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L'été de Guillemette

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XVII

René a, en conscience, rempli la mission dont Mademoiselle l’avait chargé. Il a questionné, adroit et discret, autant qu’un vieux policier ; et il connaît maintenant tous les potins — vrais ou faux — qui circulent sur le ménage de Vausennes. Il n’ignore plus que madame est l’épouse très coquette, réputée pour de légères aventures, — assez voilées en effet pour ne lui avoir pas enlevé sa qualité de femme du monde ; — l’épouse d’un mari qui aime vraiment trop, pour la sécurité de son foyer, les voyages d’exploration. Tout adonné à ses curiosités géographiques, il paraît désintéressé absolument des curiosités sentimentales et autres de sa femme qui tient une place fort menue en son existence de travailleur.

Leur fille Régine a toutes les chances pour être, dans l’avenir, une seconde édition de la mère. Les garçons poussent au petit bonheur dans un foyer où chacun pratique, avant tout, la loi du bon plaisir.

Ces divers renseignements, donnés avec détails, ont rempli René d’une vertueuse indignation contre sa sœur qui accepte des relations avec une femme tarée et laisse Guillemette fréquenter un pareil milieu.

Il a préféré ne point manifester son sentiment à son beau-frère, parce qu’entre hommes, les propos peuvent aisément prendre une gravité fâcheuse en la circonstance. Mais rentré de Trouville à l’heure du chien et loup et trouvant, par extraordinaire, sa sœur seule à travailler devant son métier — une série d’invités vient de disparaître ; Guillemette est en auto avec son père… — il part résolument en guerre car il estime que c’est son devoir… Peut-être sa sœur ignore-t-elle, en somme, ce qui se dit de Mme de Vausennes… Alors, elle doit être avertie.

Et il interroge :

— Marie, est-ce que tu connais beaucoup les de Vausennes ?

Étonnée de la question, elle s’arrête de broder :

— Qu’appelles-tu « beaucoup » ?… Il y a plusieurs années que nous les voyons… nos filles avaient été au cours et au catéchisme ensemble ; et ils sont nos voisins de campagne. Pourquoi me demandes-tu cela ?

Il a une hésitation… Le rôle d’accusateur lui est odieux… Et Mme Seyntis a l’air si loin de se douter où il veut en venir ! Elle répète, piquant avec soin son aiguille :

— Pourquoi ? René.

La pensée qu’il s’agit du bien de Guillemette balaie son hésitation. Et son accent a une fermeté presque dure quand il répond :

— Parce que j’ai entendu tenir sur le compte de Mme de Vausennes certains propos qui m’ont fait trouver très surprenant que tu la voies.

Mme Seyntis conserve toute sa sérénité :

— Mon pauvre ami, on raconte tant de choses ! C’est parce que tu arrives d’Afrique que tu prends garde à ces potinages ! Moi, il y a bien longtemps que j’ai renoncé à le faire…

René sent que la bonté naturelle et la charité évangélique de Mme Seyntis lui mettent sur les yeux un bandeau singulièrement opaque.

— Alors, tu ne crois pas, Marie, qu’il puisse y avoir jamais quelque chose de vrai dans ces potinages, comme tu dis ?

— En ce qui concerne Mme de Vausennes, non vraiment, je ne le crois pas… Je t’accorde qu’elle est, pour mon goût, trop mondaine ; que peut-être, il n’y a pas, dans sa tenue, la réserve qui fait qu’une femme ne peut jamais être mal jugée ; mais de même que mon mari, je la tiens surtout pour une aimable personne avec qui les relations sont agréables.

Ici, un silence. Dans la pièce voisine, en entend les gammes rageuses de Mad et la voix assourdie de Mademoiselle qui proteste contre les notes fausses.

— Soit, Marie, l’opinion que Mme de Vausennes donne d’elle-même est fausse… Après tout, je ne demande pas mieux que de l’admettre !… Et je reconnais que toi-même, tu es assez impeccable…

Mme Seyntis a un geste instinctif de protestation modeste.

— Assez impeccable pour ne pas avoir à redouter certaines relations. Mais tout le monde n’a pas ton indulgence pour juger… cette dame et son milieu. C’est pourquoi je regrette très fort que Guillemette puisse y être rencontrée. Va chez elle si cela te convient, mais, crois-moi, n’y envoie pas ta fille !

Cette fois Mme Seyntis ne songe plus à bien ombrer ses fleurs, et reste, au contraire, l’aiguille en l’air. Elle est troublée, envahie secrètement par la crainte de s’être mise en faute… Ce qui lui est très désagréable.

— Mais que veux-tu dire ? René ; que t’a-t-on raconté ?

— Certaines… anecdotes qui m’ont prouvé que la maison de Mme de Vausennes n’est pas de celles où puisse être vue une fille bien élevée comme la tienne ; car les habitudes, les conversations, les hôtes doivent lui en demeurer totalement étrangers.

— Comment le sais-tu ? A peine, tu es allé deux ou trois fois chez elle.

Brièvement, il dit :

— Une personne qui porte un sincère intérêt à Guillemette m’a parlé à ce sujet et m’a prié de t’avertir de ce que tu ignorais sans doute.

Mme Seyntis a joint les mains sur le rebord de son métier et regarde, perplexe et désolée, les lointains de la mer qui se voilent sous le crépuscule de septembre. Dépitée, elle s’écrie dans son désarroi :

— Mais enfin, Mme de Vausennes n’a pas plus mauvais genre, à sa façon, que Nicole, par exemple… Nicole, que tu considères comme une femme du monde… que je reçois… Après tout, ta rigidité trouve peut-être que j’ai tort de le faire !

René a un involontaire geste d’irritation.

Il lui demeure insupportable d’entendre blâmer Nicole. De son amour autrefois, il lui reste au cœur une pitié tendre pour elle, un désir de la protéger contre elle-même et les autres… Et à l’attaque de sa sœur, il répond :

— Pourquoi la repousserais-tu ? la pauvre Nicole. Elle est tant à plaindre… si jeune et si seule…

Quelque chose dans l’accent de son frère éveille chez la douce Mme Seyntis des instincts combattifs :

— Seule ? Elle a des parents excellents, dévoués, qui ne demandent qu’à être toujours auprès d’elle !…

— Oui… mais ce ne sont pas ses parents qui devraient se trouver près d’elle…

— Son mari, veux-tu dire ? Pour ce qu’elle tient à lui ! Elle se laisse consoler, en tous cas, de leur rupture !… Mais ce n’est pas de Nicole qu’il s’agit !

— Non, c’est de Guillemette.

— Oui, de Guillemette que tu crois devoir honorer de ta protection puisque, à ton gré, son père et moi ne suffisons pas à cette tâche.

Il lui jette un coup d’œil stupéfait. Sa sœur presque agressive, c’est pour lui une inconnue. Il a l’intuition que, dans son amour-propre maternel, elle est froissée, inconsciemment jalouse… De quoi ? de la preuve de sollicitude qu’il vient de donner à Guillemette ?

— Marie, il est impossible que, sérieusement, tu me saches mauvais gré de prendre intérêt à ta fille ?

— Je trouve seulement que tu es peut-être encore un peu jeune pour jouer auprès d’elle ce rôle superflu de tuteur… Voilà tout…

II éprouve la bizarre impression d’un choc violent qui le blesse. Repoussant son fauteuil, il se lève :

— Si tu penses cela, Marie, il ne me reste plus qu’à te prier de recevoir mes excuses pour m’être mêlé de ce qui ne me regardait pas, en effet… Je croyais que mon affection pour tes enfants, pour ta fille, m’autorisait à être à leur égard une espèce de frère aîné. Je me suis trompé. N’en parlons plus !

L’accent de René calme soudain l’irritation de Mme Seyntis ; la confusion l’envahit pour les paroles qu’un obscur élan a fait jaillir de sa pensée.

Elle tend la main vers son frère.

— René, ne sois pas susceptible… J’ai été trop vive, mais, tu comprends, j’étais si bouleversée de ce que tu m’apprenais… et dont je ferai mon profit !

Il sent la sincérité de ce regret et ne repousse pas la main conciliante qui vient à lui. Toutefois la secrète blessure que lui ont faite les paroles de sa sœur garde son acuité. La voix brève, parce qu’il fait effort sur lui-même, il répond :

— Tu agiras, Marie, comme tu le jugeras bon. Le rôle malencontreux que j’ai dû remplir est achevé… Tu es avertie de ce que tu ignorais…

— Oh ! oui, de ce que j’ignorais ! avoue-t-elle, remplie de componction… Moi qui veille si soigneusement sur ma Guillemette ! Ah ! grâce à Dieu ! elle n’est encore qu’une petite fille et il me reste quelques bonnes années pour la conserver près de moi… Oh ! non, nous ne voulons pas la marier de bonne heure !… Et heureusement, elle ne le souhaite pas du tout…

René ne répond rien. Son visage a des lignes d’une fermeté presque dure, dans l’ombre qui s’empare insensiblement du salon. C’est vrai, Guillemette ne paraît nullement désireuse de donner son âme. Elle a encore le rire insouciant des petites filles. Mais combien de mois, de jours, demeurera-t-elle ainsi ?

Quoi qu’en dise sa mère, elle est à l’âge où il suffit du hasard d’une rencontre pour que l’étincelle jaillisse… Et soudain, dans son cerveau, s’anime la vision d’une Guillemette devenue femme, ayant aux lèvres, dans les yeux, le je ne sais quoi d’incomparable que l’amour y fait luire.

Et cette Guillemette-là possède le charme troublant de Nicole…

René a un léger sursaut, en entendant sa sœur dire, la voix amicale, avec un désir évident d’effacer sa fâcheuse sortie :

— Bien avant d’aller au mariage de Guillemette, nous irons au tien, mon cher grand… Et je voudrais de tout cœur que ce fût bientôt…

Un geste d’impatience échappe à René et il se met à arpenter la pièce que le crépuscule ombre d’une cendre grise.

— Oh ! Marie, Marie, je t’en supplie, ne me persécute pas ainsi…

— Mais, mon ami, je ne veux que ton bonheur, tu le sais bien ! Quand tu es arrivé en France, tu paraissais tellement désireux de te créer bien vite un foyer !

Il s’adosse à la cheminée, les bras croisés :

— Quand je suis arrivé en France, j’étais devenu quelque peu un sauvage, j’imagine ; par suite, un être très primitif et j’étais naïvement persuadé que rien ne me serait plus facile que de rencontrer la jeune fille pourvue de qualités de tout repos qui répondrait à mon idéal de l’épouse…

— Eh bien ?

— Eh bien, en m’abandonnant à cette illusion, j’étais parfaitement aveugle et j’en suis aujourd’hui bien convaincu !

Elle arrête sur lui des yeux saisis et, dans l’ombre grandissante, cherche à deviner sa pensée sur son visage.

— René, tu plaisantes ? n’est-ce pas…

— Ah ! nullement, et je t’assure que je n’en ai guère l’envie… Depuis six semaines, tu fais défiler devant moi un certain nombre de jeunes personnes parmi lesquelles, évidemment, j’avais toute sorte de chances pour découvrir l’élue ; eh bien, à cette épreuve, tout mon enthousiasme, mon ardeur, ma confiance sont tombés… Et je n’ai que le désir de demeurer dans ma solitude… du moins, quelque temps encore !

— Oh ! René, tu me désorientes tout à fait… Car enfin Louise de Mussy, Suzanne Danville sont parfaites et tu n’aurais qu’un mot à dire…

— Ah ! leur perfection ne m’en donne guère envie… Elles me produisent l’effet de modèles de vertu… non de femmes…

— René !… Mais René !!! je ne te reconnais plus !

— Moi non plus, je ne me reconnais plus ! La vie de France est en train de me compliquer de façon déplorable !

Mme Seyntis ne relève pas ces incompréhensibles paroles, car un coup discret est frappé à la porte et le maître d’hôtel, apparaissant, demande :

— Madame veut-elle que la cloche du dîner soit sonnée bien que Monsieur et Mademoiselle ne soient pas encore rentrés ?

— Sonner la cloche ?… Est-il donc l’heure déjà ?

— Oh ! oui, madame, l’heure passée…

Toute à sa conversation avec René, en effet, Mme Seyntis n’a pas pris garde que le temps fuyait. Une sourde anxiété l’étreint :

— Comment, Raymond et Guillemette ne sont pas ici, à plus de sept heures ? Et pourtant Raymond n’aime pas à rentrer à la nuit en cette saison ! Mon Dieu, pourvu qu’il ne leur soit rien arrivé ! Oh ! ces autos !…

La même inquiétude a traversé l’esprit de René. Que sait-on ? Aussi bien, il peut s’agir d’un simple retard amené par quelque cause banale, comme de l’un de ces accidents qui sont des catastrophes… Brutalement, une seconde, il voit Guillemette inerte, blessée, plus peut-être. Ah ! tout plutôt que cela !

Mais il se raidit aussitôt, surpris et impatient de ce brusque désarroi de ses nerfs. Où donc est le sang-froid qu’aucun danger n’a jamais pu altérer en lui ?… Pourquoi tout de suite imaginer un malheur ?… C’est absurde !

Absurde, soit. Mais le calme ne revient pas en sa pensée quoiqu’il n’en trahisse rien, pour ne pas ajouter à l’émoi de Mme Seyntis qu’il voit grandir… Et chez lui aussi, l’inquiétude monte silencieusement avec les minutes qui s’enfuient et emportent la sécurité où sa volonté prétendait le maintenir ; — alors qu’il a perdu cette sécurité au moment même où il apprenait le retard inexpliqué…

— Oh ! René, ne trouves-tu pas bien… singulier qu’ils ne soient pas encore de retour ?… Pourquoi ? Qu’a-t-il pu arriver ?

Il essaie de la rassurer, — avec la conscience que les paroles sont tellement vaines ! Ses yeux ne quittent plus les aiguilles de la pendule qui marquent huit heures un quart.

André, Mad et Mademoiselle sont entrés dans le salon, comme chaque soir, pour attendre le dîner. Mademoiselle est remplie de compassion pour Mme Seyntis et lui adresse de pieuses paroles réconfortantes. Mad est prête à pleurer, et André impatiente sa mère avec ses assurances juvéniles que, bien sûr, rien du tout n’est à craindre, qu’il est tout à fait inutile de se tourmenter, etc.

Et les minutes fuient toujours.

René, ayant pitié de sa sœur, la laisse aller sur la terrasse inspecter la route ; lui-même sort, dévoré d’un besoin instinctif d’activité, d’une soif de faire quelque chose… Quoi ? Où aller les chercher ? Comment savoir ?…

La nuit est absolue, une de ces nuits de septembre épaisses de brumes. Avidement, il sonde les lointains obscurs pour y trouver le feu de la voiture… Une fois, deux fois, il a un tressaillement d’espoir, en tendant le grondement d’une auto. Mais la voiture ne s’arrête pas et passe en tourbillon devant la villa. Une autre s’enfonce dans une propriété voisine…

Oh ! qu’elle lui est devenue chère, Guillemette. Aurait-il jamais cru, deux mois plus tôt, qu’il pût éprouver un pareil supplice parce qu’il la craint en danger ?… Même pour sa sœur, il ne pourrait être plus profondément bouleversé ; il n’aurait, plus violente, cette terreur d’une catastrophe qui domine chez lui tout raisonnement.

A son tour, Mme Seyntis est venue devant la grille… La pensée enfiévrée, une incessante prière aux lèvres, elle regarde dans la nuit avec des yeux que troublent les larmes… Mais la route est toujours déserte. Le vent fait bruire les feuilles. La voix de la mer invisible paraît formidable dans ce grand silence.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi est-ce qu’ils ne reviennent pas ! murmure-t-elle, ainsi qu’une plainte.

— Marie, il faut rentrer. Tu es glacée… Et cela ne sert à rien de demeurer ici !

Elle se laisse ramener, habituée à l’obéissance conjugale. Dans la salle à manger, sur son ordre, le dîner a été servi pour Mademoiselle et les enfants. André, seul, dévore à son ordinaire, fort de sa conviction qu’il s’agit d’une simple panne. La grande pièce, généreusement éclairée, a sa physionomie coutumière. Le domestique, impassible, fait le service. Comme les choses, il conserve sa physionomie de chaque jour.

Ah ! pourquoi ne pouvoir se réfugier dans la bienheureuse confiance qu’il s’agit d’un simple retard !…

Pour obéir à son frère, Mme Seyntis essaie d’avaler un peu de potage ; mais elle a la gorge trop serrée. Ses yeux sont à tout instant sur le grand cartel dont les aiguilles avancent, avancent… Elles ont passé la demie de neuf heures et approchent de dix heures.

René, lui, est ressorti, ne pouvant supporter le décor paisible et familier du home. Une fièvre brûle ses nerfs, lui enlève toute maîtrise sur sa pensée. II ne doute plus d’un accident. Quelle en est la gravité ?…

Voici maintenant que la brume se change en pluie sans qu’il en ait conscience. Il écoute… Il lui semble entendre le grondement lointain d’une auto… Dans la nuit, encore une fois, un feu grandit… Est-ce enfin la voiture que tout son être attend ?… Tant d’autres passent sur ces routes…

Machinalement, il se lance en avant et crie, sans réfléchir :

— Raymond, est-ce vous ?

Pas de réponse. De sa voix forte de commandement, il répète son cri. Maintenant la voiture est près, tout près… Il croit la reconnaître… Mais pourquoi ce silence ? Et il jette un nom :

— Guillemette ! répondez… Est-ce vous ?

— Oui… oui ! oncle. Nous voilà !

René Carrère peut vivre très vieux… Jamais il n’oubliera la sensation d’allégresse éperdue qui, soudain, lui fait bondir le cœur. C’est donc vrai que l’horrible cauchemar est fini ?… La voiture s’arrête devant lui.

— Oncle, c’est bien vous, n’est-ce pas ?… Ramenez-moi à pied, voulez-vous ? Je suis glacée !

Hâtivement, il demande :

— Vous n’êtes blessés, ni l’un ni l’autre ?

La voix de M. Seyntis explique dans l’obscurité :

— Mais non… Seulement une terrible panne qui nous a retenus très longtemps. Nous vous raconterons cela ! Mais fais courir Guillemette jusqu’à la maison, je te prie… Elle est transie.

— Oncle, je crois bien que l’humidité m’a ankylosée… Je ne peux plus me remuer… S’il vous plaît, recevez-moi dans vos bras !

Oh ! cette voix gaie !… Que René trouve bon de l’entendre !…

Guillemette s’est dressée dans la voiture, enveloppée du lourd manteau qui transforme sa silhouette. Elle lui tend ses deux mains et saute en chancelant. Il la reçoit contre sa poitrine, ainsi qu’une enfant très précieuse et murmure, sans réfléchir à ses paroles :

— Ah ! chérie, petite chérie, petite aimée… Quelle peur vous m’avez faite !

Une seconde, ni lui ni elle ne bougent dans la douceur, elle, de se sentir très chère, lui, de l’avoir vivante entre ses bras, après l’horrible crainte.

La tête appuyée sur l’épaule de René qui l’enveloppe étroitement, elle répond, la voix assourdie :

— Merci, oncle, d’avoir eu peur pour moi !… Je regrette de vous avoir tourmenté…

Près d’eux, l’auto s’ébranle bruyamment et fuit. Ils sont seuls dans la nuit, sous le large ciel noir. René en prend soudain conscience. Il desserre aussi tôt son étreinte.

— Vite, Guillemette, pour vous réchauffer… Marchons !

— Me réchauffer ! j’en ai besoin !… Courons plutôt, mon oncle, si possible !

— Alors, chérie, donnez-moi le bras, la nuit est tellement noire que vous pourriez buter !

Elle obéit ; et ils vont, à travers l’obscurité, sous la pluie qui reprend, échangeant de brèves paroles ; et leur course est si rapide que, en quelques minutes, ils atteignent les Passiflores. Guillemette, ranimée, s’élance dans le vestibule où tous sont encore réunis autour de M. Seyntis qui enlève sa pelisse ruisselante. Elle, sous son capuchon, est toute fraîche, les yeux brillants, de petits cheveux fous ébouriffés autour des tempes. Elle court à sa mère qui, délivrée de son angoisse, pleure à gros sanglots, assise sur une banquette, sans souci du décorum, malgré les baisers de Mad, les encouragements de son mari et les exclamations d’André dont les pronostics se sont trouvés vrais.

— Maman, ma pauvre maman, que je suis fâchée que vous ayez eu cette inquiétude, mais puisque rien de tragique n’est arrivé, soyons gais !… Et puis, maman, si vous saviez comme j’ai faim !…

La courte soirée est, en effet, joyeuse autant que l’a souhaité Guillemette. Mais René est gai, seulement en apparence, d’abord, parce qu’une brève réflexion de son beau-frère l’a impressionné désagréablement. Comme il lui disait quelle crainte ils avaient eue d’un accident grave, Raymond Seyntis a répondu, d’un étrange accent :

— Un bon accident qui, en une seconde, m’eût délivré de la vie ?… Mon cher ami, si je n’avais pas été avec Guillemette, vous n’auriez rien pu me souhaiter de meilleur !

Est-ce une boutade ?… Le cri involontaire d’un tourment qui se cache ?… Raymond Seyntis possède pourtant tout ce qui fait qu’un homme aime la vie… Alors ?…

Mais ce soir-là, René est incapable de s’appesantir sur cette question qui demeure, pour lui, secondaire. Obstinément, dans sa pensée calmée, un travail s’accomplit dont il a peur de voir la fin… Tant qu’il est au milieu de tous, l’impression est confuse. Mais quand il a regagné sa chambre, que le silence s’est fait dans la villa sans qu’il ait bougé du fauteuil où il s’est jeté pour réfléchir, le mystérieux travail d’analyse reprend en lui qui n’a jamais voulu se dissimuler la vérité. Pourquoi donc a-t-il eu cette terreur qu’un accident eût soudain enlevé Guillemette ?… Pourquoi a-t-il conscience que, durant les heures où il l’attendait, impuissant à la préserver, il eût sacrifié toutes les autres créatures pour que tout mal fût éloigné d’elle ?… Serait-ce donc qu’elle est devenue pour lui plus qu’une enfant, une jeune sœur très aimée ?

— Mais ce serait insensé !… Insensé ! répète-t-il, se dressant hors de son fauteuil et se prenant à arpenter la pièce comme il fait quand une préoccupation grave bouleverse sa maîtrise de lui-même. Pour cette petite, je suis seulement un oncle, rien qu’un oncle, un vieil oncle ! Elle rirait et se moquerait gentiment de moi, si je m’imaginais de prétendre à quelque chose de plus !… Et Marie !… comme elle dirait que j’ai abusé de sa confiance et me trouverait ridicule de m’être laissé griser, comme un gamin de vingt ans, par le charme d’une fillette !…

René éprouva la sensation de stupeur d’un être qui, soudain, voit devant lui un abîme insoupçonné. Parce que, toujours, il a été, avant tout, un homme d’action, de travail, scrupuleusement fidèle aux principes que sa conscience reconnaissait, dont la pensée était ferme et droite, l’âme étrangère aux complications sentimentales ; parce qu’il n’a jamais songé à s’observer vivre, il n’a pas vu vers quelle tentation il allait, pour s’y heurter fatalement.

Et maintenant que faire ?…

Que faire ? Mais la seule chose raisonnable, celle qui s’impose, sans discussion possible. Partir, s’en aller, oublier une petite fille qui ne songe guère à lui, qui ne possède ni ses goûts, ni ses idées, surtout qui est trop jeune, oh ! bien trop jeune pour lui…; coûte que coûte, guérir de cette folie !… — car il n’est pas d’autre nom pour le sentiment qui l’a envahi sans qu’il en ait conscience… Loin d’elle, distrait d’elle, revenu à sa vie d’antan, il retrouvera nécessairement la pleine possession de lui-même et l’incompréhensible ivresse se dissipera ; d’autant plus vite, qu’il y emploiera sa forte volonté.

Forte ?… Il se la figurait ainsi…, comme il se croyait sûr de son cœur. Il s’en allait dans la vie, orgueilleusement confiant en la réalisation de sa destinée qu’il prétendait faire selon les idées qui ont toujours gouverné sa vie. Et parce qu’une enfant s’est trouvée sur son chemin, tous ses desseins se sont écroulés, pareils à des collines de sable qu’un souffle bouleverse.

Plus René réfléchit, et plus il est dominé par une humilité et un découragement qu’il n’a jamais encore connus. A quoi donc lui a servi de s’être fait, depuis des années et des années, une loi inflexible d’accomplir toujours strictement les plus petits comme les plus grands devoirs ? Qu’y a-t-il gagné, sinon de devenir trop absolu dans ses jugements ; d’avoir, comme dit Guillemette, la sagesse intransigeante ; de s’être accoutumé à embarrasser sa vie de scrupules plus ou moins inutiles… Et aujourd’hui encore de jouer peut-être son bonheur par une conception trop étroite de ce qu’il doit faire…

Des heures et des heures, René songe ainsi, désemparé, scrutant son passé, puis l’avenir auquel il rêve, hanté par le souvenir de la minute où Guillemette était sur sa poitrine, confiante et tendre comme une enfant qui se sent infiniment aimée…

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