L'été de Guillemette
XIX
Des jours et encore des jours ont coulé. Avec un camarade, puis seul, René a été de station en station dans les Pyrénées, obstiné à tenter toutes les ascensions encore possibles en cette fin de saison, afin de dompter, par la fatigue, sa pensée qui se souvient, regrette, discute le renoncement que la plus élémentaire raison lui impose.
Car maintenant qu’il est loin, il juge plus froidement et ne peut s’illusionner sur l’accueil que, non seulement Guillemette, mais sa sœur, mais Raymond Seyntis lui-même feraient au sentiment qui est né obscurément en lui. Il ne lui reste donc, comme il l’a compris dès la première heure, qu’à se détacher d’un rêve fugitif, charmant et absurde dont il demeure stupéfait.
Il a beaucoup regardé en lui-même depuis qu’il a quitté les Passiflores et vécu seul. Et cette méditation lui a révélé un fait qu’il lui faut bien admettre : c’est qu’une insensible transformation s’est opérée en lui. Il n’est plus l’homme qui, quelques mois plus tôt, arrivait en France, sûr de l’orientation de son avenir ; avant tout, passionné pour les choses de sa carrière, prompt à discerner la résolution à prendre et certain de rencontrer, à l’heure souhaitée, la femme qui réaliserait pour lui la compagne d’élection.
L’expérience est venue culbuter sa conception trop simple de la vie, sa foi orgueilleuse en la puissance de son vouloir et la rectitude de son jugement, la raide austérité de ses principes. Sous des influences neuves et subtiles, son horizon s’est élargi. Il est moins sévère aux autres. Mais lui-même s’est compliqué. Sa pensée plus souple aperçoit des nuances, des lumières, des ombres aussi qu’il ne concevait même pas ; et, par instants, il éprouve l’impression qu’un souffle chaud a passé sur son âme, y faisant fondre les glaces qui emprisonnaient son être moral, pour y éveiller la soif du printemps. Ni le travail, ni l’action, ni la claire ordonnance de sa vie ne lui suffisent plus. La solitude lui pèse. Il lui faut cette existence à deux que possèdent aujourd’hui presque tous ses camarades, qui en rend plusieurs éperdument heureux. Alors, seulement, cessera pour lui l’impression d’isolement, même parmi les siens, qui lui devient lourde à porter ; qu’il n’éprouvait pas, aiguë ainsi, quand il était loin de France, qui s’est abattue sur lui, quand il a compris combien Guillemette lui est devenue chère.
Et lui, si calme jadis, s’irrite maintenant de constater combien il lui est difficile de retrouver le serein équilibre de sa pensée, — parce qu’une lutte sourde, qu’il ne veut pas entendre, se poursuit en lui, entre la raison qui exige l’oubli et le cœur, rebelle devant un tel arrêt… Lutte qui devient peu à peu si pénible qu’il en arrive à souhaiter n’importe quelle diversion l’arrachant à lui-même.
Il a fui Luchon où est Nicole qu’il ne veut pas voir et Biarritz dont la brillante cohue exaspérait le sentiment de sa solitude ; et il est venu se réfugier dans la paix de Saint-Jean-de-Luz.
La jolie petite ville est toute souriante sous les frondaisons jaunissantes de ses arbres. La vigne vierge rougit les façades et ses branches s’enchevêtrent en berceau sous le bleu violent du ciel…
Mais René, tout à coup, cesse de voir l’horizon charmant et s’arrête court dans sa flânerie, à travers les rues vibrantes de soleil… Car devant lui, sous la flamme de son ombrelle de soie rouge, s’avance Nicole de Miolan, d’un pas nonchalant de promeneuse. Dans un panier passé au bras, elle porte une grosse gerbe de glaïeuls. Sa robe de toile blé semble la nimber de lumière. Sûrement, elle n’est pas une passante à Saint-Jean-de-Luz. Elle n’en a pas l’allure.
Les prunelles ardentes s’arrêtent soudain sur René et une surprise y jaillit… Tous deux, ils ont la même exclamation :
— Comment, vous êtes ici ?
Il ajoute :
— Je vous croyais à Luchon ?
— La saison est finie. Nous sommes partis pour Biarritz ; puis, sur mon désir, nous sommes venus ici où mes parents ont loué une villa afin de pouvoir y vivre solitairement. J’exècre les hôtels où toutes les rencontres deviennent possibles…
Une vibration passionnée a passé dans sa voix et ses yeux ont eu un éclair d’orage aussi vite disparu qu’il s’est allumé… Reprenant tout de suite son seul personnage de femme du monde, elle interroge, insoucieuse des passants qui regardent leur groupe, parce que nulle part, Nicole de Miolan ne demeurerait inaperçue :
— Et vous, René, comment êtes-vous ici ?
— J’y suis en voyageur… j’ai voulu revoir le Midi.
— Et vous n’êtes pas un voyageur trop pressé, n’est-ce pas ?
— Non… Je suis seul…, libre de mon temps…
— Alors, accompagnez-moi un peu, que nous causions… Voulez-vous ?… Cela me fait beaucoup de plaisir de vous rencontrer !
Il la sent tout à fait sincère et il en éprouve une bizarre impression de bien-être moral. Près d’elle, va-t-il enfin être distrait des souvenirs qu’il ne parvient pas à fuir ?
Quel don de beauté, elle a reçu ! il la regarde émerveillé de son éclat. La peau veloutée fait songer à un fruit splendide caressé par l’or du soleil. Elle marche près de lui, le visage pensif, sous sa capeline de paille blonde. Les paupières voilent le regard.
Elle demande :
— Parlez-moi d’Houlgate, de la chère petite Guillemette…
L’obscur tourment frémit en lui… Et il répond par des mots brefs ; puis, en hâte, pour se fuir, il interroge à son tour :
— Nicole, qu’êtes-vous devenue depuis que nous nous sommes dit adieu aux Passiflores ? L’été vous a-t-il été bon… comme je le souhaitais tant pour vous ?
La bouche expressive se contracte une seconde ; et railleuse, Nicole jette :
— Bon ?… mon pauvre ami, que voulez-vous qu’il m’arrive de bon ?… Je dois m’estimer satisfaite qu’il ne se soit produit, à mon endroit, aucune catastrophe irréparable… Voilà tout !… Ce que j’ai fait cet été, après avoir quitté Houlgate ?… Rien d’intéressant, pour moi ni pour les autres ! De mon mieux, par tous les moyens qui me semblaient favorables à ce résultat, j’ai essayé de tuer le temps… C’est tellement long à remplir une journée quand on vit sans but !
Ces mots sonnent étrangement dans la petite rue paisible, striée d’ombres bleues et d’éclatants rais de soleil ; où les promeneurs circulent d’un pas flâneur ; où les gens du pays échangent, avec exubérance, des propos très simples. Nicole a parlé d’un accent de badinage ironique ; mais, dans sa voix, frémit cette amertume que René y a surprise bien des fois à Houlgate. Il a l’intuition qu’une désespérance absolue l’étreint affreusement et qu’il ne peut rien pour la sauver d’elle-même. Pourtant, il essaie, avec une sorte d’autorité affectueuse :
— Nicole, ce but que vous n’avez pas, donnez-le-vous !
— Et lequel voulez-vous que je me donne qui en vaille la peine ?… Tout ce que je puis faire est si inutile !… Ah ! oui, je sais… Il y a des gens très sages, très pondérés, à qui il suffit, pour être contents d’eux-mêmes et de l’existence, d’accomplir leur tâche quotidienne, si insignifiante soit-elle ! Il y a des femmes qui se consolent de ce qui leur manque en s’absorbant dans les œuvres pies… C’est qu’elles n’ont pas la misérable et égoïste soif de bonheur dont je ne suis pas encore parvenue à me désaltérer, quoique j’essaie tout ! pour y réussir…
— Peut-être parce que vous ne cherchez pas où il faut, fait-il machinalement, tandis que sa pensée s’attache aux dernières paroles de la jeune femme. Quel en est le sens ?… Serait-ce qu’elle a enfin réalisé son audacieuse résolution de recommencer sa vie, au seul gré de son désir ? Mais quoiqu’elle lui ouvre un peu de sa pensée, avec une hautaine indifférence de ce qu’il conclura, elle garde bien à elle le secret des jours qui viennent de passer pour elle… S’ils ont été doux à sa beauté, ce n’est pas l’apaisement qu’ils semblent avoir apporté à sa pauvre âme tourmentée…
Elle n’a pas relevé sa réflexion, si elle l’a entendue. Silencieuse, elle avance près de lui, ses fleurs dans les bras. Ils sont maintenant sous le couvert des arbres, devant la vieille maison de l’Infante, et vont distraits des choses extérieures. Au souffle de la mer, encore invisible, des feuilles cuivrées et pourpres volent autour d’eux comme de larges papillons superbes qui viennent s’écraser sur le sol.
Brusquement, Nicole reprend :
— Ah ! René, que vous êtes heureux d’être un croyant… Ce doit être une si grande force et une si grande consolation !
Très simple, il dit :
— Oui, vous avez raison… Je l’ai senti aux heures les plus douloureuses de ma vie… Et je ne puis l’oublier.
Elle a la pensée que les heures dont il parle sont peut-être celles qu’il a connues par elle… Mais ce passé-là aussi est bien mort… Il faut le laisser dormir en paix.
Elle songe tout haut, avec une espèce de gravité désespérée :
— Je crois… j’en suis arrivée à croire que certains esprits ont été créés de telle sorte qu’ils ne peuvent perdre leur foi ; que d’autres, au contraire, n’auront jamais une foi semblable, quoi qu’ils rêvent, quoi qu’ils fassent !
— Nicole, à mon très humble avis, c’est qu’ils veulent discuter, essayer de comprendre ce qui est l’Incompréhensible pour nous autres humains…
Elle murmure :
— Oh ! oui, l’Incompréhensible… l’Inconnu… Et des gens l’adorent, le servent, se donnent à lui, en font leur bonheur !… Les bienheureux !… Moi, j’ai une âme païenne… Mon dieu, c’est l’Amour !… C’est lui qui, pour moi, dispense le bien et le mal !…
Il sent tellement combien elle dit vrai qu’il ne songe même pas à relever ses paroles. A quoi bon ?… Il peut la plaindre, non la transformer.
Ils sont arrivés devant la mer qui miroite splendidement. Son souffle les frappe au visage et emporte quelques pétales des fleurs de Nicole. Lui, n’en voit rien. La houle, la senteur des vagues ont aussitôt ressuscité en lui la vision d’une autre plage, voilée par le crépuscule, d’une forme svelte sous une veste rouge, de deux prunelles profondes qui songeaient, presque graves, alors pourtant que la bouche souriait…
Nicole a l’intuition qu’il est loin d’elle et demande :
— René, est-ce que ce sont mes propos de mécréante qui mettent ainsi en fuite votre pensée orthodoxe ?… Je vous ai avoué déjà qu’il fallait avoir pitié de moi…
— Je me souviens… et cette pitié, je vous assure, Nicole, que je vous l’offre, respectueusement, bien sincère…
— Oui, je sais, je sais… Pour moi, vous êtes vraiment un ami, j’en suis sûre… Et c’est pourquoi il vaut mieux que je vous dise quelle raison m’a conduite ici, à Saint-Jean-de-Luz. J’ai fui Biarritz parce que j’y ai fait une rencontre.
— Une rencontre ?… répète-t-il, surpris de son accent.
— Oui, j’ai rencontré… mon mari qui m’a eu tout l’air d’être venu à Biarritz en mon honneur… Avait-il à me parler ?… Je n’en sais rien… Je n’ai pas ouvert la lettre qu’il m’a envoyée alors… pas plus que je n’avais ouvert les autres… Mon Dieu ! comment n’a-t-il pas encore compris qu’entre lui et moi, tout est fini !… Pour tâcher de l’en convaincre mieux, j’ai quitté aussitôt Biarritz… Mais je vis hantée par la crainte de le voir apparaître ici…
Il comprend pourquoi elle a les nerfs frémissants, pourquoi une fièvre brûle son être passionné.
La voix assourdie, elle poursuit, isolée dans son souvenir :
— Cela faisait sept mois que je ne l’avais vu. Il a changé… Mais pourtant, c’est toujours lui…
Lui, qu’elle a adorée… Lui, qui l’a fait souffrir… Lui, qu’elle n’oublie pas !… Une espèce de révolte gronde dans les bas-fonds du cœur de René… Pourtant, il n’attend ni ne veut rien de cette femme.
De nouveau, ils avancent silencieusement. Elle songe… à quoi ?… Et que pourrait-il lui dire ?
Mais elle a tout à coup ce mouvement d’épaules qu’il connaît bien, dont elle semble rejeter son fardeau en arrière et elle arrête vers lui ses yeux brûlants ; son accent devient railleur :
— Mon pauvre René, quelle fâcheuse compagne de promenade je vous offre !… Vous me trouvez plutôt ridicule, n’est-ce pas, avec ma manière de vous accabler de mes doléances, dès que je vous retrouve… Mais je me sens si effroyablement seule dans… dans la tourmente où je me débats !… Il y a des minutes où le besoin de parler de ma misère me ferait crier d’angoisse… Seulement, j’ai appris à me dominer… et je me tais…
Elle ne trahit, en effet, sa détresse, ni par un geste, ni par un éclat de voix ; elle garde son attitude de femme du monde qui tient des propos de salon. Et cependant, comme elle est poignante, cette plainte désespérée jetée ainsi dans le joli matin clair qui semble chanter la douceur de vivre…
René cherche à écarter d’elle, un peu, la sensation d’isolement :
— Nicole, vous avez vos parents…
— Mes parents ?… Ils sont excellents… Mais nous sommes aujourd’hui des êtres tellement différents que nous ne nous comprenons guère et n’arrivons qu’à nous faire souffrir mutuellement… J’en ai achevé l’épreuve… Et je me tais avec eux… Comme avec tous… Vous excepté, René.
— Avec moi qui, hélas ! ne peux rien pour vous…
— Si !… Vous pouvez quelque chose en ce moment… Restez quelques jours à Saint-Jean-de-Luz, voulez-vous ?… Nous ferons de longues promenades. Nous causerons beaucoup… Et cela m’empêchera de penser. C’est promis, n’est-ce pas ?… Pensez que vous accomplirez une œuvre de charité en m’abandonnant un peu de votre temps…
Ainsi, elle veut oublier, comme lui… Et l’oubli, c’est la paix, le repos sans prix…
— Je resterai autant que vous le souhaitez, Nicole.
Il ne cherche pas une seconde à se dérober au charme dangereux que pourtant il n’ignore pas et dont la puissance, à cette heure, lui est un bien, puis qu’elle l’arrache à son rêve inutile.