L'été de Guillemette
IV
Sous la nacre du ciel, les vagues poudrées de lumière ont des courbes molles d’où jaillissent des aigrettes d’argent. Une senteur de mer et de fleur monte des eaux qui ondulent sur le sable, de la floraison des massifs, épandus sur les terrasses, dans les jardins brûlants, ivres encore du soleil d’août qui s’abaisse lentement vers l’horizon clair. Devant les fenêtres de sa sœur, André clame :
— Guillemette, es-tu prête ? Maman dit qu’il va être l’heure de partir pour la gare, si nous ne voulons pas manquer l’oncle.
— Je viens, je viens ! annonce Guillemette qui, sans nulle hâte, achève de se mettre en tenue de sortie.
Par amour de l’art, — est-ce pour cela vraiment ? — elle a fait de son mieux à cette fin d’offrir à son oncle, dès l’arrivée, un agréable spécimen de jeune Parisienne. A-t-elle réussi ? Pour s’en assurer, malgré les appels sonores d’André, elle demeure encore une seconde, debout devant la psyché qui occupe un des angles de la chambre, sous la pleine clarté tombant de la fenêtre. Elle tire, puis relève quelques petites mèches folles de cheveux, sous sa grande capeline de paille, arrange dans sa ceinture, où se fanent des roses, les plis de la blouse de mousseline, inspecte la peau immaculée de ses souliers de daim blanc… Tout cela n’est pas mal, pas mal du tout !…
Encore un appel. Cette fois, c’est Mme Seyntis qui, à son tour, jette un « Guillemette ! » presque impatient.
— Me voici, maman. J’accours !
Guillemette saisit au vol ses gants, son ombrelle, et comme un tourbillon blanc, apparaît sur le perron, histoire de ne pas faire attendre sa mère, en fillette bien élevée, car elle sait que l’heure du train n’est pas encore toute proche.
En effet, comme d’ordinaire, Mme Seyntis, aiguillonnée par la crainte d’être en retard, est de beaucoup en avance. La gare est encore à peu près sevrée de voyageurs. André en profite pour observer, à son aise, les manœuvres des employés et se campe mal à propos sur leur chemin, quand ils évoluent avec des marchandises à charger. Mad le suit comme toujours. Guillemette, frottant l’asphalte du bout de son ombrelle, se demande, curieuse, si elle va retrouver le sérieux oncle René d’autrefois… Et Mme Seyntis songe à s’asseoir, car son émotion lui donne une soudaine lassitude.
Un voyageur a encombré le banc de ses paquets et a l’air très mécontent que Mme Seyntis manifeste l’intention d’y prendre place. Elle, d’ordinaire, est la mansuétude même ; mais l’arrivée de son frère lui donne des nerfs très vibrants. Comme ce voyageur n’a pas l’air de se douter qu’il devrait écarter son chargement, elle repousse les paquets sans plus de cérémonie.
L’homme tressaute.
— Mais, madame, prenez garde ! Ce sont des marchandises qui payent…
Mme Seyntis regarde de haut en bas cet inconnu qui se permet de lui parler ; et elle réplique vertement, — le sans-gêne lui est odieux :
— Les bancs sont pour les voyageurs, non pour les marchandises !
Et elle s’assied à la place qu’elle s’est faite. Elle est un peu rouge, parce qu’elle déteste se voir en évidence et vient de remarquer que des voyageurs ont entendu le colloque et sourient. D’elle ? de ce malotru ? Pendant une seconde, Mme Seyntis est si contrariée de l’incident qu’elle en oublie son cher voyageur.
Mais André revient affairé.
— Le train est signalé. Vous entendez ? maman.
Mme Seyntis n’entend rien du tout. Mais cependant elle se lève comme si la locomotive entrait en gare. Guillemette vient près d’elle. D’un geste machinal, elle relève de petits cheveux sur sa nuque.
Un sifflement aigu, un panache de fumée, un bruit sourd qui grandit et le train arrive en grondant. Des portières s’ouvrent ; Mme Seyntis est toute pâle et mordille sa lèvre qui tremble.
— René ! Ah ! voici René !
Et oublieuse de sa réserve coutumière, elle court vers le voyageur qui saute de wagon, et l’embrasse avec effusion, sans souci des regards.
Discrètement, Guillemette, Mad, André sont restés un peu en arrière ; mais tous trois contemplent leur oncle avec un juvénile intérêt.
II est grand, brun, a des yeux très noirs, un teint brûlé qu’accentue l’éclair d’ivoire de très belles dents et la blancheur immaculée du col qui enserre le cou ; une tenue de clubman élégant et correct, — aucune recherche de chic, — avec ce quelque chose qui trahit l’officier en civil.
C’est à peu près ainsi que Guillemette se le rappelait. Pourtant, elle ne le voyait pas si bronzé et elle lui croyait l’air plus froid, plus sévère. Il est vrai qu’en ce moment, il sourit en tenant les deux mains de Mme Seyntis, dont les joues, maintenant empourprées, sont humides.
Elle est tellement toute à la joie de ce retour, qu’elle en accepte sans contrariété l’annonce que son mari, retenu pour affaires, ne pourra arriver que le lendemain. Elle répète, comme le cri même de son cœur :
— René ! mon René !… Quel bonheur de te retrouver !… Mais j’oublie de te présenter tes neveu et nièces !… pense-t-elle soudain.
— Laisse-moi les reconnaître ! Marie… Ce grand garçon, c’est André… Et celle-ci, ce doit être la jeune Mad… Et… est-ce que vraiment cette belle demoiselle est ma nièce Guillemette ?… Ah ! le temps !… le temps !… Il y a décidément bien des années que je suis parti… Je peux embrasser ? Marie.
— Mais bien entendu ! Quelle question !
— Vous permettez aussi ? Guillemette. En l’honneur de mon arrivée.
Elle lui tend ses joues fleurant l’œillet et la jeunesse ; et elle éprouve une bizarre impression de surprise, à sentir sur son visage l’attouchement de ces lèvres masculines, le frôlement de la moustache qui garde un parfum vague de bon cigare.
C’est qu’aussi l’oncle René ne la tutoyant plus, la traitant en grande personne, lui paraît un étranger, un oncle tout neuf dont elle ne sait rien, si ce n’est qu’il a l’air de la trouver gentille à voir. Cela ne lui est pas désagréable du tout ; et avec une bonne grâce parfaite, elle accepte le regard attentif, étonné, pénétrant des yeux noirs, qui semble vouloir aller jusqu’au fond de l’âme.
— Laissez-moi vous contempler un peu, Guillemette. Je ne sais pourquoi, je n’avais pas pensé que je vous retrouverais une jeune fille. Quel âge avez-vous donc ?
Elle a un rire léger, amusée de la question qui lui rappelle le temps où elle était une petite fille très indisciplinée, souvent morigénée par l’oncle si sage.
— J’ai pris des années, mon oncle. J’ai passé les âges qui s’avouent en dehors de la famille. Mes dix-huit ans sont venus en janvier dernier.
— Mes compliments, ma nièce. Vous êtes décidément entrée dans le clan des personnes sérieuses.
— Hum ! hum ! fait, avec un peu de malice, Mme Seyntis chez qui l’arrivée de son frère semble ranimer la gaîté de sa jeunesse.
— Maman, maman, ne soyez pas taquine et reconnaissez que vous pourriez avoir une fille beaucoup plus détestable ! Je m’applique à être si gentille !
— Ah ! tant mieux, ma nièce, car j’espère que votre gentillesse voudra bien se faire sentir jusqu’à moi !
— Bien sûr, si vous le méritez, oncle René. Ma bonté s’étend à toute la nature, comme on dit en poésie.
Elle lui glisse cela, d’un accent qui est un délicieux amalgame de coquetterie et de candeur. De nouveau, les yeux noirs arrêtent un regard de curiosité sur elle qui ressemble si peu à la jeune fille que fut sa mère autrefois. Quel monde, à lui inconnu, semble enfermer cette jolie forme souple !
Le train s’ébranle de nouveau vers Cabourg. Et Mme Seyntis, alors arrachée à sa joie, s’avise qu’il serait préférable de regagner les Passiflores. C’est, aussitôt, le prosaïque souci des bagages à reconnaître. Les porteurs se précipitent ; le chef de gare lui-même s’empresse, Mme Seyntis étant un personnage à Houlgate ; et l’oncle René donne ses ordres avec le parler net et bref des hommes habitués au commandement.
— Mon oncle, vous revenez en voiture, n’est-ce pas ? insinue Mad, qui trouve son oncle très bien et a envie de lui dire quelque chose d’aimable pour qu’il s’occupe d’elle.
— Ma nièce, je crois que j’aurai la force de marcher !
— Ah ! marmotte la petite, désappointée. Mais c’est que maman, elle, déteste la marche.
— Eh bien, nous monterons tous en voiture avec « maman ». Marie, je suis à toi, j’en ai fini avec les bagages.
Devant la gare, stationne la Victoria dont les chevaux battent la poussière.
— Guillemette, mets-toi près de moi, dit Mme Seyntis ; Mad se glissera entre nous, et nous laisserons le siège de devant pour nos deux garçons.
Le second garçon, c’est l’oncle René. Cela amuse Guillemette d’entendre Mme Seyntis traiter avec tant de désinvolture ce frère qui la dépasse de toute la tête et dont le visage, quand il ne sourit pas, est plutôt sévère. Ah ! l’oncle René n’a pas l’air d’un jeune homme flirt ; rien d’un frivole danseur de cotillon !
Guillemette le considère assis devant elle tandis qu’il cause gaiement avec sa mère. Est-ce lui qui a rajeuni ou elle qui a vieilli ? mais bien moins qu’autrefois, il lui paraît un monsieur d’âge, quelque chose comme un jeune père…
Et sa pensée audacieuse de petite Ève se demande ce qu’il y a derrière ce masque sérieux, calme, mais un brin austère… Un masque énergique, aux lignes très nettes, coupé par la barre des sourcils, droits comme doit l’être la volonté du capitaine Carrère. Mais les yeux qui regardent sous ces sourcils impérieux ont quelque chose de très bon… Et comme la voix brève a parfois des inflexions tendres pour s’adresser à Mme Seyntis !…
Peut-être il parlait ainsi à Nicole. Pourtant, il n’a pu la charmer, faire qu’elle ne redoutât pas ce qu’elle appelait, plutôt moqueuse, la « sagesse » de René Carrère… Dans le souvenir de Guillemette, jaillit la vision de la jeune femme, en ce jour d’été où, devant les étoffes soyeuses, quelques mots, dits par hasard, ont, tout à coup, évoqué un passé enseveli comme le sont les morts. Sous sa capeline enguirlandée de roses, Nicole avait des yeux songeurs, tristes même, tandis qu’elle parlait en souriant, avec des lèvres qui semblaient frémissantes, de ces choses finies. Bien finies ?… Dans quelques semaines, à Houlgate, lui et elle vont se revoir, vivre l’un près de l’autre.
Guillemette est si intéressée par ce problème sentimental, qu’elle est saisie de s’entendre tout à coup interpellée :
— Guillemette, ma nièce, est-ce que vous êtes toujours silencieuse ainsi ?
Avec malice, elle jette, l’air sage :
— Comme toutes les personnes raisonnables, mon oncle, j’ai mes heures de méditation.
— Ah ! très bien !… très bien !… Marie, tu avais honteusement calomnié cette jeune fille en la traitant de gamine ! Et peut-on vous demander l’objet de votre méditation, ma chère nièce ?
Elle devint toute rouge comme si les yeux de l’oncle René allaient lire en elle, et le sourire où il y a de l’enfant et de la femme retrousse ses lèvres :
— Je compare l’oncle René d’autrefois avec celui d’aujourd’hui !
— Il y a changement sensible ?… Vous me trouvez bien vieux, avouez, Guillemette. Je vous fais, plus que jamais, l’effet d’un oncle ?
Elle secoue la tête.
— Non, au contraire… J’avais gardé le souvenir d’un oncle René très grave, un peu… croquemitaine… Mais vous avez l’air beaucoup plus… plus à ma portée…
— Ah ! tant mieux ! Car j’ai grande envie que vous me trouviez un oncle charmant, déclara-t-il joyeusement, tandis que Mme Seyntis s’exclame :
— Voyons, Guillemette, ne commence pas à dire des sottises !
Elle est un peu déroutée par la transformation que le temps semble avoir opérée dans les rapports de son frère et de Guillemette. Elle, aussi, au premier moment, a été surprise qu’il ne la tutoyât plus. Pourtant, elle ne lui a pas rappelé ses habitudes d’antan. Les années qui viennent de s’écouler ont creusé un invisible sillon et tracé des distances.
— Et vous ne me gronderez plus, mon oncle ?
— Oh ! je ne me le permettrais pas…
— Hum, hum ! Vous êtes très sage et moi, je ne le suis guère !
— Guillemette, soyez bonne, ne vous moquez pas de moi !… et donnez-moi seulement la permission de vous gâter !
— Oh ! je ne demande pas mieux ! J’adore qu’on me gâte !
Elle a parlé avec tant de conviction que tous se mettent à rire. Mad pense qu’elle aussi aime à être gâtée. Mais elle n’ose pas le dire !
La voiture roule dans les avenues claires que bordent des villas aux terrasses fleuries de géraniums roses. Des femmes, en robe blanche, passent sous le dôme feuillu des arbres. Des attelages filent, d’une impeccable élégance. Un honnête tramway, antique et modeste, corne éperdument pour annoncer qu’il va s’ébranler vers Cabourg. Les nourrices font jouer les tout petits sur la place ombreuse d’où partent les avenues plantées de vieux arbres et le large chemin qui descend vers la plage.
— Ah ! mon petit Houlgate n’a pas changé depuis quatre ans ! Comme je le retrouve pareil à lui-même !… fait l’oncle René de cet accent qui assouplit étrangement sa voix… Si pareil que, n’étaient ces jeunes visages, je pourrais croire que j’ai rêvé mon séjour en Afrique. Ah ! la mer, la mer française !
L’oncle René regarde avec une sorte d’avidité les eaux qui miroitent somptueusement, telle une immense nappe étincelante, hérissée, près du rivage, par les sombres silhouettes de roches basses, noires de varechs.
Mais la voiture tourne brusquement et s’engage sous la haute porte couronnée de clématites, derrière laquelle s’allonge le parc, avec la perspective charmante des massifs en fleurs, des allées poudrées de sable sous la dentelle des branches.
Derrière les fenêtres ouvertes, les rideaux se soulèvent, à la brise du crépuscule. Au pied du perron, sous les arbres, les sièges groupés ont un air d’intimité.
— René, te voilà chez toi ! dit affectueusement Mme Seyntis. Les Passiflores te souhaitent la bienvenue !
Il lui sourit ; et il y a une sorte de ferveur joyeuse dans son accent quand il répond :
— Que c’est bon, le home, comme disent nos voisins… Surtout après un exil de plus de quatre années !
Guillemette serait peut-être un peu embarrassée d’expliquer par quelle suite de sentiments complexes, pendant le dîner qui est d’une animation inaccoutumée, elle trouve agaçant de voir l’oncle René répondre généreusement aux questions d’André sur Madagascar ; questions qui en amènent d’autres de Mme Seyntis, de sorte que l’oncle René semble transformé en conférencier. Quand il cause ainsi, elle le retrouve tel qu’autrefois, alors qu’il ne parlait jamais que de choses sérieuses, au temps où il a effrayé Nicole de sa haute raison. Mademoiselle aussi se mêle discrètement à la conversation parce qu’il y est question de géographie.
Dieu ! qu’ils disent donc tous des paroles instructives ! Guillemette se croit revenue au temps où elle subissait de doctes cours.
Mais si elle est peu charmée de trouver son oncle à ce point prolixe de renseignements sur Madagascar, elle ne peut s’empêcher de s’intéresser à certains détails pittoresques qui colorent ses explications, au sentiment profond qu’elle devine en lui pour les choses de sa carrière. Ah ! il est un soldat convaincu !
Cependant, si occupé soit-il par l’obligation de répondre aux questions qui pleuvent dru sur lui, il s’aperçoit assez vite que Guillemette écoute silencieuse, ouvrant de larges prunelles où se jouent les reflets de sa pensée.
Et il demande :
— Ce sont mes sempiternels récits qui vous rendent muette ainsi ? Guillemette.
— Mon oncle, je m’instruis…
— Que vous êtes donc sage ! ma nièce.
— Suffisamment à votre gré ? oncle René. Car j’imagine que vous ne devez apprécier que les jeunes personnes dont les qualités sérieuses sont à toute épreuve… Ah ! quelle tante parfaite vous me donnerez sûrement !
— Une tante ? répète-t-il, saisi. Puis il se met à rire :
— Ah ! vous ne perdez pas de temps, petite Guillemette. A peine suis-je débarqué que vous me mettez en ménage…
— C’est pour votre bonheur, mon oncle.
— Espérons-le, ma nièce.
Il dit cela si gaiement que Guillemette est tout à coup pénétrée de la certitude qu’il est consolé d’avoir perdu Nicole. Et, en fin de compte, sans savoir pourquoi, elle préfère qu’il en soit ainsi. Elle s’amuse de le voir assez effrayé par la promesse de Mme Seyntis de faire prochainement défiler devant lui les plus charmantes filles qu’elle ait pu trouver, en ses relations, capables de lui apporter le bonheur conjugal.
Aussi, en se levant de table, entend-il sa jeune nièce lui glisser d’un ton encourageant :
— Soyez tranquille, oncle René, le premier flot des invités n’arrive que la semaine prochaine. Vous avez encore huit grands jours de pleine liberté !
Le dîner est fini. Les portes-fenêtres du salon sont large ouvertes sur la terrasse, blanche de clair de lune, où les arbres détachent des ombres mouvantes. Un souffle tiède fait, par instants, trembler la flamme des lampes et apporte du jardin un arome de fleurs…
Guillemette s’approche de la fenêtre, laissant Mademoiselle s’installer paisiblement avec son ouvrage. Mme Seyntis est appelée au dehors par un ordre à donner.
— Guillemette, vous n’avez pas froid ?… Vous avez un corsage si léger !
C’est l’oncle René qui l’a suivie. Elle tourne la tête vers lui, dont la haute taille se découpe sur la lumière de la lampe. La tenue du soir lui va bien…
— Il ne fait pas froid, mon oncle. C’est exquis, une soirée comme celle-ci !
— Oh ! oui exquis ! répète-t-il avec cette sorte d’allégresse contenue qu’elle a déjà surprise dans son accent. Je ne soupçonnais pas à quel point il me semblerait bon de retrouver ma maison familiale et ceux qu’elle abrite !
Il la regarde avec un plaisir si évident, que le démon de la coquetterie frétille incontinent en sa jeune cervelle, y allumant un naïf désir de conquête, — revanche des admonestations de l’oncle, jadis.
Elle est perchée sur le bras d’un divan ; la pointe effilée de son soulier bat le tapis, et sa main tourmente un coussin. La clarté des lampes caresse le visage spirituellement mobile, l’ardente étoile des yeux, les lèvres qui ont une délicieuse expression de gaminerie câline pour interroger :
— Ce n’est pas seulement maman, dites, oncle René, que vous êtes content de revoir !… C’est un peu nous aussi, les enfants.
— Vous en doutez ? Guillemette.
— Je me souviens, mon oncle, qu’autrefois, vous me trouviez une créature insupportable !
Il a un geste de protestation.
— Oh ! mais si, mon oncle… Certainement je me suis assagie ; mais il est positif que je vous agacerai encore plus d’une fois, que vous aurez la forte tentation de me gronder… Après tout, tant pis ! Nous en serons quittes pour nous réconcilier ; ne pensez-vous pas ?
— Je le pense ! Mais j’espère bien, quoi que vous en disiez, que nous n’aurons pas à nous réconcilier !… C’est étonnant, toutefois, comme vous ressemblez peu à votre mère !
— Sûrement, à mon âge, maman valait mieux que moi, reconnaît Guillemette avec conviction. Je voudrais être à sa hauteur, mais c’est impossible ! Les éléments font défaut. Maman est comme vous, mon oncle, taillée dans de l’étoffe de sagesse !
René rit gaiement :
— Guillemette, je crains que vous ne vous illusionniez, quant à la valeur de mon étoffe qui doit être bien tramée, comme on dit, je crois.
— Parfaitement, mon oncle. Tant mieux si vous n’êtes pas si sage que je le craignais. Une chose certaine, c’est que vous ne me faites plus, autant qu’il y a quatre ans, l’effet d’un monsieur respectable !
— Ah ! tant mieux ! s’écrie René un peu réconforté, car il éprouvait un vague agacement à se voir juché sur un piédestal de vertu et d’austérité par cette malicieuse fillette.
— Guillemette, à mon tour, je vous adresse une demande. Ne me traitez pas en vieux monsieur, mais en camarade !
— Oh ! pour cela, mon oncle, ce serait trop irrévérencieux. Mettons, si vous voulez, en ami !
— C’est cela, nous serons amis… Mais des amis doivent bien se connaître et, pour moi, qui viens de si loin, vous êtes le mystère. Ne prenez pas mes paroles pour un mauvais compliment, mais pour un simple désir de me renseigner… Guillemette, je m’imagine que vous êtes terriblement coquette !
Elle rit et son jeune visage a une indéfinissable expression :
— Mon oncle, on fait ce qu’on peut !
Il se demande ce qu’elle veut dire et en éprouve de nouveau une secrète impatience. Se moque-t-elle de lui ? Il répète :
— On fait ce qu’on peut pour ?…
— Pour… pour être en gré, auprès de tout le monde… Voilà !
Il va la questionner encore avec une sourde irritation de ne savoir pas mieux débrouiller la pensée intime de cette petite fille. Mais Mme Seyntis qui rentre dans le salon l’appelle.
— René, viens-tu un peu sur la terrasse ? Il fait très doux ce soir…
Et il obéit, trouvant tout de suite un singulier bien-être à la pensée qu’avec sa sœur, il va être en parfaite communauté d’esprit. Elle a une âme limpide dans laquelle il est aisé de lire…
Sous la lampe, Mademoiselle continue à faire mouvoir les aiguilles de son tricot, d’un doigt machinal, car sa pensée est à Paris, enfuie vers le modeste logis, d’où l’impitoyable raison a seule pu l’isoler. Dans cette famille étrangère, elle se sent isolée, si bienveillant soit-on pour elle, et, le soir surtout, la nostalgie de son home s’abat sur elle, très douloureuse.
Sur la terrasse, André et Mad se font part de leurs impressions au sujet de l’oncle, qu’André déclare un « chic type », noir comme une bouteille d’encre ! ajoute-t-il sans respect ; ce qui éveille les protestations indignées de Mad.
Guillemette laisse de côté les uns et les autres et va s’asseoir à l’écart dans un vaste rocking-chair où sa svelte personne semble disparaître toute, et, contemplant dans le velours sombre du ciel l’éclair des étoiles filantes, elle songe vaguement à toute sorte de choses imprécises qui lui font l’âme joyeuse.