La vie secrète
III
Marc, s’arrachant à l’étreinte, murmura le premier :
— Pourquoi vous êtes-vous dérangée ? je comptais…
Elle l’interrompit :
— Partons d’abord. Tu es installé ici ?
— Oui.
— Va régler ton compte, prends ta valise, je t’attends.
— Mais…
— Dépêche-toi, la voiture est prête.
Il parut hésiter, rougit :
— Comme il vous plaira, dit-il enfin.
Ni l’un ni l’autre n’avaient conscience qu’on les regardait. Leur émotion les isolait du monde. De même, ils ne calculaient plus leurs décisions. C’était sans le vouloir que Marc après avoir écrit « Madame » disait « Ma tante » ; sans le vouloir aussi qu’elle avait adopté le tutoyement familial. Ils avaient imaginé de mille façons cette rencontre, s’étaient torturé l’esprit pour arrêter d’avance les mots qui sauvegarderaient le mieux leur dignité ; soudain, une force irrésistible substituait des cris vrais aux formules apprêtées. Un miracle avait comblé l’abîme, ils s’étaient trouvés les bras unis.
Mlle Peyrolles répéta :
— Dépêche-toi.
Il répliqua :
— Soyez tranquille, le bagage est mince, ce ne sera pas long.
Puis elle sentit que le vide se faisait autour d’elle : Marc venait de s’éloigner.
— Excusez mon indiscrétion, dit Jude se décidant à aborder Mlle Peyrolles. Sur les instances de Jean qui, je le vois, nous sert un peu l’un et l’autre, j’avais accepté de l’accompagner pour vous offrir mes services. Je devine qu’ils ne sont plus seulement inutiles mais gênants.
Elle tressaillit, arrachée à son rêve. Elle ne trouvait d’ailleurs pas étrange que Servin qui lui était odieux, lui adressât la parole.
— En effet, balbutia-t-elle, je n’ai plus besoin de personne ; on vous a dérangé bien à tort.
Et se tournant vers Jean :
— Fais sortir la voiture ; nous retournons à Montaigut.
Jude reprit avec une raillerie légère :
— J’espère être moins importun lorsque j’irai vous présenter mes hommages à titre de voisin.
Elle dit encore :
— Certainement.
Et il s’éloigna, sentant qu’elle était attentive uniquement à guetter le retour de Marc.
Elle songeait : « Comme il tarde ! » mais un bien-être l’inondait. Il lui semblait que, si elle avait marché, au moindre effort, son corps aurait pris le vol. D’ailleurs, elle ne raisonnait pas cette ivresse. Le vrai bonheur, comme l’air respirable, n’a pas de goût. On meurt de ne l’avoir point : il est naturel d’en vivre.
Marc reparut, un petit sac à la main. Il était suivi par M. Fages, patron de l’hôtel. La nouvelle que le voyageur du 9 partait avec Mlle Peyrolles avait bouleversé la maison. Des passants arrêtés au coin de la rue de Vaur regardaient aussi, intrigués.
— Monte vite, dit Mlle Peyrolles, déjà installée dans le break.
— Ai-je été si long ? demanda Marc, grimpant lestement sans user du marchepied.
La portière se ferma d’un coup sec.
— Allez, Jean !
Les chevaux sentirent les rênes. L’ombrelle de Mlle Peyrolles vacilla comme un fanion. Une bonne qui s’était glissée dans la remise avança la tête pour mieux voir. M. Fages saluait.
Mlle Peyrolles dit :
— Il vaut mieux rentrer tout de suite chez nous.
Marc inclina la tête.
— En effet, cela vaut mieux.
Et ce fut le départ. Désormais, ils marchaient vers le but assigné. L’ignorance met à l’entrée des voies douloureuses le même décor qu’aux triomphales. Aucun pressentiment n’assombrissait le présent : en revanche, la surprise d’être là face à face les bouleversait et, libres de s’épancher à loisir, ils n’avaient plus qu’un désir : rester ainsi et se taire.
Il y eut d’abord un long silence.
Mlle Peyrolles se demandait : « Est-ce bien moi qui tout à l’heure ai passé là ? » Elle revoyait son arrivée à l’hôtel, le coup reçu au cœur quand M. Fages avait répondu : « Le voyageur du 9 ? Justement il vient de demander l’adresse de l’usine Servin » — comme si Marc pouvait connaître ce Jude Servin ! — puis l’attente… Ah ! l’attente ! avoir encore le cerveau tenaillé, n’être plus que de la chair qu’un effleurement déchire et ignorer si l’on vit, tant l’âme est projetée vers ce qui n’est pas !… Soudain, plus d’angoisse, un repos infiniment doux. Marc était là : elle pouvait le voir, lui parler. Pourtant, elle détournait les yeux, préférait prendre à témoin la campagne, de peur qu’au seul bruit de la voix tant de bonheur s’évanouît !
Et Marc aussi regardait les champs…
Il était venu à tout hasard, sans espoir, parce que dans certains cas, la nécessité impose sa loi et l’impossible doit être tenté ; il était venu, et jugeant de l’avenir par le passé, s’était attendu à une entrevue douloureuse. Devant cet accueil, devenu timide, il s’interrogeait : « Que faut-il dire ? » et s’imaginant vivre un rêve, avait peur de s’éveiller au premier mot.
Ce fut Mlle Peyrolles qui le prononça, ce mot, indifférent, banal, ainsi qu’ils viennent aux lèvres lorsque le cœur est trop plein.
— Quelle triste récolte !
— Est-elle donc si mauvaise ? répliqua Marc machinalement.
— Comment, ne le vois-tu pas ? tout est brûlé.
— J’ai si peu l’habitude !
Et tous deux se mirent à contempler la plaine.
Elle s’étalait à l’infini, piétinée çà et là par des régiments de maïs qui, la tête casquée de crinières flottantes, semblaient attendre l’ordre de marche ; d’autres fois, envahie par la lèpre des chaumes, pareille à un immense étang dont l’eau croupie se décompose. Elle s’étalait, impassible, palpitant d’une vie formidable et cachée, et de la sentir ainsi proche, d’être noyés dans sa paix, ils éprouvaient un soulagement. Ils l’auraient voulue toujours présente, invisible témoin dont l’intrusion suffisait à excuser leur silence.
Brusquement, par delà le hérissement de peupliers maigres qui jalonnaient le fossé, des cimes se découpèrent sur l’horizon de lumière.
Mlle Peyrolles reprit :
— Les Pyrénées… signe de vent d’autan.
— Les Pyrénées, c’est vrai… répéta Marc.
Radieuses, elles escaladaient le ciel. Isolé vers la gauche, le Canigou se détachait au milieu des terres, tel un gros chapeau jeté là par un pic désireux de chauffer sa tête à l’aise. Et tous ces monts, comme la plaine, paraissaient uniquement occupés de surveiller cette petite chose roulante qui s’en allait sur une route, emportant Mlle Peyrolles et Marc vers l’inconnu. De même, les arbres, les buissons, les fermes, et encore les deux carrés blancs des tours de l’église qui planaient au-dessus de Revel pareils à des cerfs-volants, tous les yeux immobiles de la terre avaient l’air de les suivre, si bien que, gênés à leur tour, ils se décidèrent, osant enfin s’examiner.
Une surprise…
Jusqu’alors, ils ne s’étaient point vus ; ils ne connaissaient que leurs voix. Combien différents de leur attente, les visages qu’ils aperçurent !
Marc était le portrait de son père : même taille, même façon de pencher le buste en avant, presque mêmes gestes, bien que chez lui le modelé des chairs fût plus affiné, la bouche plus sérieuse ; son front énergique devait aussi parfois s’éclairer d’ironie.
De même, quel rapport entre l’élan qui avait jeté Mlle Peyrolles dans les bras de Marc, et ce masque impérieux de vieille fille que l’on devinait alternativement dévoré par une obstination têtue et des volontés orgueilleuses ?
Ainsi rappelé à la réalité, Marc eut l’intuition qu’il profitait d’un attendrissement passager. Sa loyauté se révolta :
— Ma tante… commença-t-il.
Mlle Peyrolles frémit : pour la première fois, elle venait de se rendre compte également qu’il avait le son de voix du mort.
— Ma tante, avant tout, voulez-vous me permettre de vous expliquer…
— Inutile, je ne veux pas savoir encore pourquoi tu viens.
— Cependant…
Elle répéta :
— Inutile.
Puis, comme il voulait poursuivre :
— Il est entendu que tu as quelque chose à me demander, que tu es venu pour cela. Nous nous en occuperons demain : en ce moment, jouissons du présent.
Il balbutia :
— Je m’attendais si peu !…
— Raison de plus. Savons-nous ce que l’avenir nous réserve ?
En même temps, la main de Mlle Peyrolles chercha celle de Marc. La voiture continuait d’avancer sur la route déserte. Derrière, un rouleau de poussière soulevée les isolait du monde.
— Je crois rêver !
— Et moi donc !
Et le silence recommença, délicieux, reposant.
De nouveau, ils contemplaient la plaine, mais ils n’avaient plus besoin de sa présence. Il leur semblait qu’au cours de ces phrases inachevées, leur bonheur venait de conquérir la sécurité qui lui manquait. Rien ne le menaçait plus… jusqu’à demain.
Une joie de saveur inconnue les étourdit. Par elle, Marc qui n’avait jamais eu de famille, et Mlle Peyrolles qui n’avait jamais aimé, sentaient leur cœur martelé et, pareil à du métal neuf, bouillonner sous la gangue. A certains instants, baissant les paupières, ils avaient conscience qu’elle allait s’échapper ; puis, rassurés, ils aspiraient l’odeur lourde de la terre et s’imaginaient renaître.
Le soleil maintenant tombait d’aplomb sur les champs. Une sorte de stupeur immobilisait les arbres, les haies, les tiges d’herbe. Seuls, les ormes de la route, valseurs en tunique verte, tournoyaient au passage.
Marc se penchant vers le siège aperçut la flèche de Montaigut.
— Nous approchons, dit Mlle Peyrolles qui avait surpris son mouvement.
Elle ajouta :
— Pourquoi n’as-tu pas frappé hier soir ? j’aurais ouvert.
Il eut un sourire léger :
— Je n’osais pas… il y avait des témoins.
— Tu as rencontré quelqu’un ?
— Oui.
— Quelqu’un du pays ?
— Probablement… je ne sais pas.
Une contrariété passagère effleura Mlle Peyrolles.
— Bah ! c’est très indifférent !
On arrivait. Au bruit de l’équipage, la vieille Fouasse sortit du bureau de tabac. Des poules s’enfuirent en gloussant. Partout, des ombres courtes, serrées contre les murs, accentuaient d’un trait vif la lumière aveuglante.
— Arrête au jardin, dit Mlle Peyrolles à Jean.
Il obéit. Elle descendit la première. Marc suivit. Ayant ensuite ouvert la porte, elle se retourna vers lui :
— Entre.
— Voulez-vous prendre mon bras ?
— Volontiers ; la montée est pénible.
Lentement ils gravirent l’escarpement. Les genêts frôlés jetaient derrière eux des clochettes d’or. Un arôme puissant s’exhalait des platebandes surchauffées. Tandis que Mlle Peyrolles éprouvait une infinie douceur à s’appuyer sur Marc, celui-ci ne voyait que la maison qui avait l’air de l’appeler. Ils parvinrent enfin à la dernière terrasse. La salle à manger était ouverte, la nappe mise.
— Me voici donc chez vous ! dit Marc.
Mlle Peyrolles répondit :
— Tu es chez toi.
Après le voyage, l’accueil de la maison qui scellait leur union en biffant le passé. Il y a des heures où l’âme échappe à la réalité et croit effacer parce qu’elle oublie. Ils oubliaient ainsi qu’avec eux un tiers venait d’entrer, implacable, qui, à chaque mot, obligerait l’autrefois à revivre et, prenant sa revanche, détruirait ce bonheur dont ils l’avaient exclu…
Un intermède suivit.
C’est d’abord Dorothée. Au bruit de l’arrivée, elle est accourue, débarrasse Mademoiselle, s’agite, se lamente…
« Le déjeuner attend ; une demi-heure de retard ! On a omis des commissions ; il faudra que Jean retourne à Revel… »
A chaque incise, elle se tourne vers Marc et, sous prétexte de le prendre à témoin, le dévisage.
— C’est bon, dit Mlle Peyrolles, sers quand tu voudras, ce que tu pourras.
— Tout de suite ?
— Si tu y tiens… Ah ! tu prépareras aussi la chambre bleue.
— La chambre bleue ?
Du coup, Dorothée chancelle. Depuis que le frère de Mademoiselle a disparu, cette chambre qui était sa chambre n’a plus servi.
— Eh bien ? interrompt sèchement Mlle Peyrolles. N’as-tu pas entendu ? Va, nous sommes pressés.
Et revenant à Marc :
— Au fait, tu dois avoir très faim.
Nouvelle surprise de Dorothée : Mlle Peyrolles tutoye ce convive sans nom.
— Mais va donc ! répète Mlle Peyrolles.
Puis le déjeuner.
Il paraît interminable, Dorothée toujours présente guette sournoisement. Alors des propos vagues, longuement espacés. Tous deux se font l’effet de paysans attablés et qui s’attardent sur leur assiette pour mieux jouir du festin.
— Prends de cette omelette, dit Mlle Peyrolles : c’est la spécialité de Dorothée.
Elle vante ses volailles, ses légumes.
— Tout vient de chez moi : je n’achète rien au marché.
Marc ne boit que de l’eau.
— Quoi ! pas de vin ? Est-ce avec cela qu’on arrive à se bien porter ? Si tu en buvais, tu aurais une autre mine.
Et une discussion qui traîne ; on compare les régimes, l’hygiène d’hier et les prescriptions à la mode. Enfin le dessert est achevé. Le café chante.
— Cela suffit, dit Mlle Peyrolles que la lenteur calculée de Dorothée exaspère : tu peux t’en aller.
Dorothée fait un dernier tour de table. Ne faut-il pas vérifier si rien ne manque, ni cuillers, ni sucrier, ni verres à liqueur ?
— Si Mademoiselle a besoin de moi, elle sonnera.
— C’est cela. Que personne surtout ne vienne nous déranger !
— Soyez tranquille : du moment que Mademoiselle est occupée…
La porte retombe ; le tête à tête éperdûment désiré commence. Désormais, plus rien entre eux ; ils peuvent parler ; ils sont seuls.
Alors une anxiété religieuse. Tous deux ont levé la tête et s’examinent. Avant même de parler, leurs lèvres tremblent. Que va leur apporter cet entretien dont ils ne voient plus que les dangers ? Depuis des années, Mlle Peyrolles a désiré cette minute ineffable ; depuis le matin, Marc a découvert un paradis inespéré. Est-ce la désillusion qui doit suivre ou bien leurs âmes déjà rapprochées vont-elles se fondre et à présent détruire dans son creuset tout ce que l’autrefois y accumula de préventions ?
Encore ils se regardent ; vacillant d’inquiétude, leurs yeux semblent chercher à l’entour on ne sait quel soutien miraculeux ; puis brusquement Mlle Peyrolles s’accoude à la table :
— Écoute-moi d’abord…
Autour d’eux maintenant régnait un calme profond. On aurait dit que pareille à Marc la maison entière se penchait pour entendre. Seul un essaim de mouches bourdonnait dans la pénombre. Impassible, le battant marquait la mesure à l’horloge du chalet suisse.
— Écoute-moi…
En même temps les yeux de Mlle Peyrolles s’abaissèrent, une pâleur mate envahit son visage ; sa voix s’altéra.
— Souvent tu as dû me juger avec sévérité. En ce moment, tu dois te demander comment, si je t’aimais, j’ai pu t’abandonner ; crois bien que, s’il y eut de ma faute, j’ai subi aussi des nécessités indépendantes de mon désir. T’expliquer cela d’ailleurs serait très long, pénible, inutile… La vérité, la seule qui importe est que pas un jour je n’ai cessé de penser à toi. Quand par ta volonté une coupure s’est faite entre nous, il m’a semblé que tu mourais. J’ai cru devenir folle. J’aurais voulu aller te prendre, te convaincre, t’obliger à me demander pardon. Tu es là… te voici… Dieu merci ! le cauchemar est terminé. Mais tout à l’heure, tu as voulu me dire ce qui t’amène : j’ai refusé, je refuse encore. Il y a dix ans que j’espère cette heure. Je ne veux pas, non, je ne veux pas la gâter…
Accoudé lui aussi, Marc avait écouté sans l’interrompre. Il répondit doucement :
— Vous ne pouvez soupçonner le bonheur que me donne votre accueil. Depuis que je suis ici, j’ai l’impression d’être enveloppé, baigné par une tendresse qui s’échappe des murailles, des meubles, de ce qui m’entoure. Je me demande si je vis. Une joie sourde m’étouffe. J’ai peur de ne pouvoir vous montrer ma reconnaissance…
Les yeux de Mlle Peyrolles brillèrent :
— Prouve-la-moi en me parlant à cœur ouvert.
— De quoi ?
— De tout.
— Par où commencer ?
— Et d’abord que fais-tu ?
— Je suis médecin.
— Médecin !
Elle joignit les mains. Ainsi, par son effort, isolé du monde, sans famille, sans ressources, il avait conquis sa place et tête haute était rentré dans cette société dont elle l’imaginait exclu. Elle avait peur de rêver.
— Mais pour en arriver là ?
— J’ai travaillé, naturellement.
— Il a fallu te rendre libre, trouver du temps, de l’argent ?…
— J’ai fait comme j’ai pu.
— Ta lettre parlait d’un certain Bertin qui voulait te garder. Serait-ce lui qui t’a aidé ?
— Lui !
Un sourire crispa les lèvres de Marc. Mlle Peyrolles reprit, haletante :
— Alors, qu’étaient-ce que ce Bertin, son collège ? Je marche en aveugle… Explique-toi.
Marc se recueillit. Aperçu à distance et soumis au raccourci du temps, ce que voulait connaître Mlle Peyrolles s’éclairait d’une lueur bouffonne et sinistre.
Unique, la maison Bertin ! La discipline ? les classes y alternaient avec des balayages obligatoires, des surveillances à la cuisine et des promenades au marché ; on appelait cela méthode anglo-saxonne. Les élèves ? une collection d’êtres réunissant toutes les tares qui peuvent peser sur l’enfance, celui-ci ayant son père à Thouars, d’autres leur mère inscrite au Gotha du demi-monde, chacun sans parents avouables ou avoués et l’ensemble constituant ce que M. Bertin nommait gravement la clientèle étrangère. Le Directeur, enfin…
— Non, vraiment, murmura Marc, M. Bertin n’était pas ce que vous imaginez. Pour le décrire, je ne trouve pas les mots exacts.
Pourtant, avec quelle netteté il évoquait l’homme ! Il revoyait son crâne chauve, sa face socratique, son ventre ballottant : l’air d’un concierge de bonne maison qui a des accointances avec la police ou d’un proxénète devenu conseiller municipal après fortune faite. Quant à être un bienfaiteur !…
Marc reprit :
— Si M. Bertin m’offrit de rester chez lui, c’est qu’il avait besoin d’un pion discret. Ne tenant à personne, je donnais, à ce point de vue spécial, toutes garanties. Il avait coutume de répéter : « Ce qu’on est seul à savoir, n’existe pas. » En guise de surveillance, j’eus donc pour consigne d’ignorer ; moyennant quoi, j’obtenais la nourriture et le logement. Un pactole quand on n’a rien !
— Encore devais-tu te vêtir ?
— C’est à quoi servaient les répétitions. Pas faciles à trouver, hélas.
Une expression d’orgueil anima le regard de Marc. Ah ! cette chasse où le gibier se dérobe, parce que les titres font défaut, parce que la redingote est usée, parce qu’on manque de relations ou de répondants, comme il la revivait encore avec ses affres journalières ! A elle, il devait son énergie, et aussi l’insouciance du lendemain, un vague fatalisme, l’habitude enfin de n’accueillir le malheur qu’en hôte de passage.
— Non, pas faciles à trouver… Je me rappelle qu’au début, j’allais m’installer sur le trottoir devant un bureau de tabac. Un homme bien mis entrait-il, j’entrais aussi. J’allumais une cigarette, toujours la même, et je passais l’allumoir. Quelquefois, on répondait : « Merci ». C’était un moyen de lier conversation. J’ai trouvé ainsi mes deux premiers élèves.
Mlle Peyrolles dit à voix basse :
— Tu as fait cela !
Elle commençait un voyage féerique. La réalité dépassait toute attente. Elle avait souhaité Marc : il était là. Elle l’avait désiré courageux : elle le découvrait héroïque. Elle l’avait craint déclassé : par droit de conquête, il s’était fait son égal !
Marc termina :
— Après cela, d’ailleurs, tout a marché sans peine. La vie est une drôle de voiture. Le démarrage obtenu, ses roues tournent d’elles-mêmes.
— Dire que tu étais dans la gêne, et que tu m’oubliais !
— Cela valait mieux.
— Pourquoi ?
Ils s’arrêtèrent, interdits ; dans la musique de confidences qui les grisait, une note fausse venait d’interrompre la phrase en pleine mélodie.
Ce ne fut qu’une impression passagère. Déjà Marc reprenait :
— Mais vous… parlons de vous !
— Oh moi !…
Elle sourit.
— Je pensais à toi.
Il ne s’étonna pas. Depuis qu’il était là, il ne cherchait plus la raison des choses, mais se laissait conduire, certain de trouver la joie sur son chemin.
Elle poursuivit :
— Quand on est très seule, on se réfugie dans l’impossible. J’imaginais parfois que tu allais venir, ou que tu entrais, tout à coup, pour me demander je ne sais quoi.
— Et me voici !
— Te voilà. Je suis heureuse.
— Merci.
Les mêmes mots revenaient. Ils parlaient à mi-voix, emportés hors d’eux-mêmes et du temps.
Marc recommença :
— Comme ce pays doit sembler triste, quand on y est seul !
Oubliant qu’elle avait la première parlé de solitude, elle haussa les épaules :
— Tu te trompes, je suis très entourée : on vient me voir souvent : le curé, des voisins aussi, M. Lethois…
Il continua :
— Jude Servin ?
— Ah ! tu connais…
Et soudain une douleur aiguë mordit le cœur de Mlle Peyrolles. Elle venait de se rappeler que, le matin, Marc avait dû se rendre à l’usine. C’était donc vrai ! Marc était peut-être l’ami de cet homme !
Elle n’avait point bougé, mais son visage, tout à l’heure enfiévré par la joie, était devenu de marbre. Pour la seconde fois, une lézarde apparaissait dans le palais de félicité.
Surpris qu’elle n’eût pas continué, Marc répliqua :
— Non, je ne le connais pas ; mais j’ai beaucoup entendu parler de son essai d’usine modèle. Ce matin même, pour tromper mon impatience, j’avais tenté de visiter celle-ci. Au surplus quel mal y aurait-il à le connaître ?
Mlle Peyrolles soupira :
— Tu m’as fait peur !
— Seriez-vous donc brouillés ?
— Je n’aime pas ses opinions.
Il sourit.
— Si l’on se refusait à voir les hommes dont on ne partage pas les sentiments, le monde deviendrait une prison cellulaire. Il faut être infaillible, d’ailleurs, pour avoir le droit de condamner les autres.
— Il y a des vérités tellement claires ! des vérités divines…
— Mieux vaudrait peut-être la vérité sans épithète.
— Que fais-tu de l’Évangile ?
— L’Évangile est un livre.
— Infaillible !
— Oh ! ma tante, il faudrait avoir, comme moi, vu de près les malheureux qui luttent, pour sentir qu’il n’est pas de notions justes et claires dont on ne puisse, à une heure déterminée, douter avec sincérité. Combien de certitudes s’en vont au choc des aventures !
A mesure qu’il parlait, Mlle Peyrolles l’avait examiné avec une angoisse grandissante.
— N’auriez-vous que ce grief contre Servin ?
— Non, autre chose ! il y a autre chose encore… je voulais te demander…
Mais la voix de Mlle Peyrolles s’éteignit. Au moment de poursuivre elle n’osait plus. Un pressentiment l’assurait que si elle parlait, leurs cœurs allaient s’éloigner à jamais. Pourtant comment retenir la question qui lui brûle les lèvres ? Elle croyait avoir confessé Marc : elle ne savait rien encore. Elle connaissait ses succès, sa vie extérieure ; de son âme, de son être moral, de ses convictions religieuses, pas un mot : qu’importe qu’il soit médecin si, pareil à la plupart, il a cessé de pratiquer ses devoirs, — savant, si la science malfaisante l’a rendu athée ?
Soudain elle se dressa et courut vers la porte :
— On nous écoute !
Puis ouvrant brusquement, elle eut un cri à la vue de Dorothée :
— Que fais-tu là ? Je t’avais défendu de revenir !
Celle-ci, très rouge, balbutia :
— Mademoiselle, c’est M. Lethois…
— Je n’y suis pour personne !
Une colère emportait Mlle Peyrolles. Elle éprouvait un besoin physique de détendre sur une autre son cœur tendu à se rompre.
— C’est bien ce que j’ai dit, mais il ne veut rien entendre !
Et faisant demi-tour, Dorothée conclut :
— Il demande qu’on lui prête les journaux. Paraît que sans eux, mamzelle Wimereux s’embêterait chez lui !
— Ce qu’il voudra, pourvu que nous soyons tranquilles !
— Vous avez dit Wimereux ? interrogea Marc se levant.
— Mais va-t’en donc ! jeta Mlle Peyrolles devenue blême.
Elle chassait Dorothée, fit claquer la porte, et se retournant vers Marc :
— Wimereux, oui… en quoi ce nom t’intéresse-t-il ?
— Le grand Wimereux était aussi de ce pays.
— Il est mort, Dieu merci !
— Ses œuvres vivent.
— Tu les as lues ?
— Passionnément !
— Alors les injures qu’il a vomies contre l’Église…
Tragique, Mlle Peyrolles interrompit sa phrase, et, parce que Marc allait de nouveau répondre, cria :
— Tais-toi ! tu es fou… tu ne sais plus…
Puis elle approcha de la fenêtre, l’ouvrit au grand large et repoussa les volets. Une lumière inonda la pièce. On entendait le sifflement oppressé de leurs respirations et toujours la cadence allègre de l’horloge.
Une seconde, Mlle Peyrolles contempla l’étendue morne, par delà le jardin. Il lui semblait que, devant elle, la plaine s’emplissait d’ombre et devenait un trou sans fond. Qu’allaient-ils devenir, maintenant qu’elle devinait !
Marc, comprenant qu’elle eût préféré le voir mentir, dit humblement :
— Pardonnez-moi, je regrette de vous avoir blessée, mais après tout, j’ai poussé comme j’ai pu. Si les sauvageons de ma sorte n’avaient pas le droit de penser à leur guise, que leur resterait-il ?
Et tous deux, baissant la tête, sentirent passer le froid des souvenirs. Comme un vent de désastre, le passé venait d’entrer.
— On étouffe ici, dit Mlle Peyrolles, après un silence.
— Voulez-vous que nous sortions ? répondit Marc.
Peut-être imaginaient-ils qu’à fuir la maison, ils fuiraient aussi l’hôte redoutable qui était en eux. Déjà le présent ne comptait plus. Leur bonheur était fini.
Sans ajouter un mot, Mlle Peyrolles se dirigea vers le jardin.