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L'été de Guillemette

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XX

La semaine va finir et René est encore à Saint-Jean-de-Luz. Ce sont des jours singuliers qui se sont égrenés pour lui, tels qu’il n’en avait peut-être jamais vécu.

Sur l’insistance très vive de M. et de Mme d’Harbourg, candidement désireux de distraire leur fille, il a été l’hôte quotidien de la villa ; et passif, pour fuir sa pensée, il s’est laissé envelopper par la troublante atmosphère que Nicole distille autour d’elle.

Pour la première fois depuis… — il ne saurait dire quand !… — il a vécu au gré de ses impressions sans souci de les juger ou de les dominer, éprouvant une sorte de jouissance aiguë, — non plus une terreur ! — à sentir la vie de Nicole se mêler à la sienne, l’absorber peu à peu jusqu’à écarter de son cerveau toute pensée où elle est étrangère.

Mais aussi était-ce un jeu, un caprice, une gageure de l’affoler comme les autres ? Elle a été avec lui telle qu’il ne l’avait jamais vue, la séduction même ; durant leurs causeries où, cependant, elle n’a rien livré du mystère de son âme ; durant leurs flâneries sur la plage et dans les petites rues luisantes de clarté ; pendant les soirées passées à faire de la musique ; les excursions sous la correcte égide de M. d’Harbourg qui, d’ailleurs, aussitôt à destination, les laissait errer seuls, estimant la marche mauvaise pour ses vieux ans et René un protecteur de tout repos.

Elle, Nicole, que pense-t-elle ?… Quel drame se joue en son esprit insaisissable. Est-ce l’apparition possible de son mari qui lui donne ce cœur frémissant dont René sent la fièvre dans ses silences comme dans ses moindres paroles, dans la caresse, l’éclair ou la rêverie de son regard ?… Jamais plus, elle n’a parlé de lui, après le brusque abandon du premier jour. Mais plus d’une fois, devant la soudaine apparition d’une silhouette d’homme, il a deviné en elle un tressaillement de tout l’être qui lui jette au visage une ondée de sang. Ses lèvres, aussitôt, ont eu cette contraction que René connaît bien maintenant et qu’il redoute ; car ensuite, elle devient silencieuse, repliée sur elle-même et elle demeure lointaine, tant qu’une circonstance extérieure ne la rejette pas hors de sa songerie, ramenant sur ses lèvres le sourire qui grise ainsi qu’un parfum trop pénétrant. Et si René est près d’elle, un peu bas, elle lui dit, d’un ton d’excuse :

— Ne m’en veuillez pas… Maintenant, je suis toute à vous…

Toute à vous ! Quelle ironie de lui entendre ces mots qui éveillent brutalement en lui le mauvais désir qu’il prétend ignorer. Il conserve l’altière confiance de pouvoir en demeurer maître, mais il ne peut empêcher sa pensée, surtout aux heures de la nuit où elle lui échappe, d’être hantée par les multiples visions de Nicole que ces quelques jours passés près d’elle semblent avoir imprimées en son être.

Il en a conscience et s’est surpris à répéter tout à coup les paroles de la sagesse : « Celui qui cherche le danger y périra… » Certes, ce n’était pas le danger qu’il cherchait, seulement l’apaisement, l’oubli… Et ne semble-t-il pas avoir réussi, puisqu’il ne voit plus le fantôme charmant et redouté qu’il a cru devoir impitoyablement écarter de sa vie ?… Alors, pourquoi s’attarder auprès de cette dangereuse Nicole qui est troublante comme un appel d’amour ?… Entre lui et elle, qui fut jadis la fiancée d’élection, il ne doit rien y avoir qui les abaisse l’un et l’autre.

Et voici que, tout à coup, René ne se sent plus assez protégé par sa seule volonté. Il entrevoit des abîmes dont il n’est plus aussi sûr de se garder… Car sa sévère conscience ne lui permet pas de s’illusionner sur la force et la nature de l’attrait qui l’emporte vers Nicole, — Nicole, dont il ne souhaiterait plus faire sa femme ! — S’il veut sincèrement se refuser à toute défaillance, il ne doit plus demeurer près d’elle !

Mais la soif qu’elle lui a donnée de sa beauté est si violente qu’à la seule idée de ne l’assouvir jamais, une misérable révolte crie en lui… Ah ! c’était insensé de s’exposer à pareille tentation… Quel monde entre ce qu’il éprouve pour Nicole et le sentiment que Guillemette éveillait en lui !

L’esprit tourmenté d’impressions complexes, il arpente la plage et tressaille de s’entendre tout à coup interpeller par M. d’Harbourg qui, suivi de sa dévouée épouse, accomplit sa promenade quotidienne, avant l’heure du déjeuner.

— Carrère, mon ami, allez-vous du côté de la villa ?… Oui ?… Eh bien, vous m’obligeriez beaucoup en disant à Nicole qu’elle me fasse envoyer tout de suite, chez le libraire, les livres que je veux changer ce matin, au cabinet de lecture. Ma femme a oublié de les prendre.

L’excellente Mme d’Harbourg n’a pas même l’idée de lui faire remarquer que lui, tout d’abord, eût pu songer à ses propres affaires. Elle est, au contraire, toute prête à s’excuser ; et docile, suit son compagnon qui, après quelques mots à René, reprend ses évolutions hygiéniques.

René s’en veut de la jouissance qui lui a fouetté le sang quand il a entendu M. d’Harbourg lui demander d’aller trouver Nicole… Et cependant, jusqu’à la minute où le domestique répond à sa question : « Oui, madame est chez elle », il est harcelé par la crainte qu’elle ne soit partie pour une de ces promenades solitaires où elle passe des heures.

Elle est là. Quand il est introduit dans le petit salon qu’elle a fait sien, il l’aperçoit assise devant sa table à écrire, la tête appuyée sur ses mains jointes. Elle porte une longue robe de maison d’un mauve rosé. Seule, la guipure du corsage voile le cou et les épaules. Devant elle, une lettre fermée. Au bruit de la porte, elle a un peu soulevé la tête et regarde qui entre ainsi chez elle, avec cette expression venue de très loin que René lui a vue bien souvent.

— Comment vous ? René.

Elle passe les doigts sur son front d’un geste inconscient et lui tend la main. Jusqu’au coude, les bras sont nus sous les dentelles qui ourlent la manche. René sent sous sa bouche la peau tiède, odorante comme la chair d’une fleur. Il se redresse un peu vite.

— Nicole, je vous demande pardon de venir ainsi vous déranger. Mais votre père m’envoie, désirant…

Et il fait la commission.

— Bien.

Elle a sonné, donné des ordres. Lui, a attendu pour prendre congé ; mais ses yeux l’ont suivie dans tous ses mouvements qui ont une souplesse caressante.

— René, pourquoi restez-vous debout ? Êtes-vous si pressé, ce matin ?

Elle s’est rassise à sa place coutumière, dans une bergère, voisine du bureau d’où elle peut apercevoir, jusqu’à l’horizon, la course capricieuse des vagues. Une lumière dorée flotte dans la pièce à travers la toile rousse des stores abaissés. Elle demande, tandis que sa main tourmente, sur la table, la lettre fermée :

— Nous n’avons pas décidé quelle promenade nous ferions tantôt ?

Un imperceptible silence. Puis René articule, soudain dompté par un mystérieux commandement :

— Choisissez-la, Nicole. Et choisissez-la belle,… car ce sera la dernière…

— La dernière ?… Pourquoi ? Nous ne partons ni les uns ni les autres.

— Si, Nicole… Moi, je pars.

— Oh ! non !!

Elle a jeté les mots comme un cri d’angoisse, qui le fait tressaillir. Il sent sur son bras le frôlement des doigts légers.

— Non, ne m’abandonnez pas, puisque vous dites que je vous suis encore chère un peu… chère comme une amie dont on a compassion, parce qu’elle est malheureuse… Ah ! si malheureuse !

Les traits de René prennent cette rigidité dure que leur donne une émotion qu’il maîtrise. Très doucement, il détache la main qui tremble sur son bras.

— Nicole, écoutez-moi… Parce que je vous ai vue souffrir, j’ai pu oublier… tout le passé… Mais pour… pour notre bien à tous deux, je ne veux pas m’exposer à ce que ce passé ressuscite !

Au fond des yeux qu’elle attache sur lui, il voit passer une étrange expression, attirante à la façon des abîmes dont la contemplation affole. Puis elle a un léger haussement d’épaules ; et il comprend combien peu comptent, pour elle, les lois qui courbent d’autres âmes.

— Et quand cela serait, René, vous êtes libre !… Moi aussi… Ce que nous voulons, nous pouvons le faire. Personne n’a le droit de nous demander compte de nos actes… Ne pensez pas à l’avenir… Vivez comme moi dans la minute présente !… René, René, ne me laissez pas seule en ce moment… Ne partez pas encore !… J’ai tant besoin de me sentir gardée, protégée…

Elle a l’accent de supplication d’une créature en péril qui implore le secours désespérément. Dans ses yeux, se mêlent de la détresse, de la confiance, un mystérieux appel… Quoi encore… qu’il n’ose lire ?… Ah ! il ne sait pas !… Il ne cherche plus à comprendre pourquoi elle veut le retenir… Pourquoi tout à coup, elle est sortie de la farouche réserve où elle enveloppait son âme, pourquoi elle s’attache à lui, dans un élan qui jette le vertige en tout son être. La voix altérée, il prononce :

— Nicole, si je puis vraiment quelque chose pour vous, dites-le-moi… Mais ne me faites pas perdre toute sagesse… Souvenez-vous que je suis un homme qui vous a adorée autrefois… Et il ne faut plus qu’il en soit ainsi… Il ne le faut plus !

De nouveau, dans les yeux de la jeune femme, luit ce regard qui bouleverse René d’un désir aveugle de l’envelopper enfin de son étreinte, de connaître la saveur de ses lèvres, d’oublier, par elle, tout ce qui n’est pas elle…

— René, je suis terriblement égoïste… Mais je trouverais bon que vous m’adoriez, ainsi qu’autrefois… Vous savez bien que j’ai, pour mon malheur, un cœur insatiable… Seulement, rien de semblable n’arrivera !… Ne craignez pas pour votre sagesse… Vous en êtes toujours le maître… Pensez seulement que vous m’avez promis d’être un ami très dévoué… Et donnez-m’en la preuve en restant… Votre présence exorcise les mauvais fantômes !

Elle parle d’un ton bizarre, un peu sourd, où semblent frémir des sanglots. Les doigts ont repris la lettre jetée sur la table et la froissent nerveusement.

Une intuition éclaire la pensée de René. Cette lettre doit être encore de son mari. Ah ! toujours cet homme !… Un vent de folie s’élève en lui ; rafale où sombre toute volonté, toute conscience, tout souvenir… Sans un mot, il se penche, attire, d’un geste impérieux, le beau visage ardent et sa bouche écrase les lèvres entrouvertes…

Une seconde, leurs regards se mêlent, éperdus. Au fond de ses prunelles, il y a la flamme de l’homme qui veut… Dans celles de Nicole, une sorte de désespoir sombre, d’hésitation, de lassitude, tandis qu’elle demeure immobile sous les baisers qui brûlent son visage…

Mais presque aussitôt, elle se redresse violemment, se rejette en arrière… Et, très bas, avec des lèvres qui tremblent, elle dit :

— Eh bien… non !… Pas cela !!… Il ne faut pas que cela soit… Vous le savez bien !

— Pourquoi ?…

— Parce que vous ne m’aimez pas…

Il murmure, ivre du baiser dont le goût est encore sur sa bouche :

— Nicole, j’ai soif de vous… Et depuis tant d’années…

Mais elle ne semble pas l’entendre et achève, de la même voix basse :

— Et moi… moi non plus, je n’ai pas d’amour pour vous… Seulement une grande affection…

Il recule, atteint comme si elle l’avait frappé. Pourtant ce qu’elle dit là, depuis longtemps, il en est certain. Il laisse rudement retomber les deux mains de la jeune femme, serrées dans les siennes.

— Vous n’avez pas d’amour ?… Rien d’étonnant à cela… Mais alors quelle comédie me jouez-vous depuis huit jours ? Pourquoi avez-vous été pour moi… ce que vous vous êtes montrée cette semaine ?… C’était un jeu ?

Elle secoue la tête. Dans son visage sans couleur, les lèvres se contractent.

— Non… ce n’était pas un jeu… Mais une vilaine action que je me suis mise sur la conscience.

Une fugitive ondée de sang colore une seconde sa pâleur. Il interroge :

— Nicole… Nicole, je ne vous comprends pas…

— Pour me comprendre… et me pardonner… il faut vous souvenir, qu’en ce moment, je ne suis dans la vie qu’une pauvre épave désemparée !…

Elle s’arrête. Lui, a toujours, rivés sur elle, ses yeux qui demandent impérieusement la vérité… Alors, avec une sorte d’altière franchise, elle répond : — mais, elle ne le regarde pas ; vaguement, elle contemple le store qui bat au souffle de la mer :

— C’est vrai, autant qu’il dépendait de moi, j’ai cherché à être aimée de vous, follement… ainsi qu’autrefois… Vous étiez si sûr de vous-même, cet été, à Houlgate, et ici encore quand je vous ai rencontré, que la misérable tentation m’est venue de briser votre calme, de vous obliger à vous reconnaître vaincu par moi… tel que je vous ai connu, il y a des années. Vous voyez, c’est une vraie confession que je vous fais là !… Mais peut-être, après tout, est-ce surtout que je voulais échapper, coûte que coûte, aux souvenirs qui… qui me dévorent et qu’une rencontre a ravivés si vivants qu’ils m’écrasent… Je ne peux plus les supporter… Je ne puis plus vivre ainsi !…

Elle s’arrête encore. Ses mains ont une crispation d’angoisse. Mais c’est le seul geste, avec le regard tragique de ses yeux sans larmes, qui trahisse la tempête où sombre son orgueil…

Lui, l’écoute sans un mot. Comment pourrait-il la condamner, se révolter contre elle, quand il a été si faible, plus faible qu’elle dont il n’a pas les excuses ! Ah ! quelle humilité et quelle indulgence le souvenir de cette heure lui laissera dans l’âme !…

De nouveau, dans le silence de la pièce, s’élève la voix émouvante :

— Ne me méprisez pas trop, René, si j’ai, encore une fois, essayé de mettre l’irréparable dans ma vie ; c’était pour être sûre que je ne retournerais pas en arrière… Mais quand vos lèvres ont pris les miennes, j’ai senti que je ne pouvais être à personne… Du moins, en ce moment…

— Et demain… plus tard, vous ne pourriez pas davantage, Nicole,… parce que…

Il hésite une seconde. Les mots lui paraissent si difficiles à prononcer !

— … Parce que vous aimez toujours votre mari…

— René !!… Oh ! taisez-vous !… taisez-vous…

Mais quelle créature serais-je donc, si je l’aimais encore après tout… tout ce qui s’est passé entre nous !

— Si vous ne l’aimiez plus, puisque vous vous considérez comme libre de disposer de vous-même, vous n’auriez pas cette horreur d’appartenir à un autre…

L’orage s’apaise en lui, y laissant la honte de ce qu’il a souhaité avec le besoin intolérable de se relever dans sa propre estime.

Et il poursuit avec une grave sincérité d’accent qui la domine, où vibre l’écho de son émotion :

— Nicole, je ne suis guère qualifié pour vous donner un conseil… Mais je vous le dis, comme je le crois… Nicole, il faut vous réconcilier avec votre mari…

— C’est-à-dire, reprendre le joug, les scènes, les défiances, les jalousies… Je ne veux pas… Oh ! non, je ne veux pas !!… Quand j’aurai, enfin ! le divorce, je recommencerai ma vie…

— Il faut, dès maintenant, la recommencer, la recommencer avec lui… Croyez-moi…

Elle a un rire sec où sanglote sa désespérance :

— C’est vous qui me conseillez cela ?… Vous qui, il y a un instant…

Le visage de René s’altère encore plus.

— Nicole, j’étais fou et je ne suis pas seul responsable… Vous le savez bien !… Vous m’aviez fait perdre la raison… Car je vous jure que, de toute ma volonté, du jour où je vous ai retrouvée, j’ai uniquement souhaité voir en vous la femme qui aurait pu être ma fiancée… Mais vous m’avez tenté… et je ne suis pas plus fort que les autres !

Elle murmure amèrement :

— Qui donc est fort, grand Dieu !… quand la passion souffle !… Nous sommes alors de pauvres choses emportées par un torrent… Nous ne sommes plus qu’une souffrance ou une joie, dans laquelle notre être s’absorbe !

Il sent qu’elle parle avec le souvenir de cet homme qu’elle a essayé, en vain, de rejeter de sa vie où il demeure le maître de son cœur, de sa pensée, de sa chair, si profondément qu’elle n’a pu, même le voulant, faire le don d’elle-même à un autre… Et il se domine, avec une âpre joie d’en souffrir :

— Nicole, pour être certaine de n’avoir rien à regretter par votre faute, si votre mari vient à vous, ne le repoussez pas sans l’entendre… S’il vous écrit de nouveau…

Et son regard se pose sur l’enveloppe fermée.

— … lisez sa lettre… Ne la brûlez pas comme les autres…

Elle a caché son visage dans ses mains. Entre les doigts, il voit filtrer des larmes. Si bas, qu’à peine il l’entend, elle dit :

— Je ne les ai pas brûlées… Elles sont demeurées telles qu’elles sont arrivées, closes…

— Eh bien… il faut les ouvrir… et les lire. Alors vous jugerez et, je l’espère pour votre bonheur, vous pardonnerez… Tous, plus ou moins, nous avons tellement besoin de pardon et d’indulgence… C’est insensé, ce rêve de trouver la perfection dans les êtres que nous aimons par-dessus tous les autres… Nous non plus, nous ne leur apportons pas la perfection…

Tandis qu’il parle, se jugeant sans merci, il revoit soudain la plage d’Houlgate, déserte dans le jour mourant ; il entend Guillemette dire, comme lui aujourd’hui, qu’il faut savoir pardonner.

Ah ! maintenant, comme il l’a cherché, il est bien loin d’elle… Que dirait-elle, si elle savait ?… Elle ne pourrait plus lui reprocher d’être « trop sage »…

Mais ici, près de Nicole, il n’a pas le droit de penser à elle. Il se lève et se rapproche de la jeune femme qui est immobile, ses deux mains voilant toujours son visage.

— Nicole, à moi aussi, il faut pardonner. Et puis, je vous en supplie, et c’est mon adieu, pensez à ce que j’ai cru devoir vous conseiller… parce que, de toute mon âme, je désire vous voir heureuse.

Elle a un frisson ; puis elle relève la tête et interroge :

— Vraiment vous pensez que je dois l’écouter, lui ?

II incline la tête, un sceau sur les lèvres.

— Alors… alors soyez très généreux… Attendez une seconde pour me quitter… Cette lettre-là est de lui… Et si je ne l’ouvre pas devant vous qui venez de plaider sa cause, le méchant esprit sera le plus fort… et elle restera sans réponse comme les autres…

— Faites comme vous souhaitez, Nicole.

Quel supplice d’accepter ce qu’elle demande là… Tant mieux, c’est un peu l’expiation purifiante. Il se détourne, va près de la fenêtre, et regarde vers les flots caressants qui ne souffrent, ni ne pensent, ni ne connaissent le mal, le devoir, la défaillance. Son oreille perçoit le bruit sec du papier déchiré… L’enveloppe est ouverte.

Que lit-elle ?

Ceci, qui pénètre au plus profond de son cœur :

« Chère, plus que chère, où êtes-vous ? Où m’avez-vous encore fui ?… Pourtant il faut que je vous trouve… Il faut que vous sachiez… que vous m’entendiez enfin… Mon trésor perdu, j’ai péché contre vous quand je vous ai permis de douter de moi… quand je ne vous ai pas murmuré, en vous adorant, que vous étiez plus que ma vie même, ma seule raison d’être !… Par un misérable orgueil, je n’ai pas voulu l’avouer… Et j’ai, follement, usé mes forces à emprisonner mon amour qui criait vers vous comme un damné, auquel le paradis est fermé ! Nicole, j’étais fou, quand je vous ai laissée partir alors que tout ce qui vit en moi vous suppliait de rester ; quand j’ai accepté votre décision de nous séparer ; quand j’ai laissé passer les mois, subissant le supplice de vous perdre par ma faute… Et maintenant, mon orgueil est vaincu. Nicole, je t’aime trop… Il faut que tu me laisses te reprendre, ô mon amour… Écoute… »

....... .......... ...

Derrière René qui attend impassible, s’élève la voix grave, dont le timbre a une douceur ardente.

— René, vous pouvez me laisser… Je lirai les autres lettres aussi…

Il la regarde. Elle a dans les yeux une lumière, que jamais encore il n’y a vue. Et une fibre douloureuse tressaille en lui. L’accent presque dur, il dit :

— C’est bien ainsi… Au revoir, Nicole.

Elle est assise à la même place où elle était, quand il est entré, et lui tend ses deux mains :

— Au revoir, mon ami… Merci… Et je vous en supplie, s’il vous arrive encore de penser à moi, que ce soit avec toute votre charité, sans colère ni… ni trop de mépris…

Il se courbe très bas, sur les doigts tremblants ; mais ses lèvres ne les touchent pas. Sans une parole, il sort.

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