L'été de Guillemette
II
Un quart d’heure plus tard, Guillemette, toute rose de sa course rapide, pénètre dans la salle d’étude où sa jeune sœur Mad peine sur les devoirs que lui fait faire consciencieusement Mademoiselle, — M’selle, comme dit André, et tous à sa suite.
— Bonjour, les travailleuses ! jette joyeusement Guillemette. Quel beau temps, n’est-ce pas ?… Ah ! j’aime l’été !
— Pas moi, en ce moment, gémit Mad qui est sans ardeur devant ses problèmes. Je l’aimerai seulement quand les vacances seront venues.
— Pauvre, chérie ! Ce ne sera plus long, va… M’selle, si vous lui accordiez congé ?
— Oh ! Guillemette, c’est impossible ! Ne lui donnez pas de mauvais conseils. Il faut faire ce qui doit être fait…
— M’selle, vous êtes la sagesse même !
Mademoiselle devient toute rouge, de pâle qu’elle est d’ordinaire. Elle est timide, douce, savante et scrupuleuse jusqu’à la minutie dans le souci de son devoir.
— Ah ! Guillemette, pourquoi vous moquez-vous de moi ?
— Ma petite M’selle, je ne me moque pas du tout, je constate ! réplique Guillemette avec un sourire d’amitié à la jeune institutrice qui, son aînée de plus de dix ans, lui donne souvent l’impression d’une créature à protéger.
— Aimez-vous l’été ? vous ? M’selle.
— Oh ! non ! je ne l’aime pas ! laisse échapper Mademoiselle, avec une telle conviction que les prunelles de Guillemette la contemplent, surprises.
— Comme vous dites cela ! M’selle. Pourquoi donc ne l’aimez-vous pas cette jolie saison, odorante, lumineuse, dorée… A cause de la chaleur ?
— Non, oh ! non ! La chaleur m’est indifférente !…
Guillemette voit bien que Mademoiselle pense quelque chose qu’elle ne veut pas dire ; et, discrètement, elle n’insiste pas. Mais cette lueur mélancolique qui a, tout à coup assombri les yeux clairs de l’institutrice de Mad, dissipe brusquement l’espèce de griserie jetée en elle par la féerie de cette journée de juillet. Parce qu’elle est très heureuse, elle voudrait tant que tout le monde le fût !
Que peut bien avoir Mademoiselle ?
Elle y songe, tout en enlevant sa toilette de sortie, dans la grande chambre, ouverte sur l’horizon frais des pelouses du parc Monceau, qui est son domaine ; un riant domaine, tendu de vieux Jouy, fleuri comme un reposoir, décoré de quelques toiles de maître, de bibelots précieux, rassemblés par ses désirs de fillette riche et gâtée.
Quand elle entend, dans le petit salon, le piano résonner sous les doigts résignés de Mad, elle rentre, d’un élan instinctif, dans la salle d’étude où elle est sûre de trouver Mademoiselle, remettant en ordre livres et cahiers, avant de s’en aller regagner son logis familial, tous les jours, à six heures.
L’institutrice est, en effet, devant la table de travail, une plume en main. Sans doute, elle prépare les devoirs de Mad. Mais elle n’écrit pas ; elle réfléchit… La même expression soucieuse altère son visage un peu fatigué et ses yeux regardent fixement loin devant elle, vers les cimes vertes des arbres.
Guillemette lui effleure l’épaule et interroge, très douce :
— M’selle, je ne voudrais pas être indiscrète, mais vous avez l’air d’avoir un souci… Est-ce que… je ne pourrais rien pour vous aider, un peu, à le porter ? Dites-moi pourquoi vous n’aimez pas l’été ? C’est cette simple petite question qui vous a attristée…
— Parce que l’été est une saison dure à passer pour moi !…
Guillemette la regarde sans comprendre ; et Mademoiselle se sent loin, — oh ! si loin ! — de cette jeune créature que la vie a comblée.
— L’été vous est dur ?…
— Oui, c’est un temps pendant lequel je ne gagne pas, murmure Mademoiselle. Il m’apporte des vacances forcées ; et… il ne m’en faudrait pas !
Guillemette serre inconsciemment ses deux mains l’une contre l’autre. Quelque chose qui ressemble à une angoisse l’a fait tressaillir ; car si les paroles de Mademoiselle sont pour elle dépourvues d’un sens précis, elle les devine cependant lourdes d’inquiétudes… Et sa jeunesse heureuse se cabre, en un sursaut de révolte, devant la loi cruelle qui pèse sur certaines existences. Misérablement, elle se sent impuissante pour venir en aide à la petite institutrice de Mad.
Il y a, entre elles deux, un léger silence ; Mademoiselle est toute à son tourment ; et, Guillemette qui, de tout cœur, souhaiterait le lui enlever, se demande, sans trouver de solution, ce qu’elle pourrait bien faire… Le piano frémit, torturé par Mad qui s’impatiente devant un passage hérissé d’imprévu. Guillemette suggère, encourageante :
— Mais puisque vous gagnez toute l’année, Mademoiselle, vous pouvez bien vous reposer un peu pendant les vacances !
— Il faut vivre aussi au temps des vacances, articule humblement Mademoiselle. C’est pourquoi je ne peux pas me réjouir, comme vous, de les voir arriver !
— Oui, je comprends ! fait Guillemette sérieuse.
Pour la première fois, elle vient d’avoir la conscience nette de ce qu’est la lutte pour ceux qui travaillent afin de gagner leur pain quotidien. Comment, jusqu’à cette minute, lui a-t-il paru si naturel qu’elle n’eût, elle, qu’à se laisser vivre, alors que d’autres doivent peiner sans relâche… Comment a-t-elle pu trouver tout simple que Mademoiselle vienne, chaque jour, faire faire d’insipides devoirs à Mad, passe des instants monotones aux Champs-Élysées à la regarder jouer, trotte pour la conduire à ses cours et soit à tous, sauf à elle-même, de neuf heures du matin à six heures du soir ?…
Pourtant, Mademoiselle n’avait pas été élevée pour cette existence de manœuvre. Son père possédait, dans l’armée, un haut grade quand il est mort, il y a cinq ans. Maintenant elle et sa sœur doivent travailler pour leur mère qui est demeurée sans fortune.
Tout cela, Guillemette le sait depuis que Mademoiselle a été placée auprès de Mad ; et elle a, sans y prendre garde, accepté une situation dont l’intéressée ne se plaignait pas.
Et voici que soudain, comme si quelque voile mystérieux venait de se déchirer en sa pensée, elle se sent honteuse, au plus profond du cœur, de son luxe, de son existence facile, honteuse de n’être, dans la vie, qu’un inutile petit bibelot. Ardemment, elle souhaiterait faire quelque chose pour alléger la tâche de Mademoiselle. Elle voudrait pouvoir lui offrir tout le contenu de sa bourse, lui assurer des revenus, la mettre à l’abri des soucis d’argent.
Désirs de bébé, elle le sait bien ! Ses maigres économies, — elle ignore le secret d’en faire ! — seraient une goutte d’eau pour Mademoiselle et lui donner de bonnes rentes est tout aussi impossible… Alors ?… Comme c’est peu de chose, le seul désir d’aider !
Guillemette sort toute grave de son entretien avec Mademoiselle. De sa fenêtre, elle la voit quitter l’hôtel, s’en aller d’une allure discrète de souris trottant menu, la tête un peu penchée. Sans doute, elle s’ingénie de nouveau à résoudre le problème qui la trouble et rend Guillemette songeuse.
Se peut-il que l’été, lumineux et fleuri, synonyme pour elle de joyeuses villégiatures, d’excursions, agrémentées de flirts amusants qui rendent exquises les flâneries sur la plage ou par les chemins verts…, ce même été soit, pour d’autres, une saison d’inquiétudes, d’épreuves ; si difficile à traverser, que même de pauvres filles, fatiguées comme Mademoiselle par des mois et des mois d’incessant labeur, ne peuvent accepter comme un bienfait le repos qu’il leur apporte… Et parce qu’elle vient de se heurter à cette implacable nécessité, Guillemette ne peut jouir, comme chaque soir, du décor charmant aperçu de sa fenêtre, des jeux de la lumière sur les arbres où tous les verts se fondent en harmonies d’ombres et de clartés, du velours frais des pelouses sous la pluie irisée des jets d’eau… Elle ne voit que les humbles qui, en cette saison d’été, envahissent l’aristocratique jardin, les mères assises, tête nue, sur les bancs — qui, elles aussi peut-être, souffrent d’avoir des loisirs d’été… — les petits, barbouillés de poussière qui jouent avec le sable, en attendant que, dans l’avenir, devenus des hommes, des femmes, ils doivent vivre courbés sous la servitude du travail…
Et le même sentiment de confusion l’étreint parce qu’elle a été comblée par la destinée, sans avoir rien fait pour le mériter… Il lui semble qu’elle ne pourra retrouver sa joyeuse sérénité tant qu’elle n’aura rien tenté pour Mademoiselle, tout au moins.
Le dîner de famille ne la distrait pas des idées qui la hantent. Elle songe que tant d’autres trouveraient aussi agréable qu’elle-même, de croquer des plats très fins, autour d’une table fleurie, dans une salle à manger tendue de tapisseries célèbres, de manier de délicats cristaux, de fines porcelaines, une argenterie artistique, d’être servie par un maître d’hôtel vigilant…
Elle entend son père raconter avec enthousiasme une somptueuse acquisition qu’il vient de faire chez un antiquaire qui possède de coûteuses merveilles. Elle écoute sa mère parler de ses projets d’invitation pour Houlgate, afin d’y amener de jeunes héritières, d’éducation accomplie, à l’intention de son frère, dont une dépêche vient de lui annoncer la très prochaine arrivée…
Ici, elle dresse la tête et oublie un instant Mademoiselle et ses laborieux frères et sœurs… Ah ! l’oncle René ne tardera plus à apparaître… Alors il est certain que Nicole et lui vont se retrouver à Houlgate… Mme Seyntis ne paraît pas le redouter… Peut-être après tout, elle n’a ni su, ni deviné… Cela voit si peu clair, les parents quelquefois !
— Marie, je vais faire un tour au cercle, dit M. Seyntis qui a fini de fumer son cigare ; et, tout en parlant, il caresse les cheveux de Guillemette laquelle songe à mille choses, debout dans le cadre de la fenêtre, ouverte sur la nuit d’été.
Chaque soir, si aucune invitation n’appelle les Seyntis hors de chez eux, — c’est rare, il est vrai ! — Mme Seyntis entend cette phrase de son mari. Et elle l’accueille avec une simple bonne grâce.
— Bien, mon ami, à tout à l’heure !
Ce « tout à l’heure » viendra tardivement. Mais Mme Seyntis est si habituée à ce qu’il en soit ainsi, qu’elle ne pense même pas à s’en étonner, certaine que son mari est au Cercle, comme il le lui dit.
Elle prend son ouvrage, car elle est remarquablement adroite pour les travaux inutiles ; et chez elle, il lui faut toujours, entre les doigts, un crochet ou une aiguille, créatrice d’incomparables broderies.
Il n’y a pas de soirée qui lui paraisse meilleure que celles qu’elle passe ainsi…
Les arbres du parc répandent, avec une bonne odeur de verdure, une fraîcheur bienfaisante dans le petit salon où la lampe rayonne une lueur d’or, sous l’abat-jour de soie jaune. Mme Seyntis lève la tête, son aiguille piquée dans la soie de son métier :
— Guillemette, ne reste donc pas ainsi inoccupée à la fenêtre ! Prends ton ouvrage. Tu sais que j’ai en horreur les rêvasseries.
Guillemette se détourne. Sa svelte silhouette, habillée de blanc, se découpe sur l’obscur velours du ciel constellé.
— Mère, je ne rêvasse pas… Je réfléchis…
— Et peut-on, ma fille, te demander à quoi ?…
Guillemette se rapproche et s’assoit sur une chaise basse, près de sa mère, les coudes sur les genoux, le menton appuyé sur ses mains croisées.
— Maman… je pensais que vous devriez emmener Mademoiselle à Houlgate…
— Emmener Mademoiselle ! répète Mme Seyntis stupéfaite. Quelle idée as-tu là ? Guillemette. Je n’ai aucun besoin d’elle. Pourquoi l’emmener ?…
Au hasard, Guillemette lance :
— Pour faire un peu travailler Mad !
— Oh ! Guillemette, en voilà une invention ! fait Mad bondissant d’horreur.
Guillemette ne se laisse pas troubler et continue :
— Et puis… et puis… elle se promènerait avec moi ! Vous savez bien, maman, que vous regrettez toujours, dans l’été, que je n’aie personne pour m’escorter sur les routes, puisque miss Murphy ne marche plus ! M’selle serait un chaperon parfait !
Mme Seyntis considère sa fille avec une surprise grandissante. Où Guillemette veut-elle en venir ? Qu’est-ce que cette fantaisie d’emmener Mademoiselle que, d’ordinaire, elle déclare trop austère…
— Mon enfant, tu ne manqueras pas de société à Houlgate ; et vraiment, la villa est trop vite remplie pour que je perde inutilement une chambre en amenant une personne de plus à loger…
Ça, c’est le grave de la question ! Si la maîtresse de maison parle impérieusement dans la pensée de Mme Seyntis, il n’y a rien à faire. Et alors, Guillemette prend résolument son parti… Jusqu’alors, par délicatesse, pour ne pas trahir la confidence faite dans une minute de faiblesse, elle a essayé de taire le motif vrai de sa demande… Mais si elle veut le succès, il faut dire la vérité, lui semble-t-il.
— Mère, je crois que vous feriez une bonne œuvre en emmenant M’selle !
De nouveau, Mme Seyntis laisse tomber son ouvrage et regarde Guillemette comme si elle venait de s’exprimer en une langue étrangère.
— Comment, une bonne œuvre ?… Mais Mademoiselle n’est pas dans la misère, que je sache !
— Non, maman… Mais elle n’est pas très fortunée… Et je m’imagine qu’elle regrette — pour cause ! — les mois de vacances où elle ne gagne rien…
Guillemette répète les propres paroles de Mademoiselle afin qu’elles produisent sur sa mère l’impression qu’elles lui ont faite. Mais Mme Seyntis n’a plus dix-huit ans ; elle est un peu blasée sur le chapitre des difficultés et infortunes de la vie, d’autant qu’elle ne les connaît pas par expérience. Si charitable et bienveillante qu’elle soit, elle vit enfermée dans l’étroite chapelle où règnent les objets de son culte, son mari et ses enfants ; et du reste des humains, elle s’inquiète avec le secret détachement que nous avons pour ce qui nous est étranger. Aussi réplique-t-elle, paisible :
— Ma petite fille, j’ai déjà beaucoup de bonnes œuvres à soutenir ; et celle-là ne me paraissant pas d’une nécessité évidente, je trouve plus sage d’en faire la petite économie.
— Oh ! maman, Mademoiselle n’est pas riche, nous avons la chance de l’être beaucoup !… Alors, nous n’avons pas le droit de faire des économies avec elle !
Les mots ont jailli de ses lèvres, avant même qu’elle ait réfléchi. Une imperceptible rougeur effleure, telle une flamme, le visage calme de Mme Seyntis. Mais comme elle juge tout à fait inadmissible que sa fille émette un propos qui ressemble à une observation, elle dit, un peu sèche :
— Tu parles comme une enfant, Guillemette, de ce que tu ignores. Il n’est pas de petites économies, retiens-le bien. C’est justement parce que nous avons de la fortune que nos charges sont très grosses… Et elles vont encore s’accroître, puisque la situation faite au clergé de France oblige tous les chrétiens à des sacrifices pécuniaires.
Guillemette regarde la pointe luisante de ses souliers et pense, — non sans un vague remords, — que les soucis de Mademoiselle la touchent beaucoup plus que les épreuves du clergé de France, auxquelles elle compatit avec une involontaire sérénité.
Mais un tel aveu serait d’un déplorable effet auprès de Mme Seyntis qui en serait scandalisée au dernier chef. Le front penché vers son métier, elle pique l’aiguille avec une sorte de nervosité ; et, sans que Guillemette ait dit un mot, un brin découragée de si mal réussir en sa diplomatie, elle reprend pour convaincre sa fille, pour se convaincre elle-même qu’elle a raison :
— En somme, Mademoiselle gagne honorablement sa vie. Elle n’a pas besoin que nous lui fassions la charité, j’en suis persuadée ; et, quoi que tu t’imagines, je ne sais à quel propos, elle est certainement très contente d’avoir un peu de liberté.
Guillemette serait ravie de pouvoir partager ces opinions optimistes ; mais elle garde, trop vif encore, le souvenir du regard, de l’accent de Mademoiselle. D’autre part, elle a l’intuition qu’il est sage de ne pas insister davantage pour ce soir. Et, d’un ton raisonnable, elle dit seulement :
— Maman, bien entendu, vous avez plus d’expérience que moi… Tout de même, j’ai l’idée que si vous pouviez faire du bien à Mademoiselle, cela porterait bonheur à André pour son examen !
Guillemette a jeté cela d’un air innocent. Mais, entre les cils, elle observe sa mère et voit que ses paroles ont enfin porté. Cet examen d’André, dont tout son amour maternel désire la réussite, est, en ce moment, le cauchemar des jours et des nuits de Mme Seyntis. Elle sait trop bien à quel point son cher petit cancre a besoin des lumières de l’Esprit-Saint, pour n’être pas prête à tous les sacrifices afin de les lui assurer, autant qu’il dépend d’elle. Guillemette s’en doute bien, et c’est pourquoi, en l’intimité de son cœur point égoïste, elle se réjouit d’avoir eu l’inspiration géniale de mettre en avant l’intérêt d’André.