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L'été de Guillemette

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V

Dans la déchirure des nuages lourds de pluie, vient de jaillir un frêle rayon de soleil. Guillemette pense que le jardin doit sentir bon la verdure mouillée et elle insinue, d’une voix engageante :

— Voici qu’il fait beau. Nous pourrions peut-être nous aventurer dehors…

Un orage a éclaté dans la nuit et le jour dominical est lamentable, troublé par des averses rageuses et des bourrasques qui soulèvent la mer en grosses vagues dont l’écume est poudrée de sable.

Guillemette serait seule au logis qu’elle ne reculerait ni devant les averses ni les bourrasques pour s’en aller trotter dehors. Mais juste, ce dimanche, Mme Seyntis a invité à venir déjeuner aux Passiflores des châtelains du voisinage avec qui elle entretient des relations de politesse. Ils sont considérablement riches, honnêtement provinciaux, ne quittent leurs vastes domaines que pour trois mois de séjour à Caen, dans un vieil hôtel dont les antiquaires du cru célèbrent les trésors. Tout récemment, M. le curé d’Houlgate a fait un tel éloge de l’aînée des jeunes filles que, songeant à son frère, Mme Seyntis a réfléchi qu’il était peut-être sage de lui faire rencontrer Louise de Mussy ; et cela, avant que le brouhaha des réceptions estivales ait commencé aux Passiflores. Car ce paraît être une jeune fille qui ferait pour lui une femme parfaite : « Vingt-deux ans, d’une instruction « considérable », a dit M. le curé, pieuse, bonne ménagère, de physique agréable… »

Mais comme Mme Seyntis a constaté que René envisage sans enthousiasme la question mariage, elle s’est bien gardée de lui faire part de ses rêves matrimoniaux au sujet de Louise de Mussy et s’est bornée à souhaiter qu’un beau temps permette les promenades dans le parc, favorables aux conversations.

Hélas ! la nature est demeurée sourde aux désirs de Mme Seyntis ; et celle-ci est d’autant plus navrée des cataractes versées par le ciel, qu’elle sait son mari agacé de devoir subir une invasion sans agrément pour lui et Guillemette sourdement de méchante humeur, devant la nécessité de se répandre en amabilités pour des indifférents dont elle ne sait pas apprécier les mérites.

C’est sous une pluie diluvienne que l’équipage des de Mussy a fait son apparition ; et Mme Seyntis, si hospitalière fût-elle, n’a pu s’aventurer pour les accueillir, sur le perron ruisselant. Aussi s’est-elle répandue en exclamations désolées, l’air aussi contrite que si elle était responsable de l’état du ciel, et Mme de Mussy s’est empressée de lui répondre par des protestations de plaisir. C’est une forte personne, très bonne, toujours souriante et affairée, d’une loquacité monotone, intarissable, richement alimentée par tous les riens qui occupent sa cervelle.

Son mari est un type parfait de gentilhomme campagnard, robuste, d’une belle allure à la François Ier, haut en couleur, que son seul aspect révèle bon mangeur, solide buveur et joyeux compagnon de chasse.

Les deux jeunes filles sont la correction personnifiée, quant à la tenue et à la toilette, — habillées en Parisiennes sans chic. L’aînée est jolie, avec des traits froidement réguliers, un regard très intelligent de créature qui sait bien ce qu’elle veut et arrive toujours à le faire. Sa sœur est timide et quelconque. Elle lève des yeux de brebis effarouchée sur M. Seyntis, en réponse à ses paroles courtoises de bienvenue, et ensuite sur René Carrère qui lui a été présenté comme à sa sœur.

Celle-ci a beaucoup plus d’assurance ; et à peine assise à table auprès de René, — par les soins diplomatiques de Mme Seyntis, — elle s’est prêtée avec une évidente bonne grâce à la conversation qu’il a entamée avec elle… Par politesse, a décrété, en son for intérieur, Guillemette qui, placée à l’autre extrémité de la table, ne peut entendre leurs paroles.

Est-ce seulement par politesse qu’il poursuit une conversation qu’elle ne laisse pas tomber ? Ses yeux ont une expression attentive et un peu étonnée ; comme s’il ne s’attendait pas aux paroles qu’elle lui dit. Que peut-elle bien lui raconter ? Elle parle, très sobre de gestes. Quand elle sourit, la régularité de ses traits s’éclaire agréablement et Guillemette, qui l’observe, songe que si elle était mieux coiffée, l’ombre des cheveux adoucissant le large dessin du front, s’il y avait un peu plus de grâce capricieuse dans sa toilette, moins de raideur dans la taille, Louise de Mussy ferait, en somme, une jolie femme.

Est-ce que l’oncle René devinerait cela, malgré l’austérité de ses goûts ?

Guillemette est agacée d’être étrangère à leur conversation. Tout à coup, son oreille arrête au passage les mots « patronage… moralisation du peuple, écoles ménagères… »

Ah ! les voilà bien, les vrais sujets qui peuvent captiver l’oncle René !… Lui qui aime les jeunes filles sérieuses et a en abomination les poupées de salon, comme il dit ; les créatures futiles vivant avec le misérable désir d’être heureuses ; sans but idéal dans toutes leurs actions, qui se passionnent pour les êtres et les choses, sont tristes ou gaies sans que les gens pondérés puissent s’expliquer pourquoi…

Depuis huit jours, Guillemette a entendu causer sa mère et son oncle ! Elle est édifiée sur les idées de René quant aux mérites qu’il souhaite trouver dans sa future épouse. Sûrement, celle-ci devra être de ces femmes admirables qui veillent sur les comptes de la cuisinière et le linge du blanchisseur, font des confitures, savent raccommoder les bas, conduisent leurs enfants au cours, après les avoir fait travailler, etc., etc…

Tous ces mérites, pourtant ! Nicole ne les possédait guère ; et cela n’a pas empêché qu’il ne fût follement amoureux d’elle !… Il est vrai que l’expérience a pu l’éclairer.

Une soudaine mélancolie s’abat sur Guillemette qui se sent une créature très inférieure et s’abîme sous le poids de son humilité. De nouveau, elle considère la pluie qui cingle les vitres et écoute, la pensée vague, les propos qui s’échangent autour d’elle. M. de Mussy parle propriétés, chasses, élevage, avec son père résigné ; sa mère, dont les yeux glissent assez souvent vers René et Louise de Mussy, entretient Mme de Mussy de la désolante crise religieuse où la France se trouve jetée, et toutes deux gémissent que le pays va à sa perte, le clergé à la misère, les fidèles à l’échafaud, car un nouveau 93 est fatal.

Guillemette s’ennuie horriblement ! Tant de fois déjà, elle a entendu à la table de sa mère les mêmes lamentations !… Elle voudrait que le déjeuner fût fini, que tous les de Mussy fussent « remballés » vers leur château et qu’elle-même ait recouvré sa précieuse liberté. Elle est fâchée après l’oncle René — son ami ! — qui ne lui envoie pas le moindre coup d’œil de compassion. Elle envie Mad et André qui jabotent à voix basse et Mademoiselle, qui a le droit de rester silencieuse, alors qu’elle-même doit se débattre avec le mutisme effaré de Clotilde de Mussy.

Ah ! enfin, le déjeuner est achevé… Et la pluie ne tombe plus…

C’est alors qu’elle hasarde, en un cri du cœur, après qu’elle a fini d’offrir le café :

— Si nous allions un peu dans le jardin ?

Mais Louise de Mussy accueille plus que froidement la proposition.

— Oh ! il fera bien humide, après une si longue averse !

C’est, en effet, probable ! Guillemette n’ose protester et coule un regard désolé vers la pendule. Il n’est encore que deux heures. Ah ! elle a le temps de causer avec les jeunes de Mussy !… A l’autre bout du salon, elle aperçoit l’oncle René qui a surpris son mouvement et la considère avec un peu de malice. Volontiers, elle le battrait de se moquer de sa détresse !

Mais il ne paraît pas soupçonner son courroux et passe dans le billard avec son beau-frère et M. de Mussy. On entend le heurt des billes. A travers la glace sans tain, on voit évoluer les trois hommes dans la fumée de leurs cigares.

Eux ne s’ennuient pas et Guillemette les envie à leur tour. Que va-t-elle faire pour distraire les jeunes filles, n’ayant pas la ressource d’un tennis ou d’un croquet et les éléments d’une conversation intéressante ne se présentant pas… Car Louise de Mussy ne la juge pas à sa hauteur, elle, pauvre créature qui ne donne son temps ni aux écoles ménagères, ni aux patronages, sociétés de secours aux blessés, etc…

Comme elle surprend un regard de Louise de Mussy vers le billard, elle demande avec une imperceptible raillerie :

— Voulez-vous aller retrouver ces messieurs ?

Louise de Mussy ne se laisse jamais troubler :

— Nous les dérangerions sans doute. Mais, de notre côté, nous pourrions peut-être jouer à quelque chose ; aux dominos, par exemple.

Guillemette la contemple avec stupeur.

— Aux dominos ?… Vous jouez aux dominos ?

— Mais oui, très souvent… presque tous les soirs !

— Pour… pour amuser votre famille ?

— Et nous amuser nous-mêmes !… Cela a l’air de vous surprendre ?

— Oui ; je n’avais jamais pensé que des personnes de votre âge usaient des dominos… Je croyais que c’était pour les petits enfants, les vieilles personnes et…

Elle s’arrête court ; elle allait dire étourdiment : « Et les concierges ! » Elle achève, polie :

— Mais nous pouvons faire une partie en attendant que le jardin soit plus sec !

Complaisamment, Mademoiselle s’est mise à la recherche d’un jeu ; puis elle est réquisitionnée ainsi que Mad et André. Elle a certaines lueurs sur la façon de bien jouer et ébauche quelques modestes combinaisons. André a des prétentions à un jeu savant. Mais Guillemette et Mad placent au petit bonheur leurs dominos et excitent ainsi la réprobation de Louise de Mussy et même de sa timide sœur. Toutes deux ont des airs convaincus, réfléchissent, calculent… Guillemette, qui n’est pas patiente et a les chiffres en abomination, trépigne sur place et regarde, comme la terre promise, le jardin où, cette fois, le soleil resplendit sur les feuilles luisantes d’eau…

Derrière elle, une voix s’élève :

— Il me semble qu’il fait beau maintenant ! Nous pourrions peut-être faire une petite promenade ?

C’est l’oncle René. Il a fini de jouer au billard et a pris en pitié Guillemette dont il a vu la mine, alors qu’elle poussait, au hasard, les dominos. Elle lui répond par un regard reconnaissant :

— C’est vrai, le temps est remis ! Mère, ne pourrions-nous aller goûter à l’hôtellerie de Guillaume le Conquérant ? Permettez qu’on attelle le break ?…

Mme Seyntis écoute sans enthousiasme ; il est contraire à ses principes de donner, le dimanche, un travail inutile à ses gens. Mais elle voit les yeux suppliants de Guillemette et croit, sur l’assurance de sa fille, que les jeunes de Mussy sont désireuses de cette excursion par un temps gros de menaces. Alors, elle cède.

Jusqu’au moment où le break stationne devant le perron, Guillemette surveille avec anxiété les nuages. Ils ne se rapprochent pas trop vite, heureusement !

Mme de Mussy, ayant décliné l’offre de la promenade, reste à entretenir Mme Seyntis des innombrables bonnes œuvres qu’elle honore de sa protection ; et c’est Mademoiselle qui doit chaperonner la jeunesse sous la protection de l’oncle René. La certitude de sa présence paraît avoir réconcilié Louise de Mussy avec cette promenade, sous un ciel inquiétant.

Enfin la voiture roule sur la route que balaye un vent chaud et humide. La mer est basse ; large ruban d’opale, moiré de vert sombre, qui cerne les sables, au loin. Louise de Mussy met la conversation sur Madagascar et questionne René qui se prête courtoisement à un docte interrogatoire. Elle fait ainsi montre d’une telle érudition qu’André ébloui s’écrie, avec une candeur déplorable :

— Oh ! Mademoiselle, pour sûr, devant voir l’oncle René, vous avez pioché Madagascar pour être à sa hauteur !

Il y a un léger froid. Louise lance un regard foudroyant vers André à qui Mademoiselle murmure un : « Oh ! André ! » plein de reproches.

— Vous me supposez donc bien ignorante ? monsieur André.

A l’accent de la voix, André prend conscience qu’il a dit une sottise, devient très rouge et patauge :

— Oh ! non ! mademoiselle… Je pensais seulement que vous étiez comme Guillemette qui ne sait rien !

— André ! fait encore Mademoiselle, toute confuse.

Sa protestation est perdue pour tous, car de larges gouttes viennent s’écraser sur les parapluies, ouverts en hâte.

Une nouvelle averse éclate, drue, jetant le désarroi dans le break où les promeneurs s’efforcent de s’envelopper dans les manteaux prudemment emportés. Mais le vent est violent, les parapluies se heurtent et les mouvements sont difficiles.

Louise de Mussy, qui ne pense plus à Madagascar, s’exclame, entre les dents :

— Quel temps ! Quel temps ! Aussi c’était insensé de se mettre en route ! Je ne peux pas tenir mon parapluie !

— Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de vous abriter ? demande René, peu flatté de voir traiter d’« insensée » une promenade dont il a eu l’idée.

— Ce serait, en effet, plus commode. Clotilde, recule-toi, que M. Carrère se mette près de moi ! Tu me fais goutter dans le cou l’eau de ton parapluie !

Il n’y a plus trace de sourire sur son visage que le mécontentement durcit ; et Guillemette le constate sans pitié, malgré un faible remords d’être cause de l’aventure.

— Ramenez-nous vite aux Passiflores ! commande René au cocher. Le temps se reprend, nous ne gagnerions rien à attendre dans un abri quelconque.

Les chevaux sont vigoureusement lancés sur la route que cingle l’averse. Les parapluies sont ballottés par le vent. La mer et le ciel se confondent en un lointain gris sombre ; la plage est déserte.

Dans le break, Mad et André s’amusent du ruissellement d’eau qui s’abat sur eux ; Guillemette est agacée du silence expressif de Louise de Mussy que la protection de l’oncle René n’a pu rasséréner. Son « Enfin, nous voici à l’abri ! » est significatif quand la voiture s’arrête au bas du perron, luisant comme un lac. La glace du vestibule, pour comble de malheur, lui permet de se voir ébouriffée par le vent, son chapeau penché vers la gauche… D’un geste irrité, elle le remet droit et regarde vers ses compagnons d’infortune. Sa sœur éveille la pensée d’une naïade. Mademoiselle a une épaule trempée, ayant reçu sans mot dire toute l’eau du parapluie de Clotilde de Mussy ; mais elle a gardé son air souriant et soigné. Mad contemple, ravie, sa lourde natte trempée. Guillemette, sous son canotier de paille, est toute rose et ses cheveux soulevés par les rafales ressemblent, autour du front, sur la nuque, à une mousse poudrée d’or roux. Volontiers, Louise de Mussy la pilerait. Elle demande, d’un accent où frémit son dépit :

— Est-ce que dans votre cabinet de toilette je pourrais un peu me recoiffer ?

— Mais oui, certes ! Voulez-vous l’aide de la femme de chambre ?

— Si possible, oui.

Enchantée de fuir son courroux, Guillemette lui livre sa camériste qui arrange, sèche, relisse… Bref, le thé servi, une Louise de Mussy souriante, ne sentant plus le chien mouillé, fait sa réapparition dans le salon où tous sont réunis. Guillemette offre les tasses, avec Mademoiselle. Clotilde répond avec timidité aux efforts de René pour entretenir une conversation avec elle. Mme Seyntis a l’air un peu fatiguée ; mais Mme de Mussy cause toujours sans ombre de lassitude. L’averse est encore une fois passée ; et M. de Mussy clame d’une voix sonore :

— Je crois que nous ferons bien de profiter de cette accalmie pour regagner notre gîte !

Mme Seyntis, esclave de la politesse, croit devoir protester :

— Comme vous êtes pressés ! Il n’est que cinq heures !

— Chère madame, nous ne sommes pas chez nous. Pensez que nous avons encore plus d’une heure de voiture à faire !

Mme Seyntis le pense très volontiers, et n’insiste pas pour retenir davantage ses hôtes. En vérité, malgré sa vaillance, elle commence à être accablée sous le poids des histoires que Mme de Mussy lui a versées sans relâche.

....... .......... ...

Une demi-heure plus tard.

— Ouf ! Ouf ! Les voilà partis ! fait Guillemette sautant comme un bébé au milieu du salon. Je me sens enragée ! Mon oncle, vous n’êtes pas enragé ?

René qui rentre, après les derniers saluts aux de Mussy, la regarde, un peu ahuri.

— Pourquoi, Guillemette, pourrais-je me trouver en pareil état ?

— Pourquoi ?… Mais parce que c’est épouvantable de recevoir des indifférents pendant des heures, un dimanche, quand il pleut !… Oh ! que j’ai besoin de faire des folies ou de remuer !… Oncle, soyez délicieux pour que je vous pardonne de vous être moqué de moi, condamnée à jouer aux dominos ! Venez faire un tour sur la plage, n’importe où vous voudrez, à Beuzeval !… Grimpons sur la falaise ! Mais pour l’amour du ciel, bougeons, bougeons !…

— Guillemette !… vous êtes pareille au salpêtre, quand vous vous y mettez !… Il ne vous suffit pas d’avoir été trempée tantôt et d’avoir fait tremper Mlles de Mussy ?

Un sourire malicieux retrousse les lèvres de Guillemette.

— Pauvre savante Louise ! Elle n’aime pas l’eau… Ni son humeur ni ses cheveux ne s’en accommodent !… Mais ça, c’est une réflexion inutile et stupide ! Mon oncle, venez sur la plage… Vous voulez bien, dites ?

Elle demande cela avec cette grâce jeune et câline qui lui donne tant de séduction. Et René, faisant comme les autres, ne lui résiste pas, tout en se demandant s’il est bien correct qu’il sorte ainsi, seul, avec sa jeune nièce…

Elle n’a pas soupçon d’un pareil scrupule et grimpe joyeusement vers les hauteurs de la falaise, par la belle route en corniche qui monte au bois de sapins couronnant Houlgate. Une saute du vent a balayé les nuées maussades et l’horizon flamboie, splendide, au couchant qui éveille des visions d’un royaume du feu. Sur le sable, des nappes d’eau semblent des petits lacs d’or étincelant. La mer monte, striée, à l’infini, de coulées lumineuses… Au large, les barques découpent, sur le ciel de flamme, des formes aiguës et noires.

Guillemette s’est arrêtée et regarde. Avec une sorte de ferveur, elle dit, un peu bas :

— C’est beau !… Comme c’est beau ! n’est-ce pas ? mon oncle.

Elle ne tourne pas la tête vers lui. Il voit seulement le profil expressif, où les cils tracent une ligne sombre sur les joues, si fraîches sous la brise qui enroule étroitement la robe autour du corps svelte. Et, brusquement, il se souvient — comme il s’est souvenu souvent depuis une semaine…

Combien de fois, durant l’été inoubliable, il a ainsi contemplé le coucher du soleil, auprès de Nicole !… L’écho des souvenirs morts tressaille en lui. Sans en avoir conscience, il écoute leur murmure confus.

Des minutes et des minutes passent.

Guillemette regarde toujours l’horizon dont l’embrasement pâlit, atteint par la cendre du crépuscule ; et, volontiers, elle aurait le geste instinctif d’un enfant pour retarder la fin d’un spectacle qui l’enchante.

Mais la féerie est achevée. Une brume violette se déploie grandissante, pareille à un voile infini, sous lequel meurent, peu à peu, contours, formes, lumières, engloutis par l’ombre victorieuse. Les dernières nuées s’éteignent. Le ciel apparaît terne, d’un bleu obscur, où tremble, solitaire, le feu d’une étoile.

Alors, rejetée hors du rêve, Guillemette reprend conscience de la présence de René. Comme il a l’air grave !… A quoi peut-il bien songer pour que ses traits prennent cette régularité sévère de médaille, — qui lui va très bien d’ailleurs… Et spontanée elle s’écrie :

— Oncle, vous avez l’air « tout chose » !… Vous ne pensez pas à me donner Louise de Mussy pour tante ?

Il a un imperceptible sursaut de créature réveillée et, comme elle se remet à marcher, il la suit, interrogeant, la pensée encore distraite :

— Elle ne vous plairait pas ?

— Oh ! pas du tout !

L’aveu se fait avec un accent dont la conviction est expressive.

— … Elle est bien trop pontifiante, d’une science trop écrasante et trop… en dehors… Et puis, elle reçoit si mal les averses !… C’est que, dans la vie, il faut en recevoir souvent. Et de toute sorte !

— Guillemette, vous parlez comme l’Expérience elle-même ! Mais si Mlle de Mussy que je trouve, moi, remplie de mérite, vous paraît à ce point déplaisante, pourquoi voulez-vous qu’elle m’ait induit en la tentation d’en faire un jour ma femme ?…

— Oh ! mon oncle, parce que vous aimez les jeunes filles savantes, correctes, religieuses, utiles à leurs semblables, etc., etc. !… Des jeunes filles de tout repos, enfin !

Sans savoir pourquoi, René a envie de regimber devant ce jugement.

— Mais où prenez-vous tout ce que vous racontez ici ? jeune fille.

— Mais dans vos conversations avec maman !… Aussi, l’autre soir, quand vous énumériez…, — comme la Raison elle-même ! — les qualités qui vous paraissent nécessaires à une femme, je pensais que j’aurais vraiment, sans chercher loin, à vous offrir la fiancée de vos goûts !

— Ah ! vraiment ? fait René interrogateur. Depuis une semaine qu’il vit près de sa nièce, il a pu constater qu’elle avait une pensée fourmillante d’imprévus et qu’il pouvait s’attendre, de sa part, aux confidences les plus diverses ; car elle a des lubies de gamine et des réflexions de femme de cœur, amalgamées à des audaces d’opinion, de pensée, de goûts, qui le désorientent, le choquent, l’irritent même, mais l’intéressent et l’amusent. Ah ! ce n’est pas, il doit le reconnaître, une personne banale que sa jeune nièce !

— Donc, vous avez une fiancée à me présenter ?

— Oui !… Puisque vous êtes un monsieur très sérieux, puisque vous vous mariez sans emballement, pour avoir une compagne agréable, bonne maîtresse de maison, instruite, vertueuse, vous devriez épouser M’selle !

René est si surpris qu’il s’arrête court, un peu choqué.

— Guillemette, vous poussez vraiment trop loin la plaisanterie !

— Mais, mon oncle, je ne plaisante pas du tout !

— Ah !… Et d’où vous est venue cette lumineuse idée ?

— De la conviction que vous feriez ainsi, pour votre bonheur, une œuvre méritoire ! Mademoiselle n’est pas riche. Elle se tourmente beaucoup parce qu’elle a sa mère à soutenir et elle se fatigue tant ! Alors, mon oncle, comme vous êtes bon, que vous n’avez pas l’air de tenir à l’argent, que vous aimez les femmes sérieuses, je trouve qu’elle pourrait bien réaliser votre idéal…

— Je ne le crois pas, Guillemette, dit René si posément que Guillemette est un peu saisie.

Tout en trottant, car l’heure du dîner les presse maintenant, elle lève vers lui sa jolie tête et le regarde, envahie par une vague inquiétude. Est-il fâché ?…

— Mon oncle, vous trouvez, dites, que je me mêle de ce qui ne me regarde pas ? C’est que je plains tellement la pauvre M’selle depuis que j’ai entrevu ce qu’est la vie pour elle… Chaque fois que j’y pense, j’ai honte de moi !

René ne comprend pas bien :

— Puis-je, sans indiscrétion, Guillemette, vous demander pourquoi vous êtes si sévère à votre égard ?

— Oh ! vous le pouvez, il n’y a pas de mystère !… C’est parce que je constate alors à quel point je suis toujours occupée de vivre le plus agréablement possible, quand il y a tant de femmes, même de jeunes filles ! qui peinent — non par goût, certes !… Oh ! mon oncle, vous ne trouvez pas qu’il y a des moments où cela devient une vraie souffrance, quand on jouit de tout, de penser à toutes les misères auxquelles on ne peut rien ?…

Ici, l’oncle René pardonne à Guillemette son idée saugrenue, de lui offrir Mademoiselle comme fiancée.

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