lèvre sous sa moustache, le front barré d’un pli… Quand Guillemette lui voit ce visage, elle est tout ensemble exaspérée et passionnément intéressée…
En ce moment, elle se sent satisfaite parce qu’il est loin de la jeune femme, et à quelques pas d’elle-même. Mais levant la tête vers lui, elle a un tressaillement d’impatience, car elle constate que, comme elle, il remarque le groupe de Nicole et d’Hawford.
Mme de Miolan est sortie de sa songerie. Elle vient de répondre au peintre avec un petit rire qui a tinté dans l’air chaud ; et ni l’un ni l’autre ne paraissent disposés à se rapprocher de leurs compagnons de promenade.
— A quoi pensez-vous avec cette mine attentive ? Guillemette.
C’est René qui l’interroge brusquement :
— Je m’instruis, mon oncle.
— Sur…?
— Sur la facilité avec laquelle les hommes peuvent être séduits… Il y a cinq jours que Francis Hawford est à Houlgate.
René commence à être trop habitué aux désinvoltes aperçus de sa nièce pour s’effaroucher, comme aux premiers jours. Mais avec le souci d’écarter les pensées malsaines du jeune esprit de Guillemette, il dit tranquillement, les sourcils rapprochés, cependant :
— Hawford est un artiste, c’est pourquoi il a été si aisément subjugué par la beauté de Nicole…
— Oh ! mon oncle, pour cela, il suffit d’être un homme !
— C’est vrai… Les hommes sont bien faibles…
— Pas tous, il me semble… Je ne peux pas croire que vous, mon oncle, vous le seriez ; vous êtes en possession d’une volonté qui ne badine pas, quand elle a dit : « Halte-là !… » A la place d’Hawford, vous ne vous seriez pas laissé attraper ainsi…
Cette petite fille ne sait ce qu’elle dit… Autrefois, il a été faible, si faible… Et à l’heure actuelle, si Nicole voulait, qui sait si l’étincelle ne pourrait jaillir encore des cendres mortes ?… Il vient de vivre plusieurs jours près d’elle et il sait maintenant qu’elle est la séduction même, qu’elle enivre, autant par son âme d’orage, que par sa forme parfaite… Et Guillemette le juge impassible !…
Il réplique avec une sorte d’ironie :
— Je ne suis pas un artiste, moi !
— Pourtant, vous aussi, vous la trouvez très belle ?…
— Oui, elle l’est… dangereusement ! dit-il d’une voix un peu lente.
Les mots ont dû lui échapper car, aussitôt, d’un geste sec, il coupe avec sa canne la tête fine d’un arbrisseau.
Elle, les yeux sur l’herbe veloutée, répète :
— Dangereuse… Pourquoi ?… Pour elle ? Pour ceux qui la voient ?…
— Pour les uns et les autres ! prononce-t-il presque âprement. Petite fille, petite fille, dans quel monde prétendez-vous entrer qui n’est pas fait pour vous ?
Les yeux violets de Guillemette deviennent presque noirs.
— Oncle, excusez-moi, je croyais que, vu notre traité d’amitié, je pouvais vous dire, en toute franchise, ce que j’avais dans la cervelle… J’oublie toujours comme vous êtes vite scandalisé !
Et, très digne, sachant bien que René regrette sa réflexion et souhaiterait la lui faire oublier, elle s’en va vers la table à thé, sans le moindre regard vers lui.
Nicole revient. La ligne de son corps svelte et souple ondule sur l’infini lumineux d’un ciel d’or roux. Elle marche si près du bord de la falaise que, d’instinct, René lui crie, la voyant venir ainsi :
— Nicole, que vous êtes imprudente ! Prenez donc le sentier…
Elle a un geste léger des épaules, un sourire, et continue d’avancer. Le capitaine de Coriolis a rejoint Hawford et le retient pour lui montrer une découpure de la côte. Nicole est près de René. Il l’a attendue dans un inconscient besoin de protection. Elle le devine :
— Vous craignez que je ne sois victime de mon imprudence, comme vous dites ? Si j’étais sage et courageuse, savez-vous ce que je ferais ? J’avancerais encore de quelques pas, jusqu’au point où finit la falaise… Et pour moi aussi, ce serait la fin !… Plus de souvenirs ! Plus de luttes ! plus de rêves inutiles !… Quel repos ! Seulement je ne suis pas courageuse… et j’ai encore un tel désir de vivre !
Les mêmes mots viennent, à René, qu’il lui a dits le premier soir :
— Pauvre, pauvre Nicole ! Je voudrais tant faire quelque chose pour vous !
Elle secoue un peu la tête.
— Vous ne pouvez rien… Ni personne.
Personne ?… Si, celui-là seul qu’elle veut rejeter de sa vie, qui, jadis, lui a pris son cœur de jeune fille… Mais jamais elle n’avouerait ni ne s’avouerait cela !
Le matin même, le courrier lui a apporté, de Constantinople, une de ces lettres qu’elle ne veut pas ouvrir. Pourtant, pas plus que les précédentes, elle ne l’a brûlée. D’un geste résolu de ses doigts qui tremblaient, elle l’a enfermée, — comme on enferme les morts dans une tombe.
Mais elle n’a pu, de même, clore sa pensée, ni étouffer la plainte désespérée de son cœur qui se souvient, qui voudrait savoir et ne peut se consoler !
Dieu, qu’elle se sent effroyablement perdue dans le monde !… et seule !… Depuis le matin, l’affolante tempête gronde en elle qui est sans soutien pour la supporter… Comment peut-il y avoir des résignés qui acceptent leur destinée, si dure soit-elle !
La douce Mademoiselle serait pénétrée de confusion si elle savait avec quel intérêt, où il entre une sorte de respect, Nicole l’observe pendant leurs quelques jours de vie commune. Cette pure et humble créature éveille en elle une fugitive sensation d’apaisement. Un matin, de sa fenêtre, elle l’a vue qui revenait, sans doute, de quelque messe matinale, un livre de prières en main ; et de toute son âme, elle a envié la sérénité de ce visage que nulle pensée mauvaise n’a jamais dû voiler. La veille, de nouveau, comme elle rentrait avant le dîner d’une promenade solitaire, elle a encore aperçu Mademoiselle qui pénétrait dans l’église. Elle l’a suivie, avec la même soif un peu maladive de se reposer dans l’effleurement de cette vie limpide. Elle aurait voulu croire, prier comme Mademoiselle, elle qui ne croit ni ne prie plus. Elle voudrait la supplier de lui donner quelque chose de sa paix, de lui apprendre comment on peut oublier, pardonner, accepter l’épreuve sans révolte, renoncer au bonheur qui ne s’achète que par l’irrémédiable déchéance…
Pauvre Mademoiselle, elle n’aurait rien compris aux révoltes qui bouleversent l’âme de Nicole de Miolan… Elle lui a souri quand elle l’a trouvée devant l’église et s’est préparée à passer discrètement, ne soupçonnant guère que les beaux yeux de Nicole avaient suivi sa prière…
La jeune femme l’a arrêtée :
— Vous rentrez ? mademoiselle.
— Oh ! oui, bien vite, madame. Il est tard.
— Alors, remontons ensemble aux Passiflores. Voulez-vous ?
— Bien volontiers, madame, a accepté Mademoiselle un peu intimidée.
Elles ont marché un instant l’une près de l’autre en silence. Puis, Nicole a interrogé :
— Vous allez ainsi tous les soirs à l’église ?
— Quand je le puis, madame. J’aime bien finir ma journée par cette petite visite.
— Comme vous iriez voir un ami, n’est-ce pas ? mademoiselle.
Très simplement Mademoiselle a dit :
— Oui, un ami, un Père qui soutient, qui console l’enfant…
Nicole s’est sentie moralement si loin de Mademoiselle qu’elle a presque souri — avec quelle ironie triste ! — de sa tentation de lui crier sa détresse.
Elles ont continué leur route en silence. Seulement, comme Mademoiselle s’effaçait pour laisser entrer la jeune femme, Nicole, s’arrêtant, a posé sa main sur l’épaule de la jeune institutrice et, un peu bas, lui a dit :
— Quand vous irez voir votre Ami, le soir, demandez-lui d’avoir un peu de pitié pour moi…
Et elle est partie…
A cette petite scène, elle repense tout à coup, cheminant, tête baissée, sur la falaise, le pas distrait… La voix de Hawford la fait brusquement tressaillir. De loin, lui aussi, la supplie de fuir le bord de la falaise qui s’effrite… Il a peur pour elle. Comme en quelques jours, elle a souverainement conquis cet homme et comme il a, violent, le désir d’elle…
Est-ce vers lui que sa destinée la pousse ? Ou vers cet autre qui l’attend à Dinard et dont l’amour engourdit son souvenir quand elle en respire le violent parfum… Ah ! elle n’en sait rien, et dans son âme désemparée, elle se demande, avec une espèce de curiosité tragique, ce qu’il en adviendra d’elle qui qui veut à tout prix le bonheur… La fougue qu’elle devine dans Hawford lui donne le vertige…
Quel monde entre lui et René, froidement maître de lui-même, enserré dans ces liens de la conscience, du devoir, des lois religieuses qu’elle-même a brisés dans sa révolte… René, qu’elle estime et qu’elle a, par instants, la tentation misérable de ramener à elle…, seulement pour que lui, si ferme semble-t-il dans son orgueilleuse vertu, se reconnaisse vaincu et n’ait le droit ni de la juger, ni de la condamner, quoi qu’elle fasse.
Il marche près d’elle, pensif. Sûrement, pas plus qu’elle-même, il ne voit la houle nonchalante des eaux bleues, ivres de lumière, il n’entend les rires des jeunes qui les attendent autour de la table à thé, un peu plus haut sur la falaise.
Il interroge tout à coup :
— Est-il vrai, Nicole, que vous partiez dans quelques jours pour Dinard ?
— Oui, à la fin de la semaine.
— Déjà… Vous ne voulez plus nous rester ?
Son accent a cette douceur un peu grave qui lui donne un charme imprévu.
— Je suis attendue, dit-elle, la voix brève.
— Et vous ne pourriez vous faire attendre ?
Elle est surprise. Son regard cherche celui de René, et elle interroge :
— Vous avez une raison, René, pour vouloir me retenir aux Passiflores ?
Il incline la tête.
— Et cette raison ?
Un demi-sourire éclaire le visage sérieux.
— Je me demande si je puis vous la dire sans vous paraître très indiscret…
— Je sais que vous n’êtes pas indiscret.
— Merci, Nicole… Eh bien, vous m’avez fait l’honneur d’être si franche avec moi, que je vais vous rendre confiance pour confiance… Je souhaiterais vous retenir au milieu de nous parce que, dans l’état d’esprit où vous êtes, je regrette de vous voir partir seule, parmi des étrangers…
Un éclair jaillit dans les prunelles de Nicole. Saurait-il qui l’attend là-bas ? Que lui importe ?… Et, railleuse, elle riposte :
— Vous avez peur que le petit chaperon rouge ne soit croqué par le loup ?… Soyez sans inquiétude. Il ne sera croqué que s’il y consent… Et alors, qui cela regarde-t-il, sinon lui ?
— Et ceux qui l’aiment et le voudraient vivant et heureux !
Sur la bouche de Nicole, passe le sourire poignant qu’il y a déjà surpris :
— Mon pauvre René, je commence à croire que ces deux qualificatifs ne peuvent aller ensemble… A quoi bon demeurer ici quelques jours de plus ?… Dans une semaine, dans plusieurs même, rien n’aura changé en moi, ni pour moi… Il n’y a rien à faire, René, que de m’abandonner à l’inconnu de ma destinée qui sera peut-être tout autre que nous l’imaginons. Encore une fois, pour notre tranquillité à tous deux, ne vous inquiétez pas de moi, car, c’est vrai, je ne sais où je vais !…
— Nicole, Nicole, ne vous calomniez pas !
— Je ne me calomnie pas… Je ne suis pas une résignée… Je ne peux pas l’être… C’est au-dessus de mon courage !
Sa voix se brise soudain, comme si un muet sanglot avait contracté sa gorge. Et alors, en lui monte l’obscur désir de lui dire des mots de tendresse qui la consolent, de prendre, entre les siennes, la main dégantée qui froisse les plis de la robe, la main frémissante dont la vie jeune appelle les lèvres…
Mais elle s’est tout de suite ressaisie ; la flamme s’est éteinte sous les cils abaissés, et elle a repris son visage impénétrable de sphinx. Comme un voile, elle ouvre son ombrelle, et la soie rose la baigne d’un reflet d’aurore. Il avance, silencieux, à côté d’elle. Quelques instants encore, et ils vont être près des autres, près de Guillemette qui les regarde approcher…
Elle s’arrête, imperceptiblement. Les yeux sur ceux de René, elle demande :
— Savez-vous, René, que je n’ai pas encore compris, d’où vient que vous prenez un souci, qui paraît bien sincère, de mon avenir ?
— Il est très sincère, en effet, Nicole… C’est que je me souviens de… de ce que vous avez été pour moi, jadis…
— Ce que j’ai été… oui… Ce que je ne suis plus, par conséquent.
Elle parle sans coquetterie, ainsi qu’elle constaterait un fait. Mais les yeux levés vers lui sont beaux à affoler un sage, dans leur expression ardente et profonde.
En l’âme de René, quelque chose a tressailli. Pourtant, il répond avec une sorte de gravité fière :
— Oui, Nicole, j’ai fini de vous aimer comme autrefois, grâce à Dieu !
— Et comme vous en êtes satisfait !
Ses yeux veloutés ont une indéfinissable expression. Il la regarde :
— Je me mépriserais à tel point s’il en était autrement…
Elle se remet à marcher et dit lentement :
— C’est vrai, ce serait une vilaine action. Nous ne devons plus être que des étrangers l’un pour l’autre…
— Des étrangers ?… Non, des amis…
— Vous croyez possible l’amitié entre un homme et une femme jeunes ?… Moi, pas !
Il ne lui répond pas. Est-ce parce que Hawford les rejoint ?… parce qu’André dévale vers eux pour les sommer de venir goûter ?… parce qu’à la vue de Guillemette dont les prunelles ne lui sourient pas, il s’est ironiquement rappelé ses paroles : « Vous, mon oncle, vous êtes en possession d’une volonté qui ne badine pas ! »
Ah ! sa volonté, elle est aussi fragile que celle de tous les autres… Nicole a raison. Mieux vaut qu’elle parte.