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La vie secrète

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III

Pendant ce temps, léger, la hanche balancée à chaque foulée, comme une belle machine que son piston soulève, le Pêcheur allait vers Revel.

Il allait, un sifflotement aux lèvres, la tête sonore et tintant de rêves clairs ; il allait sentant à lui l’espace, la route, le ciel bas, et toutes ces choses dont la plupart des hommes jouissent sans les connaître parce qu’ils ont quelque part une masure vilaine remplie de meubles vilains.

« Alors elle avait compté décaniller sans dire gare : soit, on la retrouverait là-bas ! Pas besoin pour cela de prendre la patache ! »

Et il reniflait l’odeur sucrée des maïs qui ont l’air de flâner par les champs en sirotant leurs cornets remplis d’eau. De temps à autre, quand il apercevait aussi un genêt dans la haie, il étendait le bras, agrippait une branche bien fleurie, puis — crac ! — serrait la main : la tige poisseuse glissait dans sa paume, y laissant une moisson d’or.

Mon Dieu ! qu’on est donc bête à certains jours ! Ces fleurs chatouillaient sa peau plus doucement que des louis. Pas plus que des louis d’ailleurs, il n’aurait été capable de les garder. Un par un, il jetait ensuite dans la poussière les pétales fripés, et cela lui rappelait les temps où le curé baladait le Saint-Sacrement, escorté de gamines en robes blanches et de calotins en file de canards…

Une seule ombre au tableau : la rousse. Aussi quelle bêtise d’embêter le monde pour une farce ? Allait-on maintenant renverser le gouvernement parce que deux ablettes ont crevé ? La rousse… Non, zut ! n’y pensons plus !

Le bâton du Pêcheur fit un moulinet grandiose. De tels soucis ne pouvaient chavirer son bonheur ; de nouveau il savoura celui-ci, à pleines lèvres, comme une liqueur.

C’était un bonheur venu tout à coup et qui hier encore n’existait pas. Sans doute, la veille, le Pêcheur s’était senti content à l’annonce que la donzelle s’installait à Montaigut, mais pour avoir ainsi du feu dans chaque veine et cette coulée de bien-être au long de l’échine, il avait fallu autre chose, une de ces choses extraordinaires qui vous tirent un homme du train de la vie et le jettent d’un bond en paradis. Cette chose datait du matin. Le matin, causant d’homme à homme, face à ce pauvre bougre de Lethois, le Pêcheur avait raisonné son affaire et dit : « Je crois que je l’aime… »

Que de fois, il suffit d’un mot pour rendre proche ce qui semblait irréalisable ou absurde ! La liqueur qui fermente dans l’âme fait sauter le goulot : la bouteille mousse, la chimère vole !

A plein gosier, le Pêcheur lança le cri des paysans qui le soir vont faire la cour aux filles :

— Ah ! oh ! hé hé hé…

Qu’il aimât, ce n’était point douteux. Il avait dit : « Je crois » par politesse ; mais seul à seul, pas besoin de chercher Pékin en Mandchourie. Elle n’était ni ceci ni cela : elle était son type. Or, le type, ça ne se commande pas : on le gobe ou on s’en fiche… Il gobait.

Sensation complexe et merveilleuse pour ce vagabond, voué jusqu’alors aux retroussis hâtifs de cotillons dans un coin de champ. Ce qu’il gobait, c’était moins les traits, la souplesse de la taille, le beau regard si net de Thérèse, c’était un ensemble inexprimable, il ne savait quoi jeté sur elle comme la fleur sur le fruit, peut-être tout simplement l’âme ! Il éprouvait une jouissance à se sentir intimidé devant elle. Volontiers il eût fait des bêtises pour s’entendre réprimander par elle. Parce qu’elle employait des termes justes, de ces termes ordinaires mais qui reluisent ainsi qu’un sou neuf dès qu’on les prononce d’une certaine façon, il se serait mis à genoux, aurait baisé sa robe et demandé qu’elle continuât de parler toujours. En même temps un haut-le-cœur le soulevait au seul souvenir des ruées de brute qui lui avaient servi de gala et le voletis des moineaux l’attendrissait. Il avait envie de se rouler dans l’herbe. Une chenille ayant stoppé sur la route, il se détourna pour ne point l’écraser. Le bonheur lui rendait une enfance comme s’il allait recommencer sa vie !

Il en était là quand un homme, au débouché d’un sentier, sauta sur la route. Le Pêcheur mit la main au-dessus des sourcils en guise de visière pour mieux dévisager ce gêneur, et ayant reconnu le facteur, cria :

— Bonjour, ma vieille !

Tous deux continuèrent de marcher à la rencontre l’un de l’autre. Ils avaient la même façon de lancer en avant leur bâton, un air pareil de chemineaux désintéressés du paysage. Au moment de se croiser, ils s’arrêtèrent d’un commun accord.

— Beau temps, on a de la fraîche, reprit le Pêcheur.

Redressant d’un coup de rein sa sacoche remplie de lettres, le facteur répliqua :

— Qué que tu fiches par ici, feignant !

Il y avait dans son accent du mépris et de l’envie. On a beau se sentir niché dans un budget, il est dur de peiner, tandis que d’autres se promènent à l’aventure.

— Moi ? je vais là d’où tu viens, parbleu, puisqu’on se croise.

— A Revel ?

— Probable.

Le facteur eut un gloussement narquois :

— Où il y a de la caque, le hareng s’y jette.

— Quoi que tu chantes ? interrogea le Pêcheur, le cœur pincé par une vague inquiétude.

— Fais donc pas le malin ! On t’a prévenu.

— De quoi ?

Le facteur, sans répondre, continuait de rire en dedans.

— Dieu de Dieu ! explique ! cria le Pêcheur, approchant violemment.

— Le grabuge a commencé.

— Qué grabuge ?

Un nuage rouge avait passé devant les yeux du Pêcheur.

— Comment ! vrai ? tu ne savais pas ? Ah ! mon vieux, faut voir ça !… un potin !… des gens qui gueulent, parlent de tout f… à bas, et Servin, pendant ce temps, bloqué dans sa cambuse !

La voix du Pêcheur devint rauque :

— Seul, au moins ?

— Ma foi, tu m’en demandes trop : c’est son affaire.

— Cochons !

Déjà le Pêcheur relançait son bâton, partait sans plus se soucier du facteur que de la pluie qui débutait par petites gouttes espacées et fines comme des aiguilles.

— L’avoir flanquée dans ce grabuge !… Cré bon sort !

L’image de la voiture emmenant à la fois Thérèse et Jude Servin l’aveugla. Il voulut courir.

— Mais non, mieux vaut garder l’allure vive. On perd du temps à s’essouffler…

Et le facteur le vit qui semblait se calmer, reprenait ses enjambées régulières, s’éloignait enfin très vite, la tête droite, le pas alerte.

— Cré bon sort !

Le Pêcheur filait maintenant marmonnant ces trois mots comme un marin mâche son tabac :

— Cré bon sort ! fini le cantique à la verdure !

Autant il avait eu de bonheur à suivre à l’aventure la fantaisie de ses rêves, autant il s’effarait des pensées nouvelles que suscitait sa peur. Ce n’était pas, certes ! que l’usine ni Servin l’eussent jamais préoccupé : parvenu, lui, à tirer son épingle du jeu sans rien fiche de ses dix doigts, il avait trop de mépris pour ceux qui triment ! Mais que Servin connaissant le danger eût emmené Thérèse dans sa voiture, que sciemment il l’eût exposée à la bagarre, c’était à rendre fou.

Au surplus, sans même le connaître, le Pêcheur s’était toujours défié de ce poseur de principes, féru de travail… pour les autres et croyant avec sa gueuse d’usine ouvrir un paradis.

— Des paradis comme ça ! un toit sur la ciboule, un outil devant la bedaine et une horloge pour régler le tout, on s’en ferait crever ! Mieux vaut la prison !

Non, il ne l’avait jamais avalé, ce bourgeois qui, sous prétexte de tirer de ses profondes le bonheur universel, gonflait sa pelote. Que de fois, quand on en parlait au café Gisclard, le Pêcheur avait affirmé : « Laissez donc ! c’est comme le gui. Ça fait de l’esbrouffe et ça mange les autres ! » Jamais pourtant, il n’avait éprouvé à l’égard de Servin cette sorte de haine directe et personnelle qui, en ce moment, lui gonflait le cœur. On eût dit qu’à mesure qu’il réfléchissait, il se rendait mieux compte d’avoir été volé. Où ? Comment ? Il n’aurait su. Il le sentait seulement, de cette manière confuse qui est à la fois la plus convaincante et la plus vaine. Il le sentait, et cela suffisait à l’exciter encore comme si, arrivé plus tôt, il avait plus de chance d’obliger le voleur à restituer.

Revel parut. Là-bas, vers la gauche, un panache de fumée marquait l’emplacement de la gare. Des maisons, au delà, pointaient de rose le treillis vert des arbres.

Soudain, le Pêcheur songea :

— Où la découvrir ?

Problème d’apparence insoluble. Comme une ville est grande, dès qu’on y cherche un être ! Thérèse se trouvait-elle, comme avait dit le facteur, bloquée dans la cambuse ? Avait-elle pu se réfugier ailleurs ? Il était possible qu’elle eût accompagné Lethois à l’hôpital, à moins que ce ne fût chez un médecin, Pontillac ou un autre ; possible qu’elle eût poussé jusqu’à Sorrèze ou encore rebroussé chemin pour entrer dans une de ces fermes devant lesquelles le Pêcheur lui-même venait de passer…

Glacé, le Pêcheur ralentit brusquement l’allure. L’une après l’autre, toutes les hypothèses défilaient devant lui, chacune faisant Thérèse plus lointaine. Il était venu avec l’idée de la défendre. Ivre par avance des coups à risquer, il s’était exalté à vouloir la protéger, ce qui est une des premières formes de la possession. Ni la perspective d’être seul contre la meute furieuse des ouvriers, ni l’étrangeté de son intervention n’avaient ralenti son élan. Tout d’un coup, le but qu’il croyait atteindre reculait, s’évanouissait…

Justement, le Pêcheur arrivait au passage à niveau. Le garde achevait de fermer les barrières. Un sifflet retentit. Parti de la gare, un cône de vapeur blanche courut entre les arbres. Le train déferla, remorquant sa cargaison de voyageurs. Le Pêcheur aperçut des visages aux portières. Une femme vêtue de noir agitait son mouchoir en signe d’adieu.

Elle, peut-être… Car cela également n’était-il pas possible qu’elle eût voulu s’en aller à Toulouse ou vers Albi, sans souci de lui qui venait la rejoindre ?

Le Pêcheur franchit la voie.

Au même instant, un cri s’éleva :

— Le Pêcheur !

En face, une bande d’ouvriers, bras dessus, bras dessous, venait de l’apercevoir. En un clin d’œil, il se vit entouré, bousculé :

— Bonne affaire !

— Un de plus !

— Alors, toujours à la coule ?

— Abruti, le Pêcheur ! on vadrouille, nous aussi…

Des casquettes volèrent.

— Vive la grève !

Un gamin réussit à prendre son bras :

— Viens boire un coup !

Ce fut un délire.

— Bravo !

— Qu’on y rince la dalle aux frais de la propagande !

— Et après ça, qu’y reste avec les zigues !

Pâle de fureur, le Pêcheur avait approché de l’accotement, parvenait enfin à s’adosser contre une muraille :

— Avez-vous fini, voyous ?

Tragique, il leva son bâton.

— Dire que ça fait de l’épate, parce que ça rigole un matin sans permission !

Une bordée d’injures suivit :

— Il est ivre !

— Plein comme un foudre !

— Casserole !

— Soulot !

Le bâton toujours levé, le Pêcheur continuait de hurler :

— F… le camp, feignants ! chameaux !

Il vit ensuite la bande reculer, se disjoindre. On ricanait. A quoi bon s’obstiner à entraîner un pochard qui a le vin mauvais ? Lourds et lents, les grévistes s’éloignèrent. Le vide se fit. Le Pêcheur se retrouva seul.

Il ne se rendait pas compte que pour la première fois il avait refusé de boire gratis. Il ne tremblait pas non plus. En revanche le problème demeurait intact : où aller ? Si Thérèse n’était plus là, que servait d’être venu ? Si elle y était, comment trouver sa retraite ?

Des minutes d’incertitude, puis un éclair… Chez Servin, boulevard de la Barque, il doit y avoir Jean ; à défaut de Jean, quelqu’un — quelqu’un qui est informé…

Soit. Mais pour aller boulevard de la Barque, il faudra traverser la ville. Il y a danger de rencontrer la rousse.

Pour la seconde fois, le Pêcheur eut le geste du joueur qui risque sa dernière mise :

— La rousse ! Ah ! s’il fallait s’inquiéter pour si peu !

Il repartit. Il allait au plus court. Ses souliers ferrés sonnaient sur le pavé. Un pressentiment lui soufflait que Thérèse n’avait pas dû quitter Revel. Qui sait même si ce ne serait pas elle qui viendrait ouvrir, quand il frapperait chez Servin ? Déjà son calcul se vérifiait. Personne sous les couverts ; un désert partout ; la rousse était au gîte. Aussi, arrivé sans encombre à la maison cherchée, souleva-t-il joyeusement le marteau. Il attendit ensuite… Point de réponse. Alors, pris d’impatience devant ce battant de chêne qui s’obstinait à rester clos, le Pêcheur saisit le loquet. Volontiers il aurait déraciné la serrure. Mais quoi ? la porte cédait ? C’était donc qu’on n’entendait rien là-haut, ou bien Servin aurait-il décanillé avec tant de hâte qu’il en oublia de fermer ?

Enhardi, le Pêcheur atteignit le premier étage. Il achevait de gravir les marches quand une phrase arrêta son élan :

— Pour Dieu ! faites moins de bruit !

En même temps, un homme avait avancé rapidement, le dévisageait.

— Mince de potin ! C’est-y une heure où les gens dorment ? bougonna le Pêcheur.

Puis reconnaissant Marc :

— Ah ! Monsieur ! vous allez me dire…

Mais Marc, sans l’écouter, l’entraînait dans la bibliothèque :

— Plus bas !…

— Tonnerre ! serait-ce que Mlle Wimereux…

— Non : Lethois ! Lethois qui est là et qui se meurt !

Les jarrets coupés par la nouvelle, le Pêcheur devint blême.

Obéissant à un reste d’habitudes anciennes, il fit ensuite un signe de croix :

— Quand je songe, murmura-t-il, que ce matin, il projetait d’aller avec moi regarder la fourmilière !

Et il ferma les yeux. Il revoyait l’heure exquise, si proche, où, côte à côte sous la haie, M. Lethois et lui causaient en bons amis.

— Une fourmilière ?

Marc, frappé par le mot, fouillait le visage du vagabond avec l’intuition que, parmi ceux qui avaient approché de Lethois, celui-là seul, peut-être, possédait le mot de l’énigme.

— Parle donc ! A quel propos une fourmilière ?

Le Pêcheur ouvrit la bouche pour répondre ; se ravisant ensuite, il haussa les épaules :

— C’était son affaire, probable… pas la mienne.

Marc saisit le bras du Pêcheur :

— Je suis sûr que tu connais son secret !

— Non.

— Il me le faut !

— Pourquoi ?

— J’en ai besoin.

Le Pêcheur eut un rire sournois :

— Possible que ça vaille cher : vous ne l’aurez pas… à moins que…

Se dégageant de l’étreinte, à son tour il plantait droit ses yeux sur ceux de Marc :

— Si Mamzelle Wimereux voulait l’interroger, bien sûr qu’à elle il lui dirait… C’est-y qu’elle n’est plus là ou qu’elle se cache ?

Une riposte brutale interrompit la phrase :

— Elle est partie !

— Vous dites ?

C’était au Pêcheur de s’accrocher au bras de Marc. Sa voix siffla :

— Pour quel endroit ?

— Je l’ignore.

— Bon Dieu de bon sang ! il faut qu’on la retrouve ! Je répète qu’à elle seule il videra son sac. Partie !

Le Pêcheur se tordit les mains :

— Voyons ! s’il est nécessaire que je démusèle pour être renseigné, ça a beau n’être pas propre, tant pis ! Oui, c’est vrai, M. Lethois avait des fourmis et des tas d’écritures, et des cahiers avec des signes en couleurs : paraît que ça vaut des mille et des mille… il me l’a dit ! Là ! êtes-vous content ? Alors à vous de trinquer… Où est-elle allée ?… Vous ne savez toujours pas ? C’est bien sûr ?… Charogne !… Vous devez bien avoir un soupçon, une idée !…

Il s’affolait.

— Je suppose, en effet…

— Vous voyez bien !

— Quand elle sortit, elle se dirigeait vers l’usine.

— Et vous croyez ?

— Qu’elle allait le retrouver : oui, je le crois.

Il y eut un silence effrayant. Bien que Marc n’eût pas nommé Servin, le Pêcheur n’avait pas hésité.

Puis Marc, stupéfait, le vit regagner le palier, disparaître. Un instant, ses souliers frappèrent le bois des marches à gros coups sourds. Ensuite une serrure grinça, les murs tremblèrent… C’était la porte d’entrée qui se fermait à la volée : le Pêcheur venait de s’éloigner à tout jamais de ce lieu maudit où pour la première fois la vérité complète l’avait anéanti !

Il voulut d’abord courir. Ne devait-il pas aller à l’usine puisque c’était là que Thérèse avait décidé de se rendre ? Mais ses jambes flageolaient ; il tâtonna du pied. L’horizon dansait.

— Qu’est-ce que j’ai ? songea-t-il. Vais-je faire comme Lethois ?

Loin de l’effrayer ainsi que tout à l’heure, la perspective de la mort lui sembla douce. Il aperçut un banc, se dirigea vers lui en titubant et s’étendit, les yeux au ciel.

Du vent faisait, après l’averse, égoutter les feuilles mouillées sur son front. Il ne s’en apercevait pas. Il ne voyait pas non plus un pan de firmament bleu écarter la déchirure des nuages, et par celle-ci un rais de soleil s’échapper joyeusement. Son âme en deuil restait avec elle-même. Il souffrait.

Aventure imprévue : ce miséreux qui avait connu toujours la joie de vivre, souri de la misère et promené dans les préaux un cœur immuablement en fête, ce vagabond qui n’ayant jamais rien eu à lui n’avait même pas désiré cependant un toit pour le couvrir, ce galvaudeux, ce meurt-la-faim, découvrait la douleur ! On a froid, on a le ventre creux, on manque de nippes : qu’est cela ? Mais se sentir aplati comme sous une roche, avoir envie de disparaître de manière à ne plus jamais se souvenir qu’on a existé, et puis, inlassablement, comprendre qu’on existe malgré tout et que rien au monde ne peut arrêter ce qui est, quelle torture !

Donc, elle avait voulu aller le retrouver !…

L’image de Servin passa devant le Pêcheur. Un sourire mauvais tordit sa bouche. Rien qu’à les regarder ce matin, il fallait s’en douter. Ils s’aimaient !

Ah ! d’autres, des indifférents, auraient pu assister mille fois à ce départ, ils n’auraient rien deviné ! Lui, n’avait pas hésité : il en avait encore le cœur en morceaux… Ils s’aimaient !

Un frisson de jalousie furieuse secoua le Pêcheur. Si à cet instant Servin eût passé là, il lui aurait sauté à la gorge. Il rêva de circonstances inouïes. Il se voyait allant trouver cet homme dans l’usine, ou encore guettant sa rentrée et, quelle qu’en fût la genèse, l’aventure finissait toujours ainsi : le Pêcheur prenait le cou de l’autre et serrait jusqu’à ce qu’il ne restât plus entre ses doigts qu’une petite fumée insaisissable.

Délire vain : ils s’aimaient…

Brusquement, le Pêcheur se redressa.

— Aussi, le bel oiseau que je fais pour lutter contre la concurrence ! Déguenillé, souillon, poivrot, incapable de débagouler une phrase : allez donc, avec cela, vous aviser d’un festin de roi ! Non ! c’est crevant !

Il éclata d’un rire nerveux :

— Crevant ! je vous dis ! planter ma truffe sur la sienne ! Autant poser un cancrelat sur la mariée !…

Et un désespoir le poignit. Il regrettait de n’avoir jamais été riche, ni savant, ni propriétaire, ni sobre. En une minute, il expiait tout son mépris des lois humaines. Il aurait voulu renaître pour se faire une vie neuve de bourgeois respectable. Maintenant qu’il se rendait compte de sa déchéance, il ne s’étonnait que d’avoir osé penser à cette femme.

— Allons, regarde-toi, mon vieux !

C’était miraculeux déjà qu’elle se fût laissé approcher sans marquer son dédain ! Mais l’aimer !… Comme il l’aimait, pourtant !…

Alors, à ce rappel, il éprouva un tel découragement qu’il sanglota. Son chagrin fusait en larmes tièdes. Il lui semblait qu’il allait se dissoudre sous cette pluie et par elle se mêler à l’eau du ruisseau pour rouler vers l’usine. En même temps, une douceur l’attendrit. Pareille à un vin qu’on décante avec précaution, son âme perdait peu à peu les scories du désir.

Il se rappela sa première rencontre avec Thérèse, puis d’autres. Avec quel battement de cœur chaque semaine il lui apportait ses marchandises, et quelle déception si elle était sortie ! Après s’être désolé de n’être pas Président de la République ou Empereur pour avoir le droit de la posséder, il ne souhaitait plus que d’être l’odeur qu’elle respire, le mouchoir qu’elle tient. Devenir quelque chose d’elle, près d’elle, aurait suffi. En même temps, sa douleur changea. Parce qu’il la découvrait sans remède, il devenait moins désespéré. Vaguement, à travers un brouillard, il entrevoyait la nécessité du sacrifice et que l’oubli pour les autres a pour récompense l’oubli de soi. Ainsi, à distance et simplement pour avoir passé, la beauté morale de Thérèse éveillait cette âme aux splendeurs du devoir.

Le devoir… Mon Dieu ! savait-il au juste ce que c’est ? Il n’avait jamais eu les loisirs ni la sécurité d’esprit qui permettent d’en raisonner. Il n’était ni un philosophe, ni un de ces hommes qui obéissent à des principes ou voient partout la nécessité de se plier à des règles pour s’assurer une place confortable dans une autre vie. Simplement, il apercevait en ce moment que parmi les actes possibles il y en avait quelques-uns de plus particulièrement justes et par suite désirables. Ainsi, il était juste que Thérèse fût libre d’aimer à sa fantaisie et, par conséquent, pût aimer un autre homme que le Pêcheur. Pareillement, il était désirable que lui, Pêcheur, respectât l’exercice de cette liberté. Aimer, parbleu ! c’est quand on a de la chance, aller bras-dessus bras-dessous, la cervelle en fête, boire à la même bouteille et dormir sur la même paillasse ; mais c’est aussi complaire aux fantaisies de la femme qui ne vous veut pas, jeter au besoin son cœur devant elle en guise de tapis pour qu’elle aille vers un autre, si tel est son plaisir… Puisque Thérèse avait choisi Servin, que faire, sinon la regarder de loin et peut-être… oui, peut-être les protéger tous deux ?…

Une révolte suivit cette accalmie. Le Pêcheur eut un rire de gouaille désolée :

— Suis-je assez gourde ?

Ne pas les gêner, soit : mais servir de suisse au cortège de ces noces !

— Allons, ouste, décanillons !…

Fuir ! s’en aller très loin pour ne point faire tache sur ce bonheur dont l’heure allait sonner ! C’était là l’unique solution, aussi la plus aisée. Qui d’ailleurs s’apercevrait du départ du Pêcheur ? Elle-même trouverait-elle un instant pour le regretter ?

— Cependant, si Servin ne l’aimait pas ?…

Dernier doute d’une âme assoiffée de bonheur et qui se débat contre la certitude dont elle va mourir.

— Jobard ! est-ce qu’on peut ne pas l’aimer ?…

Que Servin ne l’eût jamais avoué, que même il adorât Thérèse en aveugle, sans en avoir conscience, c’était possible : cela suffisait-il pour arrêter l’inévitable en marche ?

Cette fois, le Pêcheur se leva. Il avait cessé de résister. Vers toutes ces choses qui l’entouraient et qu’il avait tant connues, les grands platanes, la boutique de Paffard le sellier, le café Casse, les vieux bancs de pierre, les beaux bancs neufs munis de dossiers, il jeta un regard passionné, comme s’il tentait de les faire siennes, puis il lui sembla que chacune disparaissait. Une paix religieuse noya dans son ombre l’âme de ce vagabond devenue temple magnifique. Ivre du sacrifice consommé, il partit.

Tête basse et jambe lourde, il s’en retournait à Montaigut d’abord, ensuite vers Toulouse, ensuite au delà… Il comptait marcher tant que ses pieds pourraient le soutenir, tant qu’il n’aurait pas trouvé un ciel sous lequel on oublie, et des chemins que ne hante plus le souvenir. Adieu les musardises dans les fossés, les jalonnées d’ormes familiers ; à l’avance, il percevait l’effroi des sentiers qui viennent on ne sait d’où, puis s’éloignent sans qu’on ait le désir de savoir où ils vont. Qu’importait cela d’ailleurs, s’il existait un lieu nouveau où jeter son chagrin, une foule où se perdre !

Il atteignit la fontaine des Grâces, sans la voir.

Il ne voyait que le sol et, sur celui-ci, la piste blanche tracée par les piétons. A l’heure où le Pêcheur s’en allait ainsi pour oublier Thérèse, l’idée qu’elle avait passé là soulevait encore son cœur d’une joie triste. Il aurait voulu garder toujours devant lui ce sillon battu par tout le monde, mais qui la lui rappelait.

— As-tu fini !

— Regarde donc où tu marches !

— Tout à l’heure, il était déjà vers la gare, saoul comme une bourrique !

— Ivrogne !

— Idiot !

Encore un heurt violent suivi de bousculade. Le Pêcheur leva la tête. Il aperçut une mer de têtes mouvantes, puis, au-delà, une lumière de phare. Lasse de hurler devant une grille fermée, la grève, — toute la grève — avait déferlé vers le bouchon pour y trouver un mot d’ordre et illuminait !

Réveillé en plein rêve, le Pêcheur ne comprit pas d’abord. Pourquoi ces cris, ce monde ? Ce fut ensuite un éclairement subit, le contact brutal avec la réalité : tous ces gens venaient de l’usine : tous allaient y retourner, se battre, tuer peut-être !… et Thérèse était là !

Bêtise ou démence : un tel danger ménageait la seule femme qu’il eût aimée, et lui, Pêcheur, s’apprêtait à partir !

Il ferma les poings, reculant :

— Gare à qui me touche !

Une envie frénétique s’emparait de lui, tout à coup : écraser au hasard le premier qui approcherait, obliger ainsi toute la foule à lui courir sus et libérer l’usine, ne fût-ce que deux minutes, le temps d’une évasion ! Mais non : un homme seul n’arrête pas le flot qu’un raz chasse vers la rive. Devant lui, d’ailleurs, des rires commençaient. Du moment que le Pêcheur était ivre, libre à lui de crier à sa guise : injures de pochard, propos d’ami…

— F… nous la paix, espèce d’idiot !

— Va cuver ta vendange !

Subitement on le vit tourner bride.

— C’est ça : y devient sage !

— Faut bien que l’on rigole !

Lui maintenant n’écoutait plus, fuyait. Il venait d’oublier sa jalousie, la douleur qui l’avait crucifié. Dès lors qu’elle pourrait avoir besoin d’un aide, il fallait la rejoindre ! Si bien investie que fût l’usine, que les portes en fussent barricadées ou non, il la rejoindrait !…

Ah ! ne point perdre de temps ! arriver tout de suite par un détour aux abords des ateliers maudits où l’aimée devait être prisonnière ! Mais comment atteindre au port ? Par quel miracle les voies interdites à tout le monde seraient-elles accessibles à lui seul ? Souci vain : il n’avait pas prévu non plus qu’à cent mètres du boulevard le passage serait libre, et celui-ci l’était ! Personne sur le chemin : rien que deux flâneurs paisibles, ignorants de l’émeute ou qui le semblaient…

Des flâneurs en ce lieu, à cette heure !… Tandis qu’un millier d’hommes, tout près, se disposent à saccager l’usine, tandis que dans Revel chaque volet se cheville en prévision d’un siège, il y a donc deux êtres capables de se promener insoucieux de la tragédie, inattentifs aux clameurs ! D’où sortaient-ils ? Quelle mentalité de bourgeois folâtre expliquait une pareille imprudence ou tant de niaiserie ?

Tout en courant, le Pêcheur se demandait :

— C’est-y des étrangers, des toqués, des amoureux ?

Il répéta :

— Des amoureux !

Du coup, le souffle lui manqua.

Les silhouettes grandissaient peu à peu. Un homme et une femme. Ils se donnaient le bras. Ils avançaient, parfaitement tranquilles, indifférents au monde extérieur, occupés peut-être du seul retour de la lumière et du ciel bleu. Pas plus qu’ils n’avaient remarqué le Pêcheur en train de courir vers eux, ils ne le virent s’arrêter, puis bondir vers le fossé et s’évanouir dans la haie.

Quand ils arrivèrent près de celle-ci, ils causaient à mi-voix. Duo d’amour ou de crainte ? projets d’avenir ou rêves de fuite ? On ne pouvait entendre, car leurs paroles étaient calmes comme leurs gestes. Livide, ayant envie de mordre la terre pour ne pas crier, le Pêcheur tendit en vain l’oreille. Au-dessus de sa tête, un souffle fit trembler les branches ; puis celles-ci reprirent leur immobilité, les amoureux déjà n’étaient plus là : Thérèse et l’autre avaient passé !…

Il ferma les yeux. Il aurait voulu se les arracher pour arracher avec eux l’abominable vision.

Elle ! à son bras, triomphante, sûre de lui !… Quelle quiétude sur son visage, quelle ardeur contenue dans sa marche ! Un air de bonheur flottait autour des plis de sa robe. Sa taille avait à chaque pas des envolements. Elle était légère, aérienne, divinement heureuse…

Et l’autre !…

Le Pêcheur frémit. Il se retint pour ne pas se lever et l’écraser comme un reptile. Il pensa ensuite : « Pourvu qu’ils ne m’aient pas aperçu ! » Mais, au même instant, la certitude qu’ils étaient trop occupés d’eux-mêmes pour s’occuper de lui excita sa fureur. Il se roula sur le sol. De nouveau des envies de meurtre passaient dans sa cervelle. Puis, il songea que Thérèse était sauvée et ce fut un écrasement. Il avait cru qu’elle avait besoin de lui : il n’en était rien. Plus même de prétexte pour l’approcher. Il n’avait plus qu’à demeurer loin d’elle, inutile, bon à rien.

Alors tout s’effaça, excepté la sensation poignante de ce désastre. Depuis longtemps, semblait-il, l’énorme silence des champs après avoir été troublé par les deux promeneurs s’était refermé sur leur bruit léger, comme l’eau sur le sillage d’une barque. Épuisé, le Pêcheur ne bougeait plus. Il avait cessé de penser. Des menthes écrasées par son corps exhalaient un parfum lourd ; des insectes, çà et là, crissaient. Cela dura très longtemps, un siècle. On eût dit que déjà la terre reprenait l’épave humaine qui l’avait voulu délaisser. C’était la revanche des sillons. Le Pêcheur souhaitait d’enfoncer sous le sol pour vivre dans la nuit ainsi qu’une taupe…

Un cri aigu soudain traversa l’air :

— A mort Servin !

Rapide comme la foudre, le Pêcheur bondit.

— N. de D… on les a reconnus !

Il les aperçut au bout du chemin, tout près de la route de Sorrèze. Ils poursuivaient leur marche paisible, semblaient n’avoir pas entendu…

Une dernière fois, la destinée emporta les révoltes du Pêcheur. Dans le silence de cette âme, la vie secrète brisait ce qui restait d’humanité mauvaise et versait l’héroïsme.

Le Pêcheur dit :

— Allons !

Et de très loin, pareil à un garde fidèle, il suivit ces amants. Ne fallait-il pas les protéger — quand même —  : maintenant que son cœur agonisait par eux, n’était-il pas tout simple qu’il leur donnât sa vie ?…

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