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L'été de Guillemette

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VII

Le repas les a séparés. Ils ont rempli, envers leurs voisins respectifs, les menus devoirs imposés par la politesse. Mais ils se sont observés avec une attention aiguë et discrète.

Lui, a été très courtois pour la chanoinesse qui l’accaparait sans merci. Elle, Nicole, a causé tout le temps du repas avec Francis Hawford dont le masque violent avait une expression d’admiration avide quand il arrêtait sur elle des yeux de conquérant.

René n’a pu entendre que des bribes de leur conversation ; mais il a vu que Nicole était amusée, intéressée par l’exotisme des idées de Hawford ; que le peintre se laissait envoûter par la grâce française.

Et — complexité de l’âme ! — cette constatation lui a été plutôt désagréable, si détaché qu’il fût — ou crût être — de Mme de Miolan. Alors, résolu à oublier sa présence, il s’est pris à regarder autour de lui. Il a trouvé apaisante la vue de Mademoiselle, avec son air d’humble vierge. Il a aperçu Guillemette, déjà tentatrice, les lèvres savoureuses, ses yeux de sombres violettes où la jeunesse rit, étincelant d’inconscientes promesses.

En elle, y aurait-il une future Nicole ?

Cette pensée effleure l’esprit de René et le révolte aussitôt comme une sorte de profanation. Pourquoi douter de cette enfant parce qu’elle a reçu, elle aussi, le don redoutable de la séduction ?

Évidemment, les femmes telles que la chanoinesse ne connaissent ni ne suscitent pareils dangers. Et, sagement, pour rétablir l’équilibre serein de sa pensée, René se remet à causer avec elle qui, d’ailleurs, a l’esprit fertile en boutades originales.

M. d’Harbourg lui donne la réplique avec une courtoisie cérémonieuse. Sa femme est prodigue d’aimables sourires et de silences. La petite de Coriolis soupire, en son for intérieur, de n’être pas placée auprès de son époux et trouve sans attrait les madrigaux longs et surannés de M. de Harbourg, charmé par sa jolie tête de pastel blond.

Et Mme Seyntis est la parfaite maîtresse de maison qui s’efface devant ses hôtes et trouve toujours le mot à dire pour garder à la conversation l’allure très correcte qu’elle juge indispensable.

Le dîner fini, c’est l’exode vers la terrasse et même le jardin où la nuit est tiède. Dans les allées que le clair de lune sable d’argent, les hommes fument ; et la petite flamme des cigares pique l’obscurité de courtes lueurs.

Les personnes d’âge se sont groupées sur la terrasse et devisent paisiblement. La petite de Coriolis a disparu, glissée au bras de son mari, dans une allée bien sombre. Et Guillemette retenue par la chanoinesse piétinerait volontiers d’impatience.

Nicole, elle, après avoir un instant causé avec sa mère et Mme Seyntis, a descendu les marches de la terrasse. Elle s’assied dans l’ombre et demeure immobile. Les paupières à demi closes, les mains abandonnées sur ses genoux, elle songe. Que cherchent donc dans la nuit ses yeux qui rêvent ?

Un promeneur solitaire passe devant elle sans l’apercevoir. Son pas est lent et distrait. Lui aussi songe. Elle l’a entendu. Son beau visage prend une bizarre expression et elle appelle :

— René ?… C’est vous, n’est-ce pas ?… Venez donc un peu… Il fait bon ici…

Malgré la nuit, elle a vu qu’il tressaillait.

Peut-être, simplement, elle l’a senti… Elle devine chez lui une hésitation. Pourtant il s’arrête et s’approche. Mais il reste silencieux, attendant… Du large, monte sourdement la voix de la mer. Un souffle frais passe dans les branches.

— Vous ne vous asseyez pas une seconde ? René.

— Non, merci.

Il reste debout devant elle dont la forme blanche se profile sur le vert obscur du massif. Il ne peut voir son visage, mais il devine le regard, — le regard inoubliable.

Comme si elle n’avait pas entendu son refus, elle continue :

— Puisque nous sommes destinés à renouer connaissance, ne vaut-il pas mieux que ce soit à l’abri de tout regard curieux ?… Ce calme est apaisant ; mais aussi, il est évocateur de fantômes !… Peut-être, après tout, est-ce cette fantaisie du hasard nous réunissant ici qui les appelle…

— Il faut les renvoyer dormir là où ils dormaient, Nicole. Ce qui est passé est passé.

Son accent est ferme, presque dur, comme l’était son visage quand il l’a revue dans le salon.

Elle répète après lui, et un léger frémissement tremble dans sa voix, calme pourtant :

— Oui, vous avez raison… Ce qui est passé est passé… Ce qui est fini est fini !… Mais quelquefois, c’est atrocement douloureux…

Il a l’intuition qu’elle songe, non à l’amour qu’il eut pour elle, un incident oublié, cela ; — mais à la douloureuse aventure de son mariage… Et quoi qu’elle ait fait sa destinée, quoiqu’elle l’ait repoussé, lui, il a soudain pitié d’elle. Les jours ont coulé de puis ceux où il a tant souffert par elle.

— Si vous avez éprouvé le sentiment auquel vous faites allusion, Nicole, je vous plains infiniment.

— Merci, c’est généreux à vous ; car il serait très naturel que vous goûtiez maintenant le plaisir de la vengeance !

— Pourquoi ?… Je vous assure, qu’il y a longtemps, très longtemps déjà, que je désire seulement votre bonheur… Et je vous jure que s’il était en mon pouvoir de vous le rendre, je le ferais avec une vraie joie !…

Il parle très simplement et son seul accent révélerait sa sincérité absolue. Depuis des années, d’ailleurs, elle sait qu’il est de ces hommes dont les paroles sont vraies, toujours. Mais comme il est détaché d’elle, maintenant !…

Et dans l’obscurité de son cœur, des sentiments confus tressaillent…

Elle reprend :

— Je vous remercie de votre… charité… Mais vous ne pouvez rien… Ni vous ni personne au monde… Du moins, à l’heure présente !… Aussi pour que je puisse la supporter, il faut me réfugier dans la pensée que je suis très jeune encore, que je puis recommencer ma vie, que j’ai l’avenir !

Il y a dans sa voix des inflexions de révolte passionnée.

— Recommencer votre vie ? répète-t-il, attentif. Que veut-elle dire ?

— Oui, quand je serai libre… légalement !

— Par le divorce, pensez-vous ?… Le divorce qui, en somme, vous fera si peu libre, que vous ne pourrez jamais solliciter une nouvelle sanction religieuse.

Sa tête se dresse orgueilleusement.

— Je m’en passerai !… Mes croyances religieuses étaient fragiles ; elles sont tombées comme des feuilles mortes, et je m’avoue incapable de sacrifier toutes les années de ma jeunesse, peut-être toutes celles que j’ai à vivre, à une loi édictée au nom d’un Dieu problématique !… Je veux avoir ma part de bonheur !… Et surtout je veux oublier !

Une sorte de résolution désespérée gronde dans son accent. De nouveau, elle éveille en lui une compassion si profonde qu’il ne relève pas ses paroles impies, quoiqu’elles aient atteint en lui des convictions souveraines.

Très doucement, il interroge :

— Nicole, pour votre bonheur, ne vaudrait-il pas mieux… pardonner ?

— Oh ! cela, jamais !… Vous l’avez dit tout à l’heure… Ce qui est fini est fini et ne ressuscite pas… Quand bien même le regret du passé déchirerait le cœur, finit-elle si bas qu’il l’entend à peine.

Ses mains, dont les bagues scintillent, sont un peu crispées sur ses genoux, d’un geste d’angoisse qui lui est devenu familier.

Sous le reflet de lune, il distingue mieux l’expression tragique de son beau visage. Est-ce donc la même femme qui causait, si libre d’esprit, semblait-il, avec Hawford ?

Quelle tempête gronde en son cœur et pourquoi la lui laisse-t-elle voir, dès les premières heures de leur réunion, avec cette indifférence hautaine de ce qu’il en pensera ?

Ah ! pas mieux qu’autrefois, il n’arrive à la comprendre… Comme elles lui sont inconnues, ces âmes de femme, troublées, compliquées, rebelles aux vieilles lois que, tout jeune, sa mère, sa sœur, lui ont appris à respecter ?…

Pour Nicole, il éprouve à cette heure le sentiment que lui donnerait le péril d’une créature jadis précieuse infiniment ; et il murmure :

— Pauvre ! pauvre Nicole !

Elle lève la tête vers lui. Il rencontre un regard dont l’expression est indéfinissable ; et, la voix chaude, jette avec une sorte d’ironie :

— Je vous fais l’effet d’un monstre, avouez ; car vous êtes demeuré le sage dont j’ai eu peur autrefois. Eh bien, non, je ne suis pas un monstre, seulement une femme, une malheureuse que la vie a déçue, qui veut sa revanche… et qui l’aura !… J’attends seulement mon heure ; voilà tout !

Presque rudement, il articule :

— Nicole, ne dites pas de folies !

— Des folies ? Quelles folies ?… Je vous confie en toute simplicité ce que je pense, ce que je crois, ce que j’espère, ce que je veux trouver, l’oubli d’abord… et puis le bonheur… le bonheur tel qu’il me le faut… J’ai tellement soif d’être heureuse encore !

Elle s’arrête brusquement et serre ses lèvres comme pour les empêcher de prononcer davantage d’inutiles paroles. Lui, la regarde, secoué de l’instinctif désir de la dompter comme une enfant rebelle et insensée.

Un silence, encore une fois, tombe entre eux dont les âmes sont frémissantes.

Sur leurs têtes pourtant, le grand ciel infini s’étend si paisible… Le murmure de la mer est berceur. A peine, la découpure des branches ondule sur le sable, vêtu de lumière par le large croissant qui luit derrière les arbres.

Il reprend, et son accent a, dans la nuit, une sorte d’autorité grave :

— Je crois, Nicole, que vous voulez chercher le bonheur où vous ne le trouverez certainement pas… Mais il est évident que je n’ai pas qualité pour essayer de vous arrêter dans la voie… lamentable où vous prétendez vous engager… Seulement, je veux vous dire ceci : à quelque jour que ce soit, si vous avez besoin d’un ami, soyez bien certaine que vous pouvez recourir à moi, en toute circonstance.

Elle a soudain les yeux pleins de larmes. Il les voit trembler entre les cils.

— Merci… Mais souhaitons que jamais je n’aie recours à vous, car il faudrait que l’existence m’ait enfin brisée !… Et puis, maintenant, rentrons… Quel absurde élan j’ai eu de vouloir toucher au passé avec vous !… Nous n’y reviendrons plus, n’est-ce pas ?

Il s’incline avec un mouvement de tête. Elle a une imperceptible hésitation, puis, lui tend la main. Des lèvres, il effleure la peau tiède ; et, sans un mot, s’enfonce dans l’ombre d’une allée, tandis que d’un pas lent, elle revient vers la terrasse où sont ouvertes les portes-fenêtres du salon très éclairé.

Quand, un peu après, René rentre à son tour, ayant, au hasard, arpenté le jardin, il l’aperçoit qui cause avec une insouciance rieuse, du fond de la bergère où elle est nonchalamment appuyée. Hawford est près d’elle.

Alors, il détourne la tête et cherche des yeux Guillemette. Ah ! que c’est bon qu’elle soit encore une petite fille, innocente, gamine, ignorant la passion !… Sans doute, parce qu’elle a senti son regard, elle lui envoie un sourire et se reprend à bavarder avec la jeune baronne de Coriolis.

Sous la lumière de la lampe-phare, Mme Seyntis, assise devant son métier, brode des fleurs incomparables. Près d’elle, Mme d’Harbourg somnole vaguement sur son tricot de charité, tout en écoutant, avec une aimable distraction, la chanoinesse qui devise à propos d’un roman nouveau, dont la couverte jaune vif flamboie sur le tapis.

Elle est partie en guerre contre l’amour et s’exclame avec le plus parfait mépris :

— L’amour ! Ah ! oui, parlons-en ! A en croire les romanciers, il serait le pivot même de l’existence… Quel mensonge et quelle stupidité !… C’est, tout au plus, un épisode !

— Mais il y a des épisodes qui, à eux seuls, valent l’ouvrage entier ! riposte Raymond Seyntis, qui aime à provoquer la chanoinesse.

Vertement, elle réplique :

— Raymond, ne dites donc pas de sottises pour fausser le jugement de cette petite !

Et elle indique Guillemette qui écoute, les prunelles attentives. Ce pourquoi, Mme Seyntis est sur des épines. Mais comment arrêter la chanoinesse, laquelle poursuit avec dédain :

— Quand on a l’âge de cette fillette, on peut croire à toutes ces fariboles des cœurs qui se cherchent, se confondent, sont indispensables l’un à l’autre, etc. Mais quand on arrive comme moi au chiffre canonique et vu bien des hommes, on est tout à fait convaincue qu’il n’y en a pas un qui vaille la peine qu’une femme lui sacrifie toute sa vie !

Le clan masculin proteste :

— Vous êtes dure, madame.

Le jeune ménage de Coriolis paraît convaincu que la chanoinesse parle de l’amour comme un aveugle des couleurs.

La voix de Nicole domine les exclamations — sa belle voix de contralto, un peu railleuse en ce moment :

— Alors, madame, vous ne croyez pas qu’on puisse vivre et, parfois même, mourir de l’amour ?

La chanoinesse haussa les épaules :

— Petite, petite, vous êtes jeune encore ! L’amour, vous avez raison, on en peut vivre — et mourir aussi ! Pour peu que l’individu amoureux ait une très mauvaise santé…

De nouveau, les protestations jaillissent. En sa pensée, Mademoiselle est choquée autant que Mme Seyntis. Elle aimerait mieux être hors du salon et avoir entraîné Guillemette qui ne perd pas une parole.

La chanoinesse ne baisse pas un brin pavillon et son accent est d’un suprême dédain :

— L’amour !… Vous savez bien ce que Chamfort en a dit… Je ne veux pas répéter puisqu’il y a ici d’innocentes oreilles. Croyez-m’en, ma mie, ceux qui lui abandonnent leur vie étaient incapables de rien faire de mieux. Ils n’avaient pas leur pain à gagner… Ils n’avaient goûté ni à l’ambition, ni à l’art qui sont de bien autres aliments pour l’être humain !

Raymond Seyntis, dont le front s’est éclairé, lance avec un peu de malice :

— Ma chère cousine, l’être, certes, est fait d’une âme et d’un esprit, mais d’un corps aussi !

— Peuh !… peuh !… je le sais bien. Et vous n’avez pas lieu de vous en glorifier, fait la chanoinesse qui tricote rageusement.

La discussion devient générale. Mais René ne s’y mêle pas, car il est jaloux de l’intimité de son jardin secret. L’amour !… Ah ! quel épisode il a été, quatre ans plus tôt, dans sa vie. Et il sait maintenant que le temps guérit, que la tempête merveilleuse et terrible passée, l’homme peut se reprendre à vivre, à attendre encore, même à espérer le mal divin… Ce que fait Nicole, elle aussi. De quel droit, tout à l’heure, la condamnait-il à un avenir muré par le passé ?

Instinctivement, il regarde vers elle. Ses prunelles brûlantes sont levées vers Hawford qui déclare avec une force tranquille :

— Il n’y a rien de comparable à la passion pour ce qu’elle renferme de joies et de souffrances sans mesure !

Et dans les yeux qu’il arrête sur elle, il y a le cri du désir que sa beauté a jeté en lui. Sûrement, ce désir, elle est trop femme pour ne pas le sentir. Mais elle y semble indifférente. Elle cause, comme tous autour d’elle, tourmentant son éventail d’un geste distrait…

René prend soudain conscience de l’espèce de curiosité qui le pousse à, sans cesse, observer Nicole. Alors, irrité contre lui-même, il se rapproche de Guillemette. A demi-voix, elle lui lance avec une vivacité un peu moqueuse :

— M’est avis, mon oncle, que vous n’avez guère donné votre avis dans la discussion soulevée par madame la chanoinesse.

— Je déteste ces sujets ! fait-il brusquement.

Il est vraiment, ce soir-là, d’une nervosité inaccoutumée.

— Oh ! oui, je comprends… Vous trouvez que ce sont des sujets pas convenables.

— Guillemette, je vous serais reconnaissant de ne pas vous moquer de moi…

— C’est vrai, je vous dois le respect, mon oncle. Recevez toutes mes excuses…

Entre les cils, ses yeux rient malicieux, si la bouche est contrite.

René est exaspéré, et il va peut-être le laisser voir quand la voix jeune s’élève, caressante :

— Oncle, soyez gentil et pardonnez-moi de taquiner, un tantinet, votre sagesse !… Je ne peux pas partager vos idées austères sur le sujet de conversation de ma cousine la chanoinesse que je trouve très instructive !

Avant qu’il ait pu lui répondre, elle s’est levée, appelée par un signe de sa mère, car les domestiques apportent le thé et elle doit le servir avec Mademoiselle.

Alors, René agacé va s’asseoir auprès de la bonne Mme d’Harbourg, mécontent de lui-même et des autres ; de la chanoinesse qui a des conversations insensées pour une femme de son âge et de son état ; de sa sœur qui les tolère ; de Nicole qui en sourit ; de Guillemette qui s’y intéresse déplorablement.

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