L'été de Guillemette
L’ÉTÉ DE GUILLEMETTE
I
Dans la fournaise du grand magasin que chauffe, à travers les stores baissés, un ardent soleil de juillet, Guillemette Seyntis, d’un air de personne très raisonnable, trotte allègrement, de comptoir en comptoir, pour remplir les diverses missions d’achat que sa mère lui a confiées.
L’atmosphère est étouffante, malgré les vitres ouvertes, et pâlit le visage des infortunées vendeuses qui, depuis le matin, s’appliquent à répondre fructueusement aux désirs variés de clientes toujours renouvelées… Qui donc a prétendu, qu’en juillet, il n’y a plus personne à Paris ?
Elle, Guillemette, est seulement un peu plus rose qu’une demi-heure plus tôt quand, sous l’escorte de miss Murphy, elle est descendue de voiture devant le trottoir encombré par la foule des acheteuses qui s’affairent, coude contre coude, autour des étalages discrètement ennuagés de poussière, mais combien riches d’occasions !
Dans le dédale des galeries où, en multiples aspects, la tentation s’épanouit, elle a glissé de son pas souple de créature très jeune ; amusée d’acheter, car ignorant, de par la grâce du ciel, la valeur de l’argent, elle trouve aussi charmant que naturel de s’offrir tout ce qui lui plaît.
Guillemette Seyntis est une enfant gâtée de la vie. La destinée a fait d’elle une précieuse héritière, l’a pourvue d’une mère parfaite et lui a donné pour père un grand financier qui se trouve être, en même temps, un très honnête et très galant homme dont l’honorabilité est aussi indiscutable qu’enviée de beaucoup, dans le monde des manieurs d’argent où il est une puissance.
De là, chez elle, une fort riante conception de l’existence qu’elle goûte avec une âme frémissante et une pensée vive, indépendante, curieuse ; avec l’agréable certitude d’avoir reçu de la nature une silhouette qui resterait élégante et fine sous des guenilles ; un visage délicatement modelé d’un trait spirituel — comme en dessine Helleu… — où fleurit le sombre iris des grands yeux d’un bleu violet ; une onduleuse chevelure châtain, ombrée de moires d’or. De telle sorte qu’elle paraît, selon les caprices de la lumière, très blonde ou presque brune…
Certes, Guillemette aime beaucoup mieux être, sans conteste, une jolie créature… Mais cela étant vérité reconnue, elle accepte comme toute naturelle cette favorable situation et n’en tire nulle vanité.
A ses heures, elle est coquette comme une autre, — sans un brin de perversité, — parce qu’elle a dix-huit ans et que ça l’amuse de plaire, fût-ce à des indifférents… Elle l’est de manière discrète, car c’est une petite fille fort bien élevée et, dans le monde, elle ne se montre pas de ces jeunes personnes qui s’affichent par des flirts audacieux et scandalisent les mères de famille en allumant de leur mieux les vains désirs des jeunes hommes. Aussi Mme Seyntis déclare-t-elle, — bien sincère ! — que sa fille est encore une gamine qui ne pense qu’à la danse.
C’est vrai, elle y pense, quand l’occasion s’en présente… Mais elle pense encore à tant d’autres choses ! Dans le cœur et le cerveau des fillettes du nouveau siècle, s’agite tout un monde que ne soupçonnent pas les mères qui ont gardé leur âme d’autrefois.
Et Mme Seyntis — la candeur même ! — serait tout bonnement horrifiée si elle entrevoyait quelle créature déjà compliquée, clairvoyante, pensive, avec d’inconscientes audaces, vit ardemment dans sa Guillemette, élevée selon les sages vieux principes qu’elle a vus régir sa propre jeunesse ; saupoudrée de bons conseils, de catéchismes, — voire même de retraites, au temps du Carême, — de cours sans nombre… Régime qui a procuré à la jeune personne des « clartés de tout » et un étonnant bagage d’idées personnelles, résultant du choix qu’elle a fait parmi les copieux enseignements qui lui étaient prodigués.
— Guillemette, tu te livres à des achats ?
Guillemette tourne la tête et rencontre les yeux bruns, chaudement passionnés, de sa cousine Mme de Miolan qui lui sourient sous l’ombre de la capeline fleurie.
Tout de suite, elle se rapproche de la jeune femme, sans souci de la foule qui les heurte, de l’employé qui, devant elle, s’achemine, tête baissée, vers la caisse. Elle serre la main de Mme de Miolan.
— Je faisais des commissions pour maman. Elle déteste les magasins ; mais j’ai fini.
— Alors, reste un instant avec moi ; j’ai une étoffe de blouse à choisir, tu m’aideras.
Guillemette ne demande pas mieux, d’abord parce qu’elle aime à voir de jolis chiffons ; mais surtout, parce que Nicole de Miolan exerce sur elle cette attraction que les « grandes » possèdent souvent sur les « petites ». Or Nicole est une grande pour Guillemette ; non pas tant à cause de leur différence d’âge, — six ans à peine ; — mais Nicole a traversé des années qui ont accrû la distance. Et Guillemette le sait bien, malgré la prudente discrétion de Mme Seyntis. Elle a fait, envers et contre tous, un mariage d’amour avec un beau garçon, — attaché d’ambassade, célèbre en son monde par ses aventures et folies sentimentales, — qui l’a adorée, puis trompée ; du moins, elle en a la conviction. Volontaire, passionnée, très fière, elle n’a pas pardonné et, orgueilleusement, a prétendu à un droit de représailles. Les scènes ont succédé aux scènes jusqu’au jour où Nicole, sans phrases ni explications, a quitté mari et ambassade, pour venir à Paris demander son divorce.
En attendant qu’elle l’obtienne, elle mène une existence de mondaine, vaguement chaperonnée par son père et sa mère, excellentes et dignes personnes que sa situation désespère, mais qui ont toujours été incapables d’avoir une volonté autre que la sienne. Tous les membres sérieux de la famille déplorent un tel état de choses et se confient, avec émoi, qu’on parle de Nicole bien plus et bien autrement qu’il ne faudrait… Que ne dit-on pas d’une très jolie femme seule, courtisée et qui ne se refuse pas à l’être !…
Aussi, Mme de Seyntis fait-elle des prodiges de diplomatie pour rendre rares les rencontres de sa fille et de Nicole. Comme elle est bonne et soucieuse de pratiquer la charité, elle s’efforce de ne pas trahir son sentiment. Mais Guillemette est bien trop fine pour ne l’avoir pas deviné… C’est pourquoi elle éprouve un léger scrupule à s’attarder avec sa séduisante cousine…
La tentation est trop forte pour qu’elle n’y succombe pas. Après tout, il ne s’agit que de quelques instants à passer ensemble, dans la cohue d’un magasin. Sûrement, sa mère elle-même jugerait la rencontre bien inoffensive !
— Guillemette, hasarde timidement miss Murphy, il faudrait aller à la caisse. Voyez, l’employé vous attend.
— Pauvre homme, il attend !… Eh bien, miss Murphy, soyez un amour, allez payer pour moi, voici mon porte-monnaie. Et puis, vous viendrez me retrouver aux soieries où j’ai quelque chose à voir avec Mme de Miolan.
Guillemette dit cela avec un sourire auquel miss Murphy est d’autant plus incapable de résister qu’elle a, de vieille date, abdiqué toute autorité sur son indépendante élève. Et derrière le commis, elle s’en va, boitillante et raide, ses yeux de myope attachés à l’employé qui déambule devant elle, aspirant à la liberté de courir vers de nouvelles clientes.
Cependant Nicole et Guillemette bavardent et attendent que le monsieur en cravate blanche dont l’occupation est de faire manœuvrer le régiment des vendeurs, leur ait annoncé que leur tour d’être servies est enfin arrivé.
— Ce sera dans un instant, mesdames, leur assure-t-il de l’air le plus encourageant ; car il témoigne une bonne grâce toute particulière aux clientes que sa compétence lui révèle de fortunées femmes du vrai monde.
Nicole répond à ces paroles par un vague signe de tête et elle demande à Guillemette, tout en considérant les plis soyeux d’un satin drapé près d’elle :
— Vous ne partez donc pas encore pour Houlgate ?
— Si, bientôt !… Mais nous attendons qu’André en ait fini avec son bachot.
— Période agitée, alors !… C’est pour bientôt ?
— Dans quatre jours.
— Ah ! Ah !… Et a-t-il des chances de succès, ce bon André ?
— Ce sera au petit bonheur, fait Guillemette avec philosophie, étant donnée son ardeur au travail. S’il ne réussit pas, il y aura scènes de désolation de cette pauvre maman, scènes de colère du côté de papa…
Mme de Miolan a un indéfinissable sourire :
— Ton père s’intéresse tant que cela aux examens d’André ?
En l’intimité de sa pensée très éclairée, elle s’étonne qu’avec les profanes distractions qui reposent Raymond Seyntis de ses affaires, il trouve encore des loisirs pour certaines de ses attributions paternelles.
Guillemette aussi s’est mise à rire.
— Papa, quant au travail d’André, ressemble aux panthères qui bondissent tout à coup sur les paisibles voyageurs. Il reste des semaines sans demander à André quel est l’état de ses notes ; et puis, tout à coup, quand André est dans une parfaite quiétude, il fond sur lui pour l’interroger, questionner les professeurs ; ce qui a, en général, un résultat désastreux pour la tranquillité de mon cher frère !
Mais ici, la conversation est interrompue par les paroles obligeantes du monsieur en cravate blanche qui avertit Nicole qu’un vendeur est à sa disposition.
C’est un garçon à la face poupine, enserrée dans une cravate 1830. Il croit devoir accabler Nicole de questions pour s’enquérir de ce qu’elle désire. Elle lui répond qu’elle n’en sait rien et demande à voir beaucoup d’étoffes souples. Comme elle lui fait cette déclaration avec un sourire, qu’il devine en elle une de ces clientes qui n’ont pas souci du bon marché, il s’en va aimablement puiser dans les rayons, et, sans se lasser, apporte pièce après pièce, à Nicole qui n’est jamais satisfaite.
Seulement, elle a une manière de demander : « N’avez-vous pas encore autre chose ? » si encourageante, que le gros garçon continue à subtiliser à ses confrères les plus séduisantes étoffes pour les lui soumettre.
Elle et Guillemette regardent, comparent, s’amusent du jeu chatoyant des coloris qui s’harmonisent ou se heurtent. Devant elles, il y a maintenant des jaunes safranés, blonds comme des épis, aux reflets roux, de pain brûlé ; des bleus verdissants ainsi qu’un ciel de crépuscule ; des roses nacrés, ou d’un ton violent de corail rouge ; des verts d’opale, et aussi, des mauves pareils à des pétales d’hortensia…
Elles s’attardent à choisir parce qu’elles causent.
— Je prends ceci, monsieur, dit enfin Nicole. Elle s’aperçoit tout à coup que la chaleur est étouffante dans la galerie où circule, incessamment, le flot des acheteuses.
Mais tandis que le gros jeune homme mesure les mètres demandés, elle reprend, un peu distraite, car elle regarde l’étoffe :
— Alors rien de nouveau dans la famille que les exploits intellectuels d’André ?
— Mais si… mais si… Il y a le retour de l’oncle René !
— Ah !… René revient de Madagascar…
Une expression profonde a soudain changé le regard de Nicole. Son accent a quelque chose de rêveur…
— Oui, il arrive à la fin du mois et il passera l’été avec nous à Houlgate. Maman est dans le ravissement. Cela fait près de cinq ans qu’il n’est pas rentré en France !
— C’est vrai… cinq ans… Je venais d’être fiancée quand il est parti…
D’où naissent les intuitions ? Est-ce la voix, le regard de Mme de Miolan qui font jaillir dans la pensée de Guillemette, la certitude instinctive qu’il y a eu quelque coïncidence entre le mariage de Nicole et la longue absence de René Carrère dont sa famille s’est désolée. Et parce qu’elle a très envie de savoir, sans réfléchir, elle laisse échapper :
— N’est-ce pas, Nicole, il était amoureux de toi, l’oncle René ?
La jeune femme, qui est restée immobile, avec des yeux songeurs, fermés au décor papillotant du magasin, répète du même ton un peu lent, et ses lèvres onduleuses ont une expression presque railleuse, mais si triste :
— Très amoureux !… Aussi amoureux que pouvait l’être un garçon raisonnable et… sage comme lui !…
— Si raisonnable que cela ?… Oh ! Nicole, qu’il devait être ennuyeux ! fait, avec conviction, Guillemette, dont les dix-huit ans goûtent les cavaliers très fringants, très flirts, et enveloppent, à l’avance, d’un juvénile dédain cet oncle si sage dont sa mère célèbre toujours les nombreuses qualités.
— Non, il n’était pas ennuyeux, mais effrayant de bons principes… Tout à fait le frère de ta mère !… Je ne me suis pas sentie à la hauteur… Et j’ai été, d’ailleurs, bien mal récompensée de mon humilité !… Là-dessus, allons donner mon adresse, qu’on m’envoie mon satin. Il est joli, n’est-ce pas ?
Nicole a secoué la tête comme pour en rejeter toutes les pensées, tous les souvenirs qui se mêlaient d’y tourbillonner tout à coup comme des oiseaux tristes et elle paraît occupée seulement d’en finir avec son achat. Guillemette la suit, devenue distraite, écoutant vaguement les explications que croit devoir lui donner miss Murphy qui s’embrouille dans le compte de sa monnaie.
Toutes trois sortent enfin du « temple des vanités ». Dehors, un ardent soleil ruisselle sur l’asphalte brûlant, où les arbres poudreux allongent des ombres dures.
Des femmes passent en robe claire, chaussées de cuir pâle, les épaules nues sous la dentelle du corsage, le teint fouetté de rose par l’éclatante chaleur.
— Quelle odieuse température ! soupire Nicole. Veux-tu venir prendre une glace ? Guillemette. Nous nous voyons si peu et si mal que pour une fois que je te tiens, j’ai envie d’en profiter…
Ah ! la tentation encore ! Mais Guillemette, élevée comme son oncle, dans les « bons principes », n’ose pas faire sciemment ce que sa mère lui interdirait, sans doute.
— Chérie, je te remercie, mais il faut que je rentre. Nous nous verrons bien à Houlgate… Car tu y viens ?…
— Oui, correctement escortée de ma famille, avant d’aller seule à Dinard retrouver des amis. Peut-être ton oncle sera-t-il arrivé… Cela m’amusera de le revoir… Nous nous trouverons vieillis !
— Nicole, que tu es encore coquette pour une dame qui a vieilli ! Lui, est déjà un peu, un monsieur d’âge… c’est vrai… à trente ans !… Un capitaine, et qui revient de si loin ! Les années de campagne comptent double…
— Et les années de mariage triple, quadruple, alors ! murmure Nicole. Petite Guillemette, marie-toi le plus tard possible !… Comme on dit en musique : « Profite bien de ta jeunesse ! »
— Nicole chérie, je t’assure que je fais de mon mieux !
Cela, c’est bien la vérité. Nicole le sent, et un sourire d’affection, — un peu aussi de pitié pour les illusions de cette enfant, — adoucit un instant la flamme de ses yeux.
— Comme tu as raison ! Au revoir, mon petit. Ah ! tu n’es pas une Carrère, toi, mais une vraie Seyntis…
Sur son ordre, le chasseur a fait un signe à son cocher. Des passants se retournent pour regarder monter en voiture cette très jolie femme, habillée avec un goût raffiné en sa simplicité apparente ; — elle porte un « tailleur » de grosse toile bise… Et, en une seconde, elle est tout ensemble admirée, désirée, enviée, — elle qui, à cette heure, n’est qu’une vivante épave, emportée à la dérive par le grand flot de la vie.
Guillemette aussi est restée une seconde à la regarder, avec des yeux de gamine qui se connaît déjà fort bien en grâce féminine et a beaucoup entendu parler…
Mme de Miolan a raison, Guillemette est une Seyntis. Elle est la vraie fille du financier spirituel, hardi et galant, épris de tout ce qui est beauté, — femmes et œuvres d’art, — s’offrant les unes et les autres avec une somptuosité de fermier général du temps jadis ; au demeurant, un très aimable mari qui voile, d’une délicate discrétion, ses promenades ultra-conjugales et éprouve la plus sincère affection, avec une estime très haute, pour la femme dont il possède absolument l’être, corps et âme. En effet, vingt années de mariage n’ont pu altérer chez Mme Seyntis, une confiance de jeune épousée. Confiance dont Guillemette pourrait bien ne pas faire si généreux hommage à son futur mari, toute saturée qu’elle ait été de bons exemples et conseils. Les petites filles du vingtième siècle ont respiré d’autres souffles et trop entendu célébrer le nouvel évangile de leurs droits !…
Quoi qu’il en doive être de l’avenir, pour l’heure, ladite petite fille chemine pédestrement vers l’hôtel Seyntis, insouciante de la chaleur et de la poussière, des regards qui caressent au passage son éblouissante jeunesse. Elle trotte d’un pas vif, suivie tant bien que mal par miss Murphy ; et elle ne s’en aperçoit pas, tant sa pensée est absorbée toute par la soudaine révélation qu’elle vient d’avoir d’un roman inachevé entre l’oncle René et Nicole.
Comment jamais un mot ne lui en avait-il donné le soupçon ?… Est-ce un secret entre eux ?… Ou la famille le sait-elle ?
Que Nicole ait eu peur d’un mari sérieux comme l’oncle René, elle le comprend bien !… Mais combien lui, si sage, devait être pris profondément pour demeurer tant d’années hors de France… Sans doute afin de se guérir… Puisqu’il revient aujourd’hui, c’est qu’il n’a plus peur de la retrouver… D’ailleurs, ainsi que dans les livres, il est vengé puisqu’elle a eu un détestable mari, choisi, voulu par elle seule…
En est-elle malheureuse ? Regrette-t-elle d’avoir misérablement gâché sa vie ?… Qui le sait ?… Pour tous, l’âme de Nicole demeure close. Jamais elle ne se plaint ni ne parle des dernières années qu’elle a vécu. Il semblerait qu’elle se contente désormais d’être une créature délicieuse dont les hommes s’affolent, que les femmes jalousent. Elle va beaucoup dans le monde et s’habille mieux que nulle autre… Elle cause, elle rit… Mais, par instant, son rire sonne à l’oreille comme un sanglot bref, douloureux à entendre, et ses beaux yeux, qu’on dirait faits d’une ombre brûlante, regardent souvent vers l’Invisible…
Mme Seyntis s’illusionnait bien quand elle s’imaginait que ne parlant pas devant Guillemette des malheurs conjugaux de sa cousine, elle endormirait, sur ce point, la jeune pensée si vite en éveil. Les quelques mots de Nicole ont ressuscité pour Guillemette l’image de Guy de Miolan, grand, svelte, d’allure patricienne ; le visage barré d’une moustache fauve… Et mieux encore, elle revoit les yeux gris dont l’expression, jadis, lui faisait trouver si naturel que Nicole allât, quoi qu’on lui dît, à celui qui savait ainsi la regarder. Tous deux, d’ailleurs, lui donnaient l’impression d’êtres enfermant en eux quelque brûlant foyer…
Donc ils sont brouillés. Nicole attend son divorce et lui ne tente rien pour l’apaiser et la ramener. L’oncle René revient ; il va revoir Nicole… Ici, la pensée de Guillemette s’arrête devant une conclusion impossible. Même arrivât-il que la jeune femme obtînt son divorce, même l’oncle fût-il encore amoureux, tout mariage serait impossible entre eux, puisque la loi seule lui rend sa liberté. Et Guillemette, élevée par une mère rigoureusement religieuse, ne conçoit même pas un mariage hors de l’Église… Alors… quoi ?
— Oh ! Guillemette, comment pouvez-vous marcher si vite par cette chaleur ! soupire la voix plaintive de miss Murphy.
Guillemette tressaille ; et, un peu saisie, confuse, parce qu’elle est habituée à prendre souci des autres, elle regarde la pauvre miss, essoufflée et cramoisie, sous son ombrelle.
— Ma pauvre Murphy ! je vous demande bien pardon !… Je réfléchissais et je ne m’apercevais pas que je vous faisais ainsi trotter ! Nous allons marcher bien lentement pour vous remettre.
— Ah ! maintenant, nous arrivons…
C’est vrai, devant elles deux, apparaît la voûte ombreuse de l’avenue de Messine, et plus loin, se montrent les cimes feuillues du parc Monceau sur lequel s’ouvrent les fenêtres de l’hôtel Seyntis.