L'été de Guillemette
XV
Le roi de Susiane, son héritier et sa suite continuent maintenant leurs excursions sur les côtes de la Manche ; et Guillemette trouve un véritable bien-être dans la certitude de ne plus rencontrer son trop expressif admirateur qu’elle a évité par des prodiges d’adresse tout le temps qu’il est encore resté à Houlgate.
Son départ a causé la même satisfaction à René qui n’a pas pardonné, à cette Altesse exotique, son enthousiasme pour la jeune fille, pas plus qu’à celle-ci l’aisance avec laquelle elle en recevait l’expression… Il ne peut oublier le visage étrange, — pour qui la connaît bien, — qu’elle avait quand elle est sortie du petit salon. Que lui avait-il dit pour avoir changé ainsi son regard de fillette rieuse ?
Cette énigme demeure dans la pensée de René comme une irritante petite blessure que Guillemette ne semble pas soupçonner ; du moins qu’elle n’essaie pas de calmer par un de ces élans de franchise dont elle est coutumière. Au contraire, elle donne à son oncle l’impression de vouloir se dérober à toute causerie intime. Elle ne bavarde plus avec lui ; tout juste, elle n’oublie pas sa présence… Qu’y a-t-il donc derrière ce front, dans ce regard sincère et pourtant indéchiffrable ?
Son attitude imprévue est si pénible à René qu’il s’en étonne. Que peuvent bien lui faire les sautes d’humeur d’une gamine ?… Pour s’en distraire, il abandonne résolument l’existence de reposante flânerie qu’il s’accordait depuis son arrivée aux Passiflores et reprend une vie très active. Il se remet à travailler à l’aide des notes rapportées d’Orient ; il dévore force revues, scientifiques et littéraires. Seul ou avec des camarades il fait de longues chevauchées hors d’Houlgate, passe des heures en mer. Même il élabore un projet de voyage vers Biarritz et les Pyrénées.
On dirait que le charme qui le retenait aux Passiflores s’est tout à coup rompu ; et il se demande maintenant ce qu’il y fait ; pourquoi il y dépense son congé à mener une existence d’honnête et casanier père de famille, quand il pourrait si bien user autrement de ses quelques mois de liberté.
Il est vrai qu’en guise de réponse à une semblable tentation, il a un haussement d’épaules irrité et se traite, avec conviction, de « stupide animal ».
Guillemette ne paraît pas se douter de ces perturbations dans l’humeur, d’ordinaire si égale, de son oncle. Elle est tout à la présence de son père, revenu pour quelques jours à Houlgate, et que, d’instinct, elle cherche à distraire.
Ce jour-là, elle est allée avec lui à Trouville où s’achève la grande semaine, ce qui a pour effet de rendre Houlgate à peu près désert.
Sur la plage, il n’y a guère que le monde des très jeunes qui s’agite sous le regard des gouvernantes.
Mademoiselle, à l’ombre du grand parasol de coutil, confectionne une brassière pour les pauvres de Mme Seyntis. Un peu plus loin, devant elle, Mad joue au croquet avec des amies ; et toutes se disputent à cœur joie dès qu’un coup douteux leur en offre l’occasion. Mais elles s’amusent beaucoup et sont toutes rouges d’animation, les yeux brillants, leurs pieds nus trépignant sur le sable.
Le bruissement soyeux d’une robe fait relever la tête de Mademoiselle dont le visage s’éclaire :
— Comment ! c’est vous ? Guillemette. Déjà de retour… Vous êtes-vous amusée à Trouville ?
— Pas du tout… Et j’ai bien regretté de n’être pas restée avec vous tranquillement sur la plage !
Sans souci de sa toilette de courses, elle s’assoit sur le sable à côté de Mademoiselle. Sa physionomie est celle des jours orageux. Silencieuse, les mains jointes sur ses genoux, elle regarde — sans rien voir — vers le couchant lumineux.
Mademoiselle l’observe avec une surprise un peu anxieuse ; timide, elle n’ose l’interroger… Puis, tout à coup, une question lui échappe :
— Guillemette, est-ce que vous n’êtes pas contente de votre après-midi ?
— Il a été ce qu’il pouvait être ! fait Guillemette d’un ton singulier. Avec père, j’ai assisté aux courses ; puis nous sommes allés au lunch de Mme de Vausennes. Sa maison est très hospitalière. Aussi il y avait nombreuse assistance. On y dansait… flirtait…
— Oh ! Guillemette, vous n’avez pas flirté !…
— Mais si ! M’selle, répète Guillemette du même accent bizarre. Pourquoi non ?… Quand bien même cela ne m’aurait pas amusée, j’aurais été ridicule de ne pas faire comme tout le monde… Je crois que le champagne de Mme de Vausennes avait un peu excité quelques-uns de ces messieurs… Le petit de Broyes et Maurice Vernaud ont tellement supplié Régine de leur montrer sa chambre qu’elle a fini par y consentir.
— Guillemette, ce n’est pas possible ! s’exclame Mademoiselle très choquée.
— Attendez la suite, M’selle… Pour la correction, Régine m’a emmenée… Ces messieurs ont jugé bon de fourrager jusque dans les armoires et ils ont tenu à emporter, l’un une chemise, l’autre un cache-corset de Régine…
— Guillemette, je ne peux pas vous croire… Avouez que vous vous moquez de moi…
— Je vous dis la très exacte vérité ! jette Guillemette du même accent nerveux et méprisant.
— Et Régine a consenti à… à ce que voulaient ces messieurs ?
— Mais… pourquoi non ? C’était encombrant mais innocent d’emporter de pareils souvenirs…
Mademoiselle est ahurie. Il lui reste toujours l’idée que Guillemette raille ; et pourtant, elle n’en a pas la mine.
— Mon Dieu, Guillemette, que dirait Mme de Vausennes si elle savait cette vilaine histoire !…
— Soyez sûre qu’elle la trouverait très plaisante ! D’ailleurs, je crois que Régine l’a servie toute chaude dans le cercle que tenait sa mère… Mais comme j’avais vu, cela m’a suffi, et je n’ai pas écouté…
Silence. Mademoiselle est abasourdie. Guillemette laboure nerveusement le sable avec la pointe de son ombrelle, les yeux tournés vers la mer basse qui miroite au large.
— Guillemette, comment n’avez-vous pas empêché votre amie de faire et de laisser faire ces choses inconvenantes ?…
— De quel droit ? ma pauvre M’selle. Maurice Vernaud est un intime dans la maison. Mme de Vausennes le considère, j’imagine, un peu comme son fils aîné. Un jour de cet hiver, elle nous a emmenées chez lui, Régine et moi, parce qu’elle avait arraché le volant de son jupon dans le voisinage du rez-de-chaussée où il gîte. Elle voulait des épingles pour le rattacher. Alors toutes deux, nous sommes restées dans le fumoir pendant que Maurice Vernaud emmenait Mme de Vausennes dans le cabinet de toilette pour qu’elle arrange son volant.
La correcte Mademoiselle est écrasée sous de pareilles révélations, au point de ne pas entendre les appels éplorés de Mad qui la supplie de venir rétablir le calme dans le camp des joueuses. En effet, les adversaires y ressemblent à des perruches furieuses, échangent avec ardeur des propos désagréables et s’expriment mutuellement un sévère dédain, devant une bande pétrifiée de « petits », attirés par leur bruit.
— Oh ! Guillemette, comme votre mère serait indignée si elle connaissait cette histoire !
— Sûrement, elle serait suffoquée autant que vous, pauvre M’selle… Elle est si bien persuadée que toutes les femmes sont aussi sages qu’elle-même ! Ah ! elle serait édifiée en voyant les gens que Mme de Vausennes affectionne comme société…
— Mais… mais votre mère, pourtant, va chez Mme de Vausennes !
— Oui, en visite… ou bien pour les dîners de gala, dans lesquels se trouvent seuls les invités de cérémonie, ceux que la politesse inflige. Moi qui suis reçue en intime, — il y a si longtemps que Régine et moi suivons les mêmes cours, les mêmes catéchismes ! — je vois les autres, les amusants !… Ah ! ils sont d’un genre très différent…
— En quoi ? risque timidement Mademoiselle.
— En tout !… ah ! en tout, M’selle. Ce sont des gens que ni vous ni moi ne verrons jamais chez maman !
Guillemette se tait, les yeux songeurs. Sa main dégantée égrène d’un geste machinal le sable dont elle la remplit. Et Mademoiselle, malgré sa discrétion, se demande comment une mère prudente, telle que Mme Seyntis, peut ainsi livrer sa fille à une société que Mademoiselle juge un abîme de perversité.
— Guillemette, vous devriez avertir votre mère de… ce qu’il en est…
— C’est impossible, mademoiselle. Je ne peux pas aller raconter ce que je vois dans les maisons où je suis bien accueillie. Ce ne serait vraiment pas chic ! J’ai déjà eu tort de vous en dire quelque chose… Ça m’a échappé ! Et je le regrette très fort !
— Mais moi, je pourrais bien avertir madame votre mère…
Guillemette dresse la tête. Ses yeux violets paraissent noirs soudain :
— Vous ne devez pas… J’ai eu confiance en vous… Et ce serait mal de votre part de répéter ce qui est une confidence… A quoi bon, d’ailleurs… Pour agiter maman ?… Papa serait furieux et fulminerait. Il y aurait des scènes désagréables,… très inutilement !… Je suis d’âge à m’instruire.
— Guillemette, ne dites pas des… des stupidités ! jette Mademoiselle désolée. A quoi bon apprendre de vilaines choses et voir de vilaines gens !
— Mais, sage M’selle, ne vous effarez pas ainsi ! Il y a toutes sortes de chances pour que Maurice Vernaud épouse Régine qui en est emballée. Ainsi, il lui remettra dans sa corbeille le petit souvenir enlevé aujourd’hui et tout sera dit !…
— Oui… oui… Mais en attendant, vous ne devriez plus voir Régine… Ce n’est pas une amie pour vous… Elle est si mal élevée !
Guillemette a un rire bref :
— Mais, moi aussi, je suis de l’espèce des filles mal élevées. Vous savez bien que mon oncle est très souvent scandalisé à mon endroit !
— Oh ! Guillemette, vous ne permettriez sûrement pas ce que Régine a… accepté tantôt !
Un pli de dédain crispe, une seconde, la bouche de Guillemette :
— Ah ! Dieu, non, je me mépriserais trop ensuite… Mais, après tout, si j’avais une mère comme Mme de Vausennes, est-ce que je sais ce que je ferais, puisque je vaux si peu malgré tous les soins de maman ?… Tout de même, vous ne pouvez vous imaginer, M’selle, à quel point c’est moralisant de voir une scène inconvenante !
— Je ne comprends pas ! avoue Mademoiselle interloquée.
— C’est que je m’explique mal… Rappelez-vous les ilotes de Sparte grisés pour l’édification des petits Spartiates… Et puis, maintenant, je vous laisse à vos réflexions… Il faut que j’aille m’habiller pour le dîner… Oh ! M’selle, vous me faites l’effet d’un ange. Et il y a des moments où c’est particulièrement délicieux de voir un ange… Ça purifie !
D’un élan, elle est debout, effleure d’un baiser le visage de Mademoiselle ; et, sans se retourner, remonte sur le sable, la tête un peu inclinée. Jamais le souvenir de l’audace du prince ne lui a été plus pénible… Elle voudrait tant, tant ! que cela n’eût pas été. Et surtout par sa faute !…
Mademoiselle, restée seule sous la tente, est très perplexe et très malheureuse. Sa délicate conscience lui commanderait d’ouvrir les yeux trop confiants de Mme Seyntis. Et, d’autre part, elle ne peut trahir Guillemette… Pourtant si, par malheur, la contagion du mauvais exemple allait l’atteindre !… Quelle responsabilité !… La scrupuleuse Mademoiselle ne sait que décider ; et elle est tellement absorbée dans ses réflexions qu’elle ne voit pas approcher René Carrère qui revient de promenade. Elle sursaute de l’entendre dire :
— Vous êtes seule ? mademoiselle. De quel air grave vous travaillez !
Positivement, l’oncle René apparaît soudain à Mademoiselle comme un ange sauveur, un ange qui serait en tenue de cheval et un peu poudreux… Cependant elle hésite encore à l’initier à ses inquiétudes ; il l’intimide beaucoup… Puis, soudain, sans qu’elle sache comment la chose s’est faite, l’aveu de sa crainte lui jaillit des lèvres :
— Monsieur, voudriez-vous me permettre de vous demander un conseil ?
Il la contemple, très surpris.
— Mademoiselle, je suis à vos ordres… Mais… je n’ai guère qualité pour être consulté…
— C’est que… je suis si embarrassée… Il s’agit de Guillemette.
— Ah !
René entre incontinent sous le parasol.
Il saisit au passage un pliant et s’assoit.
— Vous dites qu’il s’agit de Guillemette ?
— Oui…
Mademoiselle est reprise de ses perplexités. A-t-elle le droit de parler ? Mais levant la tête vers René, elle est frappée de son expression de volonté et comprend très bien que, maintenant, il ne lui permettrait plus de se dérober.
— Eh bien ? mademoiselle.
Elle lance sa confidence comme on se jette à l’eau :
— Eh bien, monsieur, à certaines réflexions qu’a faites Guillemette, il m’a semblé… je crois qu’il vaudrait mieux pour elle… aller très peu chez Mme de Vausennes… Je n’ose pas avertir Mme Seyntis pour ne pas avoir l’air de me mêler de ce qui ne me regarde pas…
— Mais, mademoiselle, ce qui touche Guillemette vous regarde…
Le ton de l’oncle René est presque sévère ; et elle se demande une seconde, si elle n’est pas très coupable sans savoir de quoi…
— Oui, mais je ne peux pas avoir l’air de blâmer une société que Mme Seyntis autorise, murmure-t-elle, en détresse.
— Oui, c’est vrai, vous avez raison. Alors quoi ? qu’y a-t-il ?
— Je ne peux rien répéter de ce que Guillemette a dit devant moi du monde qu’elle voit chez Mme de Vausennes… Mais renseignez-vous et si mon impression ne m’a pas trompée, il vous sera facile d’avertir madame votre sœur, sans me mêler à votre conversation… Cela me ferait tant de peine que Guillemette risque de devenir autre qu’elle n’est !
René regarde Mademoiselle avec de la sympathie, de l’estime, quelque chose de chaud que ses yeux ne possèdent pas d’ordinaire quand ils s’arrêtent sur Mademoiselle à laquelle il témoigne une politesse courtoise et quelconque.
— Votre idée est excellente, mademoiselle. Aussi vais-je m’appliquer à la mettre en pratique et sans retard !… Mais, dites-moi, vous aimez bien ma nièce ?
— Oh ! oui, elle est si bonne pour moi !
René pense que cette petite institutrice a vraiment une de ces âmes adorables et touchantes qui vivent heureuses des miettes d’affection qu’elles recueillent. Un moment il oublie la préoccupation qu’elle vient de lui jeter dans l’esprit.
— Est-ce que je serais indiscret de vous demander comment Guillemette est bonne pour vous ? interroge-t-il amicalement.
— Elle veut bien causer avec moi de mon home parce qu’elle sait que cela me console un peu d’en être loin… Elle s’intéresse à ma mère, à ma sœur… Et puis, c’est elle, j’en suis sûre, quoiqu’elle n’en ait jamais parlé, qui m’a valu d’être aux Passiflores pendant les vacances… Et c’était une si bonne chose pour moi !…
Mademoiselle, toute rose d’animation, devient presque jolie. Elle ne s’en doute guère et René ne s’en aperçoit pas. Il songe à la Guillemette inconnue dont il vient d’avoir la révélation, et il ressent un plaisir profond qu’elle soit ainsi… Il va, de nouveau, interroger, désireux de pénétrer mieux la valeur des craintes de Mademoiselle. Il en est empêché par l’apparition de Mad, les joues brûlantes sous sa toison d’or ébouriffée, mais triomphante, la partie gagnée.
— Bonjour ! oncle René… Ah ! nous nous sommes rudement amusées ! M’selle, vous savez que le premier coup est sonné pour le dîner !
René et Mademoiselle se dressent, aiguillonnés par l’inquiétude d’être en retard, tous deux infiniment soucieux de l’exactitude.
— Diable ! diable ! mais alors nous n’avons que le temps de nous mettre en tenue. Quelle nouvelle, nous apportes-tu là ? Mad. Vous venez ? mademoiselle.
— Oui, je range le parasol et je vous suis…, fait Mademoiselle toujours consciencieuse. Son âme est légère autant qu’une aile de papillon depuis qu’elle s’est confiée à René Carrère.