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L'été de Guillemette

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VI

Il est arrivé aux Passiflores une première série d’invités, conviés par la politesse, la sympathie, par le sentiment familial et autres motifs variés.

Et d’abord, une respectable cousine de Mme Seyntis, la chanoinesse de Thorigny-Bergues, laide, spirituelle, masculine d’allures et d’idées, la parole mordante. Puis un jeune ménage, très chic et très amoureux, les de Coriolis. Monsieur est un camarade de René Carrère, fraîchement marié ; et quoique Mme Seyntis juge que le voisinage des jeunes époux n’a rien de bon pour une fille de l’âge de Guillemette, elle a cependant invité les de Coriolis par sollicitude fraternelle, dans l’espoir que le spectacle de leur félicité conjugale mettrait René en goût.

Du côté masculin, deux célibataires, hôtes particuliers de Raymond Seyntis : un peintre américain, Hawford, dont l’exposition a été, à Paris, le succès artistique du printemps ; et un séduisant vieux garçon, très admirateur des femmes dont il se fait volontiers le directeur laïque ; ce qui lui fournit de précieux documents pour les Revues qu’il donne dans les Cercles. Enfin Nicole de Miolan est arrivée sous l’égide de ses père et mère.

Et tous ces hôtes, installés en des chambres confortables et souriantes, ouvertes sur l’horizon de la mer, les odorants parterres du jardin, ou les lointains verdoyants des coteaux, tous, en leurs domiciles nouveaux, se préparent pour le dîner dont le premier coup ne tardera pas à sonner.

Le seul habitant peut-être des Passiflores qui soit indifférent à cette perspective, c’est M. Seyntis, qui, dans son cabinet, achève de rédiger des ordres, des réponses aux lettres, billets, télégrammes, accumulés comme chaque jour, — même à Houlgate, — sur son bureau. Un pli barre son front. Il a cette physionomie absorbée et lasse des hommes brûlés par le souci fiévreux d’affaires lourdes de responsabilités ; car des fortunes sont engagées dans les parties.

Il ne ressemble guère, en ce moment, au brillant Raymond Seyntis que connaît le monde.

Cependant sa femme, sereine dans un luxe qu’il lui paraît aussi naturel de posséder que l’air pour respirer, donne, attentive maîtresse de maison, ses derniers ordres au maître d’hôtel, pour la rédaction des menus et le placement des invités selon une impeccable hiérarchie.

Guillemette, pour sa part, s’applique de son mieux à sa toilette du soir. Pas un atome de poudre sur son visage, c’est sa coquetterie ; les cheveux relevés avec de jolies ondulations molles, dues à la seule nature, et tordus en un nœud capricieux, qui dégage bien la nuque ; sous l’étoffe légère du corsage, la taille libre, dressée comme le jet souple d’une jeune plante.

Certes, ce n’est pas tous les jours que Guillemette s’habille avec un entier détachement de l’effet à produire. Mais ce soir, en particulier, elle est stimulée par le désir très vif, peu noble, elle ne se le dissimule pas, de n’être pas éclipsée ; ni par la jeune baronne de Coriolis, ni surtout par Nicole, la savoureuse Nicole, comme l’appelle son père. Chose bizarre, c’est, avant tout, aux yeux de l’oncle René qu’elle souhaite pouvoir soutenir la comparaison.

Il a beau n’être, pour elle, qu’un homme très sérieux qu’elle considère un peu comme un dieu protecteur, perché sur un piédestal fait de sagesse et de raison… Tout de même, elle tient, en sa petite vanité féminine, à ce que, près de Nicole, il ne la juge pas dépourvue quant aux avantages périssables…

Sa pensée est fourmillante de points d’interrogation à son égard et à celui de la jeune femme ; car le roman de jadis intéresse prodigieusement sa jeune cervelle qui ignore, pressent, réfléchit…

— Peut-être, songe-t-elle, sceptique autant qu’un vieux moraliste, sa passion pour elle a été une simple crise !… Tous les hommes jeunes doivent passer par là, comme les petits enfants ont la rougeole ! Il a l’air tellement guéri ! Et il est si peu romanesque !… C’est triste qu’on puisse ainsi aimer et oublier…

C’est tout en inspectant l’ondulation de ses cheveux que Guillemette agite ce problème sentimental.

....... .......... ...

René Carrère est-il vraiment guéri comme le croit Guillemette, comme il le croit lui-même ?

Ayant déjà revêtu sa tenue du soir, il est debout devant la porte-fenêtre de son balcon ; et, avec des yeux qui ne voient rien des choses extérieures, il contemple obstinément un bouquet d’arbres dressé derrière la pelouse.

Il pense que, dans quelques instants, il va se retrouver devant la femme qui a été la folie de sa jeunesse et il éprouve une sorte d’orgueilleuse satisfaction parce qu’il lui semble être sincèrement calme. Le temps a fait son œuvre. Où est la vague de passion qui, jadis, l’a soulevé au-dessus de lui-même ?… Tout au plus, il peut noter en lui une naturelle curiosité de savoir ce qu’elle est devenue.

Il ne l’a pas encore revue puisqu’il n’était pas à la gare pour son arrivée. Une petite lâcheté, cela, dont il s’irrite maintenant. Pourquoi avoir retardé une rencontre qui lui est pénible, parce que, fatalement, elle fera tressaillir le fantôme du passé ?

— Eh bien, soit. C’est un moment difficile à accepter : voilà tout !… J’en ai vu bien d’autres ! murmure-t-il avec un haussement d’épaules.

Oui, il en a connu d’autres qui demeurent son secret… D’abord, dans ces mêmes Passiflores, des heures folles de passion, de révolte, de désespoir, — dont il a eu honte plus tard, — quand, après l’avoir enivré et torturé de sa beauté qui culbutait en lui toute sagesse, elle a répondu, à son aveu, suppliant comme une prière, qu’elle en aimait un autre.

Ah ! qu’il l’a revue longtemps, telle qu’elle était en cette minute, un soir, sur la terrasse des Passiflores !… De ses doigts nus, elle déchiquetait une rose, tout en parlant. Dans la pénombre, il distinguait son regard velouté qui ne voyait que l’absent, la fleur vivante de sa bouche dont il appelait le baiser.

Oui, il a fallu des mois et encore des mois pour que la vision s’effaçât comme l’exigeait sa volonté, impérieuse d’autant plus que Nicole devenait la femme de l’autre…

Mais de ce jour, vraiment, elle a été une morte pour lui. Ainsi le commandait sa conscience, rigoureusement scrupuleuse, quant au respect du bien d’autrui.

Alors pourquoi redoute-t-il de la voir ?

C’est une inconnue que cette Nicole échappée, frémissante, au lien conjugal, passionnément voulu, et qu’elle prétend achever de rompre par le divorce… Résolution qui froisse en lui ses vieux instincts héréditaires de catholique convaincu, fidèle au respect du serment reçu par le prêtre.

Oh ! non, Nicole de Miolan n’a plus rien de commun avec la jeune fille qu’il a adorée, à laquelle il songe dans le beau crépuscule d’août, ainsi que l’on songe aux morts infiniment chers…

....... .......... ...

A travers la cloison, sonne un éclat de rire, jailli de la grande chambre aux tentures pékinées où vient d’être installé le jeune ménage de Coriolis. Si les yeux de René Carrère pouvaient percer la muraille, ils verraient son ami nonchalamment allongé dans un confortable fauteuil, la cigarette aux lèvres, suivant d’un œil amoureux tous les mouvements de sa blonde petite femme qui trottine du cabinet de toilette à la chambre, peu enveloppée par son peignoir de linon, ouvragé de dentelle.

Au passage, il saisit la main qui fait un choix dans le coffret à bijoux et attire vers lui la jeune femme. Elle proteste, — sans conviction, d’ailleurs.

— Oh ! Georges, voyons, sois sérieux !… Laisse-moi m’habiller… Je serai en retard et ce sera une catastrophe !… Que dira Mme Seyntis ?… Pour la première fois que je suis reçue chez elle !… Tu n’as vraiment pas l’air de te douter que nous sommes dans une maison convenable !

— Hum, en ce qui concerne Raymond Seyntis…

Et il soulève les dentelles de la manche large. Sa bouche erre, gourmande, sur la peau qui embaume l’iris.

Elle ne se défend pas du tout et s’écrie seulement, avec une drôle de petite moue :

— Georges, tu es un monstre de volupté !

— Oh ! oh ! madame, quel grand mot !… Ce me semble qu’il y a des heures où vous ne vous plaignez pas de cette qualité de votre mari.

Elle se met à rire et riposte :

— Mon Dieu, mon amour, que tu fais donc des réflexions absurdes !

— Madame, le ciel en soit témoin ! vous manquez de respect à votre époux… Venez implorer votre pardon.

Il la met sur ses genoux. Elle proteste encore, mais très mal :

— Georges ! Georges ! tu vas me décoiffer !… Et mes cheveux étaient si bien arrangés.

— Je vous recoifferai, ma petite femme.

Et il glisse ses doigts dans la soie blonde des cheveux qui semblent faits de lumière.

Elle bondit à terre, la mine fâchée — et tendre :

— Georges, tu es insupportable ! Je serai ce soir comme un chien fou… Ce sera de ta faute… Et tout le monde se demandera comment tu as pu épouser une si laide femme…

— Un monstre de volupté, peut-être, glisse-t-il malicieusement.

— Bon, bon, monsieur… On se souviendra comme vous jugez votre femme ! Maintenant, laisse-moi m’habiller, mon chéri. Tu es horripilant, mais je t’adore !

Il n’est pas sûr qu’il lui rendrait sa liberté si un choc discret ne heurtait la porte. C’est la camériste de Madame qui revient pour l’habiller.

Madame, aussitôt, est à l’autre bout de la chambre — dans la partie solitaire ! — et, d’un ton détaché, crie :

— Entrez.

Elle est plus que rose. Toutefois la camériste est trop occupée du vaporeux nuage qu’elle apporte avec soin, pour se permettre aucune réflexion intempestive :

— Madame veut-elle que je la chausse d’abord ?

— Oui, je préfère.

Quelques minutes plus tard. Madame, en petits souliers, est debout devant sa glace, les épaules nues sous le ruban de la chemise, mince dans le soyeux jupon ; et elle est tout absorbée par le souci de faire disparaître sur sa nuque la trace des doigts trop caressants de Monsieur ; lequel, sans enthousiasme, a quitté son excellent fauteuil et sa cigarette pour endosser enfin l’habit de rigueur.

....... .......... ...

Pendant que se déroulent ces menus épisodes, dans la petite chambre qui est son home, Mademoiselle, attendant le deuxième coup de cloche, relit encore une fois les lignes, reçues le matin, qui lui apportent le parfum de la « maison ».

« … Oui, ma chère petite fille, comme toi, nous aspirons, ta sœur et moi, à la fin de notre séparation et nous voudrions bien que ce fût fini de t’aimer de loin…

« Oui, je comprends qu’il te soit triste de vivre parmi des étrangers, même très aimables pour toi… Et pourtant, mon enfant chérie, pourtant, je ne puis regretter que tu aies eu le courage de partir, de nous laisser !… D’abord, parce que je pense que ce séjour au bord de la mer sera fortifiant pour toi, après ta dure année de travail ; bien meilleur que les mois de vacances dans la petite fournaise qui nous sert de gîte, où la température se fait vite étouffante malgré nos persiennes closes dès que le soleil vient nous brûler…

« Et puis, ma Jeanne, il était raisonnable, sage, de ne pas négliger cette occasion de te faire connaître dans un milieu fortuné où tu peux trouver des leçons, peut-être, dans l’avenir.

« Car, en effet, plus que jamais, ma bien-aimée, il nous faut penser à l’exiguité de notre budget et ne négliger aucune chance de l’assurer un peu. J’aime mieux te l’avouer, pour que l’idée d’être le soutien de ta pauvre vieille maman te rende vaillante, les démarches de ta sœur pour arriver au poste d’inspectrice que tu sais ont définitivement échoué. Les candidates sont légion, toutes pourvues de titres sérieux, bien autrement recommandées que ta sœur !… et les places vacantes se présentent comme des exceptions…

« Ta sœur a été très aimablement reçue par le secrétaire général qui a cru préférable de lui ôter tout espoir, avec preuves à l’appui, afin qu’elle ne se leurre pas inutilement. Antoinette est donc revenue très découragée de cette visite, chaque jour lui montrant davantage, hélas ! combien il est difficile à une femme de gagner sa vie. Mais tu connais son énergie. Déjà, elle cherche une autre voie.

« Ah ! ma petite fille, confions-nous à Dieu qui, bien mieux que nous, sait ce qui nous convient. Acceptons bravement ce qu’il veut pour nous, et notre épreuve nous semblera bien moins lourde… Je te le dis, chérie, comme je l’ai senti bien des fois ; et c’est mon cœur même de maman qui te le murmure avec toute sa tendresse pour que tu espères malgré tout… ainsi que je le fais… Soyons courageuses, heureuses de vivre les unes pour les autres, toutes trois… »

Mademoiselle devine plus qu’elle ne lit les dernières lignes parce que le jour se meurt, surtout parce que de grosses larmes brouillent son regard… Alors, elle se penche sur la chère écriture et y dépose un baiser fervent.

....... .......... ...

Deux portes plus loin, chez les parents de Nicole, l’humeur n’est pas très souriante du côté de Monsieur, qui est un homme d’habitudes, vite nerveux, pour peu qu’il ne trouve pas ses affaires disposées dans leur ordre coutumier. Or, étant aux Passiflores depuis deux heures à peine, il traverse la période d’installation, ce qui influe fâcheusement sur son humeur et le fait saupoudrer de conseils, questions, voire même reproches, non seulement la femme de chambre, mais encore sa dévouée épouse. Il est, en effet, de ces hommes excellents — et terribles ! — qui ne peuvent se tenir de donner leur avis sur toute chose, petite ou grande, et s’étonnent ensuite avec simplicité de voir les gens continuer à agir suivant leur propre guise.

Tout en parcourant un journal, il monologue sur les sujets les plus étrangers à la politique.

— Je trouve l’air fatigué et soucieux à Seyntis. C’est un joueur un peu trop audacieux, je le crains. Je le lui ai dit… Mais c’est un garçon qui n’a confiance qu’en lui-même ! Ta cousine, elle, est toujours fraîche et sereine, et Guillemette a encore embelli !

Il est interrompu dans ses réflexions par le bruit d’un carton que Mme d’Harbourg a laissé tomber ; malgré sa corpulence elle est très active et aime à ranger par elle-même.

— Mon Dieu, Pauline, comme tu t’agites ! Laisse donc faire la femme de chambre… Sais-tu où elle a mis mes cravates ?… Je ne les retrouvais pas tout à l’heure.

M. d’Harbourg est plutôt coquet. Il a été très joli homme et il est encore un beau gentilhomme frais et rose sous ses cheveux blancs, coupés en brosse.

— Mon ami, elles sont dans le tiroir de la commode.

— Elles auraient été beaucoup mieux dans l’armoire à glace. Je les aurais choisies bien plus facilement.

— Si tu le désires, mon ami, je dirai à Céline de les y remettre demain.

— Oh ! puisque la maladresse est commise, ne changeons rien. Tu mets cette robe-là, ce soir ?… Une robe noire !… C’est bien foncé. Tu sais pourtant que je préfère les robes de couleur !

— Mais, Charles, ma robe est toute perlée de jais… Elle n’est pas sombre !

— Bien… bien, ma bonne amie. Habille-toi comme tu l’entends. Je n’y connais rien. C’est convenu !

Un silence. Mme d’Harbourg sort quelques bibelots de son sac. La pendule sonne la demie de six heures. M. d’Harbourg rejette son journal.

— Eh ! Eh ! si tard déjà ? Il faut que je m’habille. Pauline, ma chère amie, veux-tu bien sonner Alfred pour qu’il m’apporte mes souliers vernis.

— Charles, ils sont là, près de toi.

— S’ils y étaient, je ne les demanderais pas. Je ne suis pas un idiot !

Sans relever cette imprudente déclaration, Mme d’Harbourg se penche et prend les escarpins à côté du fauteuil de Monsieur, qui ne dit mot, ne pouvant ni ne voulant se tenir pour « un idiot ».

....... .......... ...

Nicole de Miolan, elle, n’est occupée ni de rangements, ni de toilette. Les coudes sur l’appui de la fenêtre, le visage sur ses mains jointes, elle songe, insouciante des minutes qui fuient…

Elle aussi pense à la rencontre qu’elle va faire ; et une curiosité un peu perverse la distrait d’elle-même, du souvenir de son passé d’épouse qui la hante, l’enveloppant comme un douloureux cilice.

Elle n’a jamais eu pour son cousin René Carrère plus qu’une sincère amitié et beaucoup d’estime. Tel qu’elle le connaît, — s’il n’a pas changé… — il est revenu de son exil volontaire parce qu’il jugeait pouvoir la retrouver, sans craindre de faiblir devant le devoir strict qui est son maître, — aujourd’hui, sans doute, comme autrefois. Pour elle, il est à peine plus qu’un indifférent. Pourtant, dans son âme désemparée, il y aura, elle le sait, un bizarre regret, s’il est vraiment guéri tout à fait, et une tentation mauvaise de raviver la flamme éteinte, — par vanité féminine, par besoin instinctif d’être aimée. Elle est de celles qui ne peuvent vivre sans les caresses d’un cœur où elles sont souveraines… Puis, en elle, il y a si vive une soif d’oubli et aussi de vengeance pour celui qui l’avait prise toute : corps, âme, pensée…

Il était, comme elle, ardent, passionné, volontaire et jaloux… Combien ils se sont adorés, puis heurtés, — heurtés à se briser le cœur !… Quelles scènes affreuses, elle a dans le souvenir…

Ah ! heureusement, tout cela, c’est le passé, maintenant ! En février dernier, la rupture a été consommée entre eux et elle est partie pour Paris, résolue au divorce. S’il a souhaité une réconciliation, elle a refusé de le savoir, n’ouvrant pas les quelques lettres qui, après un silence de plusieurs mois, lui sont arrivées de Constantinople ! Il l’a trahie. Il l’a faussement soupçonnée. L’un comme l’autre, ils se sont torturés. C’est fini entre eux, fini, fini ! Que chacun donc recommence sa vie comme il l’entendra, s’il le peut…

Pourquoi donc y a-t-il encore des minutes où il se dresse en son souvenir, pareil à un fantôme qui veut la reprendre.

— Ah ! je vous hais, autant que je vous ai adoré, murmure-t-elle, les dents serrées, le regard perdu vers la mer, frémissante comme son pauvre être… Je vous ai tout donné de moi, et vous m’avez enlevé le bonheur, l’espoir, le respect de moi-même… Vous avez fait de moi une épave qui va… je ne sais où… Oh ! oui, je vous hais ! Je ferai tout, vous entendez, tout ! pour avoir l’oubli et la belle vie d’amour que je veux, à n’importe quel prix !…

Vraiment, elle lui parle, comme s’il pouvait encore l’entendre, les yeux sans larmes, les mains serrées par l’angoisse qui la meurtrit. Ses joues sont brûlantes, et elle se penche instinctivement sur le rebord de la fenêtre pour sentir la fraîcheur du vent qui fouette l’écume des vagues.

Pourquoi donc, ce soir, pense-t-elle ainsi à toutes ces choses qui lui font tant de mal ? Est-ce la rencontre de René qui réveille le passé ? Ah ! certes, près de lui, la vie n’eût pas été d’abord un tourbillon d’ivresse, de bonheur, intense à certaines heures jusqu’à en devenir une souffrance, puis une tempête où les nuées sombres, parfois, laissaient encore jaillir un éblouissant rayon.

Lui, René, l’aurait aimée d’un amour grave et paisible, tel lui-même.

— Ce n’est pas ainsi que je voulais l’être, murmure-t-elle encore, sans remuer à peine les lèvres. N’a-t-elle pas toujours souhaité se perdre dans l’amour comme dans un océan, pour s’y abîmer divinement et follement !

Une cloche tinte.

— Madame entend-elle ? C’est le premier coup. Madame ne va pas être habillée. Quelle robe madame a-t-elle décidé de mettre ?

Elle a un tressaillement. A peine, elle a entendu le son de la voix. Mais, cessant de regarder la mer, elle aperçoit, devant elle, sa femme de chambre qui l’attend, anxieuse par amour-propre professionnel.

Elle répète machinalement :

— Quelle robe ?… La rose. Aline, je suis à vous.

Aline est adroite et vive. Quand éclate la sonnerie du deuxième coup, Nicole est toute prête, merveilleusement habillée par le souple crêpe de Chine qui s’enroule à sa forme parfaite.

Son âme et sa pensée sont redevenues closes pour tous. De l’émotion qui l’a bouleversée un moment plus tôt, il ne reste d’autre trace que l’éclat plus vif des joues et une lueur brûlante dans ses beaux yeux passionnés. Elle glisse quelques fleurs dans la dentelle de son corsage, décolleté sur la nuque et l’attache des épaules, prend ses gants et descend.

Dans le salon, où errent capricieusement les dernières lueurs du couchant, presque tous les hôtes des Passiflores se trouvent déjà réunis. Auprès du fauteuil de Mme Seyntis, sont Mme d’Harbourg et la chanoinesse. Celle-ci, laide, la lèvre duvetée, la voix haute, éveille une surprise un peu effarée chez Mademoiselle qui, trompée par son titre, s’attendait à voir en elle une sorte de nonne, pieusement austère. Du coin du salon, où elle est assise à l’écart, Mademoiselle en revient toujours à l’observer, quand elle ne croit pas devoir surveiller Mad qui tourbillonne de la terrasse au salon, le nez au vent, les yeux fureteurs sous la toison dorée de ses cheveux.

Et aussi, Mademoiselle est distraite du spectacle de la chanoinesse, par l’entrée, dans le salon, de Guillemette qui a l’air d’une aurore, pense-t-elle poétiquement. Puis, c’est l’apparition de la jeune baronne de Coriolis ressemblant, elle, à un Watteau. Et une fois de plus, Mademoiselle se sent très loin de ces élégantes personnes dont les robes fragiles coûtent, pour le moins, ce qu’elle gagne en un mois de labeur. Mais dans son âme, il n’y a pas un atome d’envie ; seulement beaucoup d’humilité et une naïve admiration pour ces créatures de luxe.

Et voici qu’à son tour, Nicole fait son entrée, longue, fine, onduleuse dans la gaine de sa robe, les prunelles veloutées et sombres sous les cheveux clairs qui ont l’éclat des feuilles brûlées par l’automne. Ainsi, elle éveille la vision de quelque belle nymphe d’un dieu d’amour.

Francis Hawford, le peintre, dresse la tête à son entrée et murmure, l’enveloppant d’un regard d’artiste et d’homme :

— Diable ! la splendide créature !

Et ce doit être aussi l’opinion de Raymond Seyntis, car il a un singulier accent pour lui dire, après avoir baisé sa main dégantée :

— Vous êtes toujours terriblement séduisante, ma nièce.

— Heureusement pour moi, mon oncle.

— Et pour nous !

L’un comme l’autre, ils savent très bien les pensées qui flottent en leurs deux cerveaux. Pour un homme, sensible comme lui à la beauté, elle a une saveur irritante : et si elle était une étrangère, il succomberait à la tentation de goûter cette saveur. Mais la pensée qu’il l’appelle « ma nièce » l’arrête dans les limites d’une galanterie discrète, — imperceptiblement équivoque.

Elle fait encore quelques pas dans le salon. Puis elle s’arrête de nouveau. Cette fois, c’est René Carrère qui la salue.

— Ah ! bonjour, René ! dit-elle de sa voix chaude, un peu assourdie.

Ils sont face à face et se regardent. Au fond de leurs âmes, frémit l’ombre du passé. Mais eux seuls le savent, — et Guillemette dont les larges prunelles s’attachent à eux avec une expression profonde et attentive.

Nicole pense qu’il a peu changé ; ses traits nettement découpés ont toujours la même expression de volonté mâle et sereine. Ses yeux ont gardé leur regard clair qui jamais n’a dû connaître le mensonge, — et en ce moment, est presque dur.

Mais pour lui, elle est une autre femme, — tout à fait différente de la jeune fille de jadis. Elle a le même délicieux visage où semble palpiter le reflet de quelque mystérieuse flamme, la même bouche affolante par sa fraîcheur, la grâce indéfinissable, ironique et caressante du sourire… Pourtant cette Nicole-là n’est pas celle qu’il a quittée, il y a quatre ans. Il s’est fait en elle une sorte d’épanouissement superbe qui doit griser les hommes et effaroucher les très honnêtes et très candides femmes comme Mme Seyntis. Elle fait songer à quelque fleur magnifique dont le parfum serait dangereusement capiteux.

Entre eux, il y a un silence de quelques secondes. Puis, correctement, il articule, s’inclinant sur la main nue qu’elle lui a donnée :

— Madame, je vous présente mes hommages.

— Pourquoi ? « madame… » Nous sommes toujours cousins, que je sache !

— C’est vrai… Vous avez raison… Bonjour, Nicole.

— A la bonne heure, ainsi.

Mais toute conversation est interrompue car le maître d’hôtel annonce que le dîner est servi.

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