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L'été de Guillemette

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XXI

Prétextant un brusque rappel pour son service, il a quitté Saint-Jean-de-Luz sans revoir, non seulement Nicole, mais encore M. et Mme d’Harbourg, cause innocente d’une scène qui comptera parmi les souvenirs les plus pénibles de son existence. Il se meut avec les impressions d’un homme arraché brutalement au rêve par une chute dont il demeure tout meurtri. Ah ! qu’elle est bien abattue, sa hautaine assurance de sa force morale !… Si Nicole avait consenti, c’est lui qui mettait l’Irréparable entre eux…

A Bayonne, il trouve des lettres qui l’attendent depuis plusieurs jours. L’une d’elles, timbrée d’Houlgate, vient de sa sœur. Sûrement il y est parlé de Guillemette…

Il l’écarte. Guillemette, c’est pour lui l’Éden volontairement perdu, l’Éden auquel désormais, il s’interdit même de songer… Ainsi se ferme l’entrée d’un sanctuaire à celui qui n’en est plus digne. Tel qu’il est, discipliné de vieille date à la pratique du devoir strict, il ne se pardonne pas ce qu’il a désiré, voulu, cherché… Le souvenir lui en est intolérable comme le serait celui d’une déchéance…

Il regarde distraitement les autres lettres. En gros caractères, soulignés d’un trait dur, il en est une qui porte le mot « pressée ». L’attention de René s’éveille. L’écriture n’est-elle pas celle de son beau-frère ?… Pourquoi cette lettre ?… Entre eux, la correspondance est nulle d’ordinaire. Et une inquiétude monte en lui, si violente qu’au seuil même du bureau de poste, il déchire le cachet et lit.

« Mon cher René, je sais que je peux tout demander à ta fidèle affection ; que ton dévouement absolu est acquis à ta sœur, à ses enfants… Et c’est pourquoi, en hâte, je viens te dire ceci, laissant de côté les phrases inutiles : par les journaux, tu as sans doute appris le formidable krach des mines de platine, amené par des spéculations secrètes, et plus qu’audacieuses ! du directeur général. Il est probable qu’ayant des capitaux considérables engagés dans l’affaire, je suis plus que tout autre atteint par la catastrophe, sous laquelle, selon mes prévisions, je vais me trouver écrasé… Quoi qu’il en soit, ce serait pour moi une sécurité, de te savoir, ces jours-ci, près de ta sœur pour lui adoucir le choc que je crains d’avoir à lui porter d’un instant à l’autre… Lui revenir vaincu pour la première fois de ma vie… Lui annoncer une ruine, dont je ne puis mesurer encore l’étendue après avoir désespérément lutté pour l’éviter… La voir privée de son luxe… Guillemette sans dot. Notre nom livré aux commentaires, et quels commentaires !… Toutes ces pensées me tenaillent le cerveau à me rendre fou !…

« Mon ami, depuis des semaines où je redoute ce qui arrive et fais… l’impossible pour l’éviter, je vis dans une telle tension cérébrale, qu’il faut m’absoudre d’être lâche devant le désastre, que rien de mes efforts n’a pu conjurer. René, je te confie ta sœur, les enfants. Va auprès d’eux bien vite. De cœur, merci… et pardonne-moi, quoi que tu puisses avoir à me reprocher…

« Ton vieux frère.

« R. S. »

Machinalement, tout en lisant, René a marché. Il est sur le pont de l’Adour. Devant lui, le fleuve roule doucement, vers la mer, des eaux laiteuses sous le ciel d’automne. Des voitures se croisent ; les passants circulent et le coudoient. Près de lui, sonne le rire d’une gamine qui grignote un fruit. Il tressaille et se reprend à lire cette lettre qui jette en lui une sensation de cauchemar. Est-ce vraiment son beau-frère, l’impassible joueur, qui a écrit les lignes qu’il vient de lire ?

Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que ce krach ?… René n’a pas ouvert un journal depuis dix jours, tandis qu’en insensé, il s’enivrait de Nicole.

Évidemment, il faut une situation très grave pour que Raymond Seyntis s’abandonne ainsi dans une lettre qui dissimule… quoi ? Elle ressemble à un adieu. Une crainte s’incise dans l’esprit de René ; et soudain, le choc violent qu’il subit refait de lui l’homme résolu, d’énergie froide, qui agit sans inutile retour sur lui-même. En quelques minutes, il est à la gare, s’informant de l’heure du train le plus proche ; il télégraphie à son beau-frère pour annoncer son retour, et en attendant la minute où il va pouvoir partir, interroge anxieux les derniers journaux parus.

Là, il trouve les détails qu’il ignorait sur le krach Mariel qui se chiffre par des millions et entraîne la débâcle de plusieurs grandes banques dont les noms ne sont pas encore ouvertement prononcés. Aux dernières nouvelles, une dépêche de Londres annonce le suicide de Mariel.

De Mariel seul… Une détente irraisonnée se fait un moment dans l’inquiétude qui demeure abattue sur René depuis qu’il a lu la lettre de son beau-frère.

Détente fugitive. La crainte qu’il se refuse à préciser tenaille de nouveau sa pensée pendant les heures interminables qui s’écoulent jusqu’au moment où le train l’amène enfin à Paris dans la brume froide d’une matinée d’octobre, où la voiture le dépose devant l’hôtel de la rue Murillo.

Toutes les persiennes ferment les fenêtres. Le somptueux logis a cet aspect morne des demeures dont les hôtes sont absents. Les fleurs des massifs s’écrasent sur la terre humide. Nonchalant, le concierge noie la cour d’honneur sous le jet impétueux de la pompe qu’il dirige sur les pavés.

La sonnerie du timbre l’arrête et lui met au visage cette expression mécontente des gens dérangés par un intrus. Mais l’expression disparaît vite sous un air empressé, quand il reconnaît René qui demande, instinctivement rassuré par le spectacle de cette scène familière :

— Puis-je voir Monsieur ?

— Mais Monsieur est parti hier soir pour Houlgate.

— Et il revient ?…

— Monsieur n’a rien dit. A la Banque, sans doute, ces messieurs savent.

Que savent-ils ?… René y passe pour être certain que son beau-frère est absent, pour apprendre peut-être la confirmation ou l’inanité de ses craintes. Là aussi, il lui est répondu que M. Seyntis est à Houlgate sans avoir fixé le jour précis de son retour, d’ailleurs imminent.

Toujours le même renseignement qui doit être un mot d’ordre ; car, à la Banque, René sent tout de suite une atmosphère de fièvre, de préoccupations capitales. Les visages sont altérés, anxieux, troublés…

Par discrétion, il se refuse à questionner. Donc aux Passiflores seulement, il saura. Et incapable de supporter davantage une attente qui lui devient un supplice, il prend le premier express vers Houlgate.

Le train est presque désert, non plus bondé comme en ce lumineux jour d’été où il arrivait à Houlgate avec une âme si différente de celle que lui ont donnée les deux derniers mois qu’il vient de traverser.

Et aussi, c’est l’automne, les arbres roussis qui se dénudent ; le crépuscule brumeux sur le réseau noir des branches sans feuilles, la mélancolie de ce qui finit.

Ce qui finit… Est-ce le bonheur d’êtres qui lui sont chers ?… dont il ignore tout, en ce moment, par sa faute…

Enfin, dans un instant, il va savoir ! Houlgate est bien près. Les petites stations fuient solitaires. Par delà les prairies, entre les arbres, s’ouvre l’infini de la mer, couleur d’ardoise… Et puis, une fois encore, le train s’arrête.

Violemment, se dresse, dans la pensée de René, la vision de sa joyeuse arrivée, en juillet, sa sœur souriante sur le quai ; et, près d’elle, restée très sage en arrière avec les enfants, la jeune créature qui allait souverainement lui prendre le cœur. Ah ! comme en cette minute où il va la revoir — parce que la vie est plus forte que toutes ses résolutions ! — il a conscience d’avoir, en vain, tenté l’impossible pour se détacher d’elle ! La seule pensée que dans quelques instants il sera près d’elle, emporte même l’anxiété qui l’enserre dans un étau depuis tant d’heures. Il oublie tout — sauf ce qu’il a jeté entre elle et lui… Et une colère gronde en lui contre sa faiblesse.

Il écarte la portière, saute sur le quai… et s’arrête court.

Guillemette est là, seule, toute fine dans cette vareuse de laine rouge qu’elle portait ce dernier jour où ils étaient ensemble sur la plage, dans un pareil crépuscule de brume… Guillemette avec son éclat de fleur, un sourire de bienvenue dans l’ombre violette de ses yeux, alors qu’elle vient vers lui, en qui tressaille une allégresse éperdue. Ah ! malgré tout ce qui les sépare, que c’est doux de la retrouver !…

Mais il ne se trahit pas et dit seulement :

— Je ne rêve pas ?… Guillemette, c’est vous, bien vous ?… Comment êtes-vous ici ?

La bouche a cette expression qu’il a revue tant de fois depuis son départ :

— Je suis venue ici pour vous attendre, oncle René… Vous allez me dire que c’est très incorrect… Je m’en aperçois maintenant, mais tant pis !… Je suis bien sûre que vous ne me gronderez pas quand je vous dirai tout à l’heure ce qui m’a amenée…

Son inquiétude se ravive, comme une blessure sensible au moindre attouchement.

— Vous saviez que j’arrivais ?

— Je l’espérais, d’après ce que père avait dit…

— Il est aux Passiflores ?

— Non ; il y était hier soir ; il y a passé la nuit, la matinée… Et puis, il est reparti par l’express d’une heure, après m’avoir répété que vous veniez… Alors en rentrant de faire un tour sur la plage, — maintenant qu’Houlgate est désert, maman me laisse circuler seule ! — je me suis aventurée jusqu’à la gare, parce que…

— Parce que ? répète-t-il, s’appliquant à parler d’un accent très calme.

— Parce que j’avais besoin de causer avec vous tout de suite… pour que vous me tranquillisiez…

— Vous êtes inquiète de quoi ?… de qui ?… De votre père ?

Le mot lui est échappé. Elle tressaille :

— Pourquoi pensez-vous à lui tout d’abord ? Il allait bien… Mais il était tellement autre que je le vois d’ordinaire…

— Plus fatigué peut-être ?

— Non… Non… Seulement nerveux, absorbé… Et ses yeux étaient si tristes, si tendres…

Elle s’arrête encore… Puis, avec un imperceptible tremblement dans la voix, elle achève :

— Il avait l’air de regretter si fort de partir que, ridiculement, je me suis mise à le supplier de rester, en me blottissant dans ses bras comme un bébé. Il m’a gardée une seconde ; puis, presque violemment, il m’a écartée de lui, disant que je lui laisse faire ce qu’il devait… Et il est retourné dans son cabinet d’où il n’est sorti que juste au moment de prendre le train… Oncle René, je ne sais pourquoi, je suis horriblement tourmentée de lui !…

D’un geste instinctif, elle se rapproche de René, dont elle appelle le secours… Nicole a eu le même mouvement, là-bas… Il n’y songe pas… L’enfant qui marche à son côté, dans l’ombre, est l’unique pensée de tout son être. Nicole n’a été qu’une dangereuse passante en sa vie où elle ne pouvait demeurer… Il dit très doucement :

— Ma chérie, ne vous affolez pas ainsi sans avoir de raison. Est-ce que votre mère est inquiète aussi ?

— Oh ! je ne crois pas… Du moins, elle a tout à fait son air de chaque jour… Cet après-midi même, elle était très gaie avec Mad et Mademoiselle. Aussi je n’ai pas voulu l’agiter en lui parlant de mon impression et je vous ai attendu… comme on attend le plus sûr des amis ! pour que vous vous informiez, que vous jugiez ce qu’il faut faire… Je ne peux pas rester dans cette incertitude !… C’est pour vous le… crier tout de suite, que je suis venue à la gare parce que, aux Passiflores, je n’aurais pas été bien libre de vous en parler… Ah ! mon oncle, maintenant que vous êtes là, j’ai moins peur… Vous n’allez pas repartir tout de suite, n’est-ce pas ?

Ah ! René sait bien maintenant que, s’il dépendait de lui, jamais plus il ne s’éloignerait d’elle… Mais que vont faire les événements de ce rêve merveilleux ?…

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