La vie secrète
IV
Cinq heures…
Des bruits de basse-cour, des hirondelles qui passent avec un vol de flèche ; un chien aboie quelque part, dans une ferme…
Cinq heures : comme il fait bon ! En face du château, la glycine empoussiérée qui pend aux fenêtres de Dominique agite ses grappes sous la brise. Un géranium rouge, sur le chambranle, incline ses pompons pour saluer chaque souffle, puis se redresse, jaloux des parfums qui passent ; et ces parfums, à leur tour, s’évaporent, venus on ne sait d’où, capiteux, discrets… Est-ce l’odeur triste des menthes, l’odeur fraîche des absinthes, l’odeur sauvage des arbouses, l’odeur sucrée des genets ? Il y a de tout dans ce bouquet invisible que l’aube a cueilli et promène, des fleurs de la plaine et des fougères de montagne, de l’eau du torrent et des gouttes de rosée : cependant que la lumière, ingénue et sereine, se lève, ayant la beauté chaste de l’enfance et l’attrait du baiser.
Déjà le soleil a plaqué sur un coin de l’église un beau triangle d’or. Les angélus commencent. Un bourdon velu tourne sur lui-même à la manière d’un derviche. C’est le matin…
Au troisième coup de l’angélus, la forge s’ouvrit et Dominique parut, les manches troussées pour le travail, la pipe au bec. Avec sa barbe de fleuve jaunie par le tabac et son bonnet sur l’oreille, il ressemblait aux patriarches qui veillent à la porte des cathédrales anciennes.
Presque au même instant, un volet s’entrebâilla en face, à l’étage du château.
Dorothée avança la tête.
— Bonjour, dit-elle.
Dominique salua d’un signe, sans ôter sa coiffe.
— Ça va ? reprit Dorothée.
— Ça va, répondit-il, laconique.
— Toujours beau temps ?
— Oui.
— Pécaïre !
Elle s’effaça pour reparaître à la croisée suivante. L’un après l’autre, les contrevents roulaient sur leurs gonds. Dominique, impassible, continuait de tirer des bouffées.
— Sans les courants d’air, on étoufferait, dit Dorothée parvenue à la dernière fenêtre.
— Oui, dit encore Dominique.
Et il regarda la façade, longuement, comme il la regardait tous les matins, depuis son enfance. Il l’avait vue décrépite, jadis, et sans pignon. Il avait vu aussi le vieux Peyrolles en rajeunir les moellons, devenir noble, mourir… Tandis que la masure se muait en château, lui était resté pareil dans sa forge où l’on ferrait encore les bœufs dans le travail à la manière antique. Ruminant ces choses, il nourrissait des pensées ironiques, qu’il ne disait à personne.
« Ah ! ce n’est pas moi qui aurais changé mon nom ni surtout laissé perdre mon gosse ; car enfin on a beau n’en plus parler, le gars du père Peyrolles… »
— Encore un gond que vous avez réparé et qui ne veut pas tourner !
Dorothée, poursuivant sa tournée, ouvrait maintenant le rez-de-chaussée.
Dominique dut interrompre sa rêverie.
— Mettez-y du pétrole, répliqua-t-il sans s’émouvoir.
— C’est votre marchandise qui ne vaut rien !
— Une autre fois, vous vous occuperez vous-même de surveiller mes commandes…
Il éprouvait une hostilité sournoise à l’égard de cette domestique qui avait pris le ton de Mlle Peyrolles et traitait en maîtresse les fournisseurs. Ayant ensuite craché par terre, il s’apprêtait à rentrer dans la forge, quand un bruit de marche rapide détourna son attention.
— Tiens ! fit-il, voilà Cadette.
— Mademoiselle Cadette ?
Vivement Dorothée se pencha pour mieux voir. Cadette, en effet, arrivait à grands pas, venant du presbytère.
Elle était vêtue de noir. Un foulard de soie noire cachait son bonnet à tuyaux, et son visage, dans ce cadre, devenait couleur de cuivre.
Dès qu’elle eut aperçu Dominique, elle lui fit des signes.
— C’est vous que je viens chercher ! Une serrure à ouvrir…
Dorothée salua.
— Déjà levée, Mademoiselle ?
— Ah ! Dieu ! ne m’en parlez pas ! il en arrive, des affaires…
Et sans attendre la réponse de Dominique, Cadette approcha de la fenêtre.
— Figurez-vous…
— C’est chez le curé, la serrure ? interrompit Dominique impatienté.
— Tout à l’heure ! jeta Cadette sans tourner la tête.
— Parfait, dès lors qu’il n’y a pas de presse, j’irai quand j’aurai le temps…
— Figurez-vous, ma chère, que M. Lethois a couché à la cure, reprenait Cadette sans plus s’occuper du forgeron ; quand je dis couché, je me trompe. Ni M. le curé, ni lui, n’ont quitté le salon. M. Lethois, hier soir, aurait perdu sa clef — c’est même pour cela qu’on réclame Dominique — et il a une figure ! M. Lethois perdant sa clef ! Voyez-vous cela ?
Dorothée qui écoutait avidement, murmura :
— Hier soir aussi, j’avais cru remarquer…
Mais elle s’interrompit, dressa l’oreille :
— Entrez donc… cela vaudra mieux.
— C’est que…
— Je vais ouvrir.
A pas de loup, Dorothée se rendit au vestibule, et très doucement, avec des précautions infinies pour ne pas réveiller Mademoiselle, tourna le pêne. Un rais de lumière pénétra par la porte entrebâillée, posant une barre d’or sur les carreaux.
— Prenez garde, dit Cadette qui avait rejoint le perron, je crois que vous perdez une lettre.
Elle montrait une enveloppe à terre, tout près de la jupe de Dorothée.
Celle-ci ramassa le papier :
— Une lettre ?
Intriguée, elle la tournait dans ses doigts.
— Ce n’est pas pour moi ; c’est pour Mademoiselle… et pas de timbre… Qui a bien pu apporter cela ?
— Quelqu’un sans doute… hier soir…
S’approchant sur la pointe du pied, Cadette s’était glissée dans le vestibule.
— Impossible ! hier soir était le jour de ces Messieurs. Mademoiselle, qui surveille tout, l’aurait aperçue quand elle les a reconduits.
— Alors, ce matin…
— Ou cette nuit…
— Voyons l’écriture.
Cadette mit ses lunettes.
— Regardez : « Hôtel de la Lune » c’est marqué.
— Mademoiselle n’y connaît personne.
— Cependant, ça en vient.
Elles se regardaient. Elles avaient l’intuition de tenir en main la clef d’événements insolites. Très naturellement, Cadette leva ensuite l’enveloppe et s’efforça d’en déchiffrer le contenu par transparence.
— Cette fois, je ne me trompe pas, Mademoiselle est levée et va m’appeler, interrompit Dorothée, sauvez-vous !
— Si vous appreniez quelque chose…
— Je vous le dirais.
— Au revoir !
Ayant mis un doigt sur ses lèvres pour recommander encore la discrétion, Dorothée fit disparaître la lettre dans sa poche, remit tout en place, et monta.
— Est-ce toi, Dorothée ? interrogea Mlle Peyrolles enfermée dans sa chambre.
— Oui, j’apportais…
— Plus tard : je m’habille… Va d’abord t’occuper des châssis.
Était-ce l’impression des récits de Cadette, Dorothée crut aussi trouver dans l’accent de cet ordre habituel quelque chose d’anormal. Ce matin, décidément, de l’imprévu rôdait dans l’air. Elle obéit pourtant, descendit au jardin : mais là, comme elle levait la tête, elle eut un nouvel étonnement. Elle venait de surprendre derrière le rideau de vitrage Mademoiselle prête de pied en cap et qui guettait. « Pourquoi désire-t-elle se débarrasser de moi ? » songea Dorothée. La silhouette s’effaça. Satisfaite probablement de savoir la domestique loin d’elle, Mlle Peyrolles était retournée près de son secrétaire. Depuis longtemps déjà elle relisait des notes de fournisseurs et des correspondances…
L’idée lui en était venue, irrésistiblement, à l’aube.
Après le départ de ces « Messieurs », le silence revenu, les prières dites, la lumière éteinte, étendue dans son lit, elle avait fermé les yeux. Le plus souvent elle s’endormait tout de suite, comme les enfants. Elle avait, en effet, cette sérénité bien portante que donne la certitude de toujours agir suivant la règle. Même, ce sommeil régulier lui semblait dû. Elle en jouissait à heures fixes, n’y souffrant pas plus de retards que dans le payement des fermages. Ce soir-là cependant, il n’était pas venu au rendez-vous. En revanche, elle s’était sentie énervée, également incapable de trouver une place reposante et de garder l’immobilité.
Mécontente, elle s’était efforcée d’abord de ne penser à rien. Elle écoutait simplement les bruits d’alentour : un trottinement de souris au-dessus du plafond, des craquements du parquet travaillé par la sécheresse, un ver logé dans le bois du lit et qui tournait sa vrille… bruits de la maison, la nuit, si différents des bruits de la terre, où ce n’est plus la vie qui tressaille mais la lente décomposition de ce que l’homme a rassemblé.
Un instant Mlle Peyrolles crut distinguer des pas dans la rue et pensa : « Comment peut-il encore y avoir des gens dehors, si tard ! »
Illusion, d’ailleurs, car presqu’aussitôt cela s’éteignit. Quand on est très attentif, l’imagination crée ainsi des fictions dont elle est dupe.
Soudain Mlle Peyrolles s’était dressée : un coup violent venait de retentir à la porte. Sans même se vêtir, elle courut à l’une des fenêtres qui donnaient sur la rue :
— Qui est là ?
C’était la Blanchotte, demandant le curé.
— Ces messieurs sont partis. Allez à la cure !
Et elle était revenue, irritée par cette alerte, tremblant d’une peur inexplicable et niaise.
Elle se recoucha. Elle songeait maintenant à « ces Messieurs ». Comme il arrive durant les insomnies, ses idées couraient d’un point à l’autre sans lien, mais prodigieusement nettes. Elle revit la dispute, l’adieu glacial, et les deux hommes qui s’éloignaient dans la nuit claire. Jamais elle n’avait eu si bien conscience du peu de place qu’ils occupaient dans ses affections. Ils étaient une distraction à défaut d’autres. Elle s’était faite à les voir, comme on se fait aux meubles laids. Lequel d’entre eux, d’ailleurs, se serait soucié de lui plaire ? Le curé venait, parce qu’il est de tradition qu’un curé aille au château. M. Lethois ne s’occupait que de lui-même. L’un obéissait aux suggestions de sa prudence, l’autre à son égoïsme. Quel mensonge que la vie !
Sans remarquer l’inconséquence, elle leur en voulut violemment de cette indifférence.
« Si je mourais, qui songerait à me regretter ? »
Et un grand froid intérieur la glaça. Personne pour l’aimer ; pas de famille ; une fortune inutile qui attisait seulement les jalousies. Sa piété et le train absorbant des pratiques religieuses avaient pu masquer l’ennui des heures vides, mais non remplir celles-ci. Étaient-ce donc les fous qui avaient raison ?
Aussitôt, par un brusque détour, le souvenir d’un de ces fous lui revint. Elle se rappela son frère…
Mlle Peyrolles eut un sursaut, comme si vraiment ce frère venait d’entrer, et avec lui, tout le passé tragique.
Il venait d’entrer, expliquait au vieux Peyrolles qu’ayant un fils depuis le matin, il voulait en honnête homme épouser la mère et reconnaître l’enfant. Le père criait : « Jamais ! » Puis deux ripostes brèves : — Est-ce parce qu’elle est pauvre ou parce qu’elle fut ma maîtresse ? — Les deux raisons sont bonnes. — Elle viendra ici ou je pars avec elle : choisis ! — Va-t’en !
Après, un grand trou d’ombre… A dix jours d’intervalle arrivaient des sommations et une lettre éperdue. Celui qu’on avait chassé était mort subitement : l’enfant restait sans nom ; les survivants restaient sans pain. Impitoyable, le vieux Peyrolles n’avait pas pleuré, il n’avait pas porté le deuil ; il s’était tu. Silence monstrueux qui tuait une seconde fois le mort, contre lequel, pourtant, Mlle Peyrolles n’avait pas protesté.
En vérité, elle non plus n’avait pu comprendre ce coup de folie pour une gueuse. Dans ce débat, toutes ses croyances, tous ses instincts de ménagère économe et correcte l’avaient jetée du côté du père. Comme lui, elle avait éprouvé un soulagement à penser que l’intrus ne violerait pas la forteresse familiale. Ce dénoûment tragique lui semblait providentiel et bienfaisant. Cependant quelle obscure pitié l’avait poussée le jour même à jeter à la poste un mandat de vingt-cinq francs pour cette gueuse et son mioche ?…
Encore les pensées de Mlle Peyrolles tournèrent. Elle se demanda : « Où est le bien ? »
L’acte de son frère était condamné par les seules règles de vie qu’elle respectât. En refusant l’enfant, c’était l’intégrité de la famille, le fondement légal de toute société qu’on défendait. Cependant, si le drame avait recommencé aujourd’hui, était-il certain qu’elle eût agi de même ?
Elle fit un geste de colère, appuya la tête sur l’oreiller :
— Dormons ! il faut dormir…
Mais à partir de là, un mot flotta dans la pénombre : l’enfant.
Avoir un enfant ! Être aimée par un enfant ! Sans l’enfant à quoi bon posséder une maison, des champs, tant d’argent ? Parce qu’elle ne connaîtrait jamais cette joie, elle se découvrait isolée affreusement. C’était à la fois une douleur d’âme aiguë et un malaise de son corps stérile. Après avoir gardé cette virginité que les saintes offrent au Christ comme la plus belle des parures, loin de goûter la paix promise, elle redoutait d’être dupe. Obstinément aussi, elle songeait à ce neveu qu’ils avaient écarté.
Un homme, maintenant. Il devait avoir vingt-trois ans. A qui ressemblait-il ? Dire qu’elle ne l’avait jamais vu, ne le verrait jamais ! Pas même une photographie, rien qui pût aider à imaginer son visage, ni surtout à découvrir son âme !
Dehors, l’aube arrivait. L’un après l’autre, elle rendait visibles les meubles de la chambre : d’abord la table, puis un siège, auprès de la cheminée, un secrétaire. Chacun en reparaissant avait l’air satisfait du voyageur qui, après une absence, reprend place au foyer. Quatre heures sonnèrent.
Épuisée, Mlle Peyrolles quitta son lit.
— C’est la chaleur qui m’empêche de dormir…
Et elle ouvrit la fenêtre. C’était presque au même instant que le curé et M. Lethois avaient ouvert celle du presbytère et contemplé le ciel. Par un hasard singulier, le soleil levant réunissait ainsi, dans une communion mystique, ces trois âmes si diverses. Toutefois, absorbée par ses regrets, Mlle Peyrolles ne songea point à bénir la lumière.
Après un bref regard jeté sur l’horizon, elle acheva de se vêtir, fit tourner la clef du secrétaire et prenant un paquet qu’enveloppait du papier bleu, dénoua la ficelle qui le liait. Des feuillets s’étalèrent devant elle.
Tout ce qu’elle savait de « l’enfant » était contenu là ; car entraînée par la force des événements, elle avait continué d’écrire là-bas ! En se penchant sur ces papiers, la plupart jaunis par le temps, avait-elle l’espoir d’y découvrir des traits nouveaux ? N’obéissait-elle pas plutôt à cet instinct qui, lorsqu’on souffre trop, veut qu’on déchire encore la blessure ? Elle ne raisonnait pas, mais fébrile, tourna les pages. Le passé, une fois de plus, se déroula…
D’abord une lettre d’orthographe incertaine ; celle-là même qui avait fait surgir à nouveau, devant l’égoïste sécurité de Mlle Peyrolles, le drame à demi oublié :
Mademoiselle, il n’y a plus rien dans ma mansarde. Ni charbon, ni pain. Ce ne serait rien si j’étais seule, mais mon fils — votre neveu — pleure de faim…
Énervée, Mlle Peyrolles replia la feuille, sans poursuivre. Elle se rappelait trop cette requête où la mourante sommait la famille de s’acquitter de ses charges. Quand la mort est proche, la vérité s’exprime en cris farouches et dédaigne les faux-fuyants. Plus de plaintes, aucun appel à la pitié ; mais un droit qui s’affirme, supérieur aux hypocrisies de la loi et aux sophismes sociaux. L’enfant est à vous, à vous de le faire vivre !… Si bien que le mois suivant, Mlle Peyrolles n’avait pas hésité et acquittait les frais d’orphelinat.
L’orphelinat ! fabrique sinistre de déshérités ou de malfaiteurs, où l’on engrange la provision de chair à souffrance et ce trop-plein d’humanité dont il est bon de faire épargne, car les morts d’adultes profitent mieux.
L’enfant était resté là sept ans. Justement trois lettres suivaient, avec l’en-tête de la maison, décorées de dentelles et de fleurs à couleurs criardes, toutes trois répétant la même dictée, destinées à rappeler les subsides attendus et navrantes de bêtise :
Ma chère bienfaitrice, en vous remerciant de votre grande bonté, je prie Dieu de vous accorder une bonne année et le paradis…
Inutile encore de relire ; le gaufrage et les bouquets coloriés changeaient seuls à chaque millésime. Aucune indication à tirer de ces caractères tremblés qu’emprisonnaient à grand’peine deux raies tracées d’avance au crayon.
Ensuite des factures, des relevés d’examen et de places, enfin une enveloppe : Mlle Peyrolles a trouvé ce qu’elle cherche.
Madame, je sais depuis une heure à qui je dois d’avoir fait des études comme un riche, d’être bachelier, ce qui est peu, et en état de conquérir une situation, ce qui est tout. Il n’y a donc pas de ma faute si j’ai tardé si longtemps à vous exprimer ma reconnaissance. Je vous dois tout, excepté ce que vous ne pouviez sans doute me donner, excepté ce que les enfants dont l’état civil est pareil au mien, ne peuvent avoir. En apprenant à la fois l’étendue de ma dette et ma condition, j’ai senti que ma vie commençait et que je devenais homme…
Ici, s’achevait la page. L’écriture était haute, d’allure ferme, avec des lignes montantes. Mlle Peyrolles attendit un instant avant de poursuivre.
Avec quel frémissement, jadis, elle avait lu cela pour la première fois ! Lorsqu’après la mort du vieux Peyrolles, devenue maîtresse des revenus, elle s’était décidée à envoyer l’enfant dans un collège, elle n’avait obéi en vérité qu’à l’orgueil. A tant faire que d’élever un mioche par charité, une Peyrolles doit y mettre le prix. Plus tard, elle avait éprouvé une jouissance d’amour-propre à recevoir les notes adressées par le directeur du collège, mais cette jouissance était de même ordre que celle donnée par un placement bien choisi. Si enfin elle avait exigé qu’on tût son nom à l’intéressé, ç’avait été moins par délicatesse que par crainte d’indiscrétion. Elle ne se souciait pas que le bruit en revînt à Montaigut.
Tout à coup, au reçu de cette lettre, une émotion l’avait bouleversée. Ce n’est pas impunément qu’on fait un homme. Elle pouvait récuser les liens de chair l’attachant à cet être : il restait qu’elle avait payé pour qu’il sût penser ainsi, fièrement et noblement, et que, par suite, il était sien.
Le feuillet tourna.
Je ne souhaite à personne le désespoir qui a suivi ces découvertes. C’est aussi une chose cruelle qu’au moment où j’ai l’occasion de reconnaître vos bienfaits, je ne puisse le faire sans risquer de vous blesser par le rappel d’une parenté qui vous déplaît, ou de condamner deux mémoires que je viens d’apprendre à bénir. Dès aujourd’hui j’ai pu trouver de quoi vivre en poursuivant mes études. M. Bertin veut bien me garder dans son collège en qualité de surveillant. Non seulement votre œuvre est achevée, mais avant quelques années, j’espère sinon m’acquitter, — il y a des bontés que rien n’efface, — du moins reconstituer entre vos mains au profit d’autres déshérités le capital que vous m’avez si généreusement avancé…
Un peu plus bas, une signature : Marc, quatre lettres dont aucun nom de famille ne corrige l’orgueil solitaire.
Mlle Peyrolles laissa tomber la lettre. Ce matin-là, sa lecture, au lieu d’exciter en elle de la colère, lui donnait au contraire une impression de déroute. Dire que tout son désir appelait un enfant et que, cet enfant, elle l’avait écarté ; car, elle en avait la certitude, il aurait suffi de lui répondre : Viens ! il serait accouru. Vision bienheureuse ! Elle imaginait cette arrivée, la vieille maison rayonnant de vie neuve et sans cesse près de soi un être qui vous doit tout. Pas besoin d’authentiquer une parenté pour être aimée : que Marc fût ou non son neveu, cela l’empêchait-il d’être pour toujours le fils de son âme ?
— Mademoiselle !
Surprise d’attendre si longtemps Mlle Peyrolles, Dorothée appelait depuis le jardin.
— Qu’y a-t-il encore ?
— Le premier coup de la messe est sonné !
— C’est bon, je descends…
Avec une sorte de rudesse, Mlle Peyrolles repoussa les papiers et les remit en place. Au choc du réel, elle venait de retrouver tout à coup ses révoltes anciennes. Bon pour les heures d’insomnie de parer un inconnu de toutes les qualités qu’on lui souhaite. Songer qu’il avait cru se libérer d’une telle dette en restituant de l’argent !
Elle murmura :
— Je divague : oublier la messe !
Elle mit ensuite son chapeau, acheva rapidement d’ajuster sa toilette. Elle se sentait encore étourdie, les jambes flageolantes, les yeux brûlés par le manque de sommeil. Rien qu’à prendre ainsi le cycle normal de ses occupations, elle avait conscience pourtant de ressaisir son équilibre. Il y a dans la régularité une force latente. Il suffit d’agir aux mêmes heures et de la même façon pour devenir une loi vivante et paraître, moins qu’un autre, exposé aux coups du hasard.
Quand elle arriva au jardin, cette impression d’équilibre retrouvé se fortifia encore. La chaleur torride qui recommençait symbolisait à sa manière la poursuite de l’ordre de choses établi. Écartées les pensées de cette nuit de fièvre : tout était en place, elle-même redevenue pareille, raisonnable et placide.
— Mademoiselle a bien dormi ? interrogea Dorothée.
— Assez bien. C’est le second coup qui commence ?
— Oui ; lorsqu’à la fin du premier, j’ai vu que Mademoiselle restait là-haut, j’ai bien pensé qu’elle avait dû ne pas l’entendre.
— Alors, je pars. Tu me rejoindras quand tu auras achevé.
Elle rentra dans le vestibule, prit son paroissien sur la console. Dorothée la rejoignit.
— Au fait ! tout à l’heure, j’ai trouvé une lettre pour Mademoiselle.
— Une lettre ? Le facteur est donc passé ?
Dorothée affecta de fouiller longuement dans ses poches.
— Je ne crois pas ; d’ailleurs l’enveloppe n’a pas de timbre.
— Donne donc ! interrompit Mlle Peyrolles, impatiente à l’idée de manquer le début de la messe.
— Voilà.
Dorothée tendit le pli froissé.
— Un prospectus, sans doute, dit Mlle Peyrolles.
Et distraitement, elle regarda l’adresse.
— Ah ! Mon Dieu ! qu’avez-vous ?
Pâle comme un cierge, Mlle Peyrolles venait de chanceler, mais déjà, héroïque, elle se redressait :
— Rien !
— Cependant…
— Rien, te dis-je !
Une seconde, elle examina encore l’adresse, la dévora du regard, puis brusquement faisant tête à la curiosité de cette fille glissa l’enveloppe dans le paroissien.
— Je sais ce que c’est : hâte-toi, nous serons en retard.
Et elle sourit.
Elle souriait, tenant en main cette petite chose qui allait bouleverser certainement sa vie, cette petite chose que dans ses pires audaces elle n’avait jamais espérée et qui était là, pourtant, alourdissant les feuillets de son livre au point qu’elle ne savait plus si elle pouvait marcher : une lettre de Lui, peut-être apportée par Lui !
— Mais va-t’en donc ! qu’as-tu à me surveiller ?
Cette fois Dorothée recula ; la porte s’ouvrit ; Mlle Peyrolles sortit sans retourner la tête.
Elle s’en allait, automatique et raide. Où allait-elle ? elle l’ignorait. Elle voulait d’abord se garer des yeux trop clairvoyants, des maisons, des hommes, de tous les vivants qui espionnent. En même temps, un mot qu’elle épelait machinalement vacillait devant elle : Marc !
Puis ses idées tourbillonnèrent.
— Le voir !
Ainsi, à l’heure même où elle songeait à lui, où elle désespérait de jamais le connaître, il était venu ! C’était lui, sans doute, dont elle avait entendu le pas, si tard, dans la rue. En se mettant à la fenêtre, elle aurait pu l’apercevoir ! Et à cette pensée, une joie physique la souleva. Le monde extérieur disparut. Elle aurait voulu aussi interroger les pierres, les pavés, pour savoir si le passant tardif était bien lui !
— Bonjour, Mademoiselle.
Dominique, à demi gouailleur, salue la châtelaine qui se rend à ses mômeries du matin.
— A propos, Dominique, n’auriez-vous pas vu passer quelqu’un ?
— Si fait.
— Qui était-ce ?
— Cadette.
— Merci.
Folle ! si ç’avait été Lui, Dominique aurait-il pu le savoir ?
Ah ! lire ce papier qui, à travers les feuilles du paroissien, la consumait ! Lire tout de suite pour échapper à l’attente qui transforme les minutes en jours… mais où se réfugier ?
Et tout à coup, elle se rendit compte que si elle suivait d’instinct le chemin de l’église, c’est que l’église était ce refuge. A l’église, elle avait sa place réservée dans une chapelle ; à l’église, elle serait isolée de la nef, des fidèles, de Dorothée même qui s’installait toujours auprès des bénitiers. L’église seule est lieu propice, asile obscur où l’on peut, sans se trahir, cacher son visage, pleurer de joie, étouffer des sanglots…
Alors, elle dut se vaincre pour ne pas y courir. Quand elle atteignit le porche, elle croyait avoir marché depuis des heures. Quand elle entra, son angoisse s’exaspéra. Au nom de la prudence, il fallait accomplir paisiblement les rites, tremper son doigt dans l’eau bénite, se signer avec une révérence devant le maître autel, s’agenouiller avec lenteur, recueillie… Enfin, tout est fini : elle est au port ; elle peut rouvrir le paroissien, elle déchire l’enveloppe, elle lit !
Madame, traversant une crise grave de ma vie, il m’a semblé possible de recourir à vous. J’ignore s’il vous plaira de me recevoir. J’attends à Revel votre décision. Quelle qu’elle soit, vous pouvez être assurée de ma reconnaissance et de mes profonds sentiments.
Marc.
Stupeur ! il n’y a rien autre : c’est tout ce qu’il a trouvé !
Mlle Peyrolles regarda autour d’elle. L’église était d’un vide affreux. Au-dessus de l’autel, la statue de sainte Letgarde, repeinte à neuf, avait l’air d’une idole vilaine. L’abbé Taffin, engoncé dans une chasuble délabrée, récitait le confiteor d’un ton distrait. Une désolation régnait. Dieu même semblait absent.
Mlle Peyrolles remit le feuillet dans l’enveloppe, celle-ci dans le paroissien et s’effondra sur son prie-dieu. Elle éprouvait une sorte de relâchement dans sa pensée surmenée. Elle n’analysait pas la déception que lui avait donnée cette chose lue, il lui suffisait de savoir qu’elle n’avait plus à la lire.
Cependant peu à peu les phrases s’ordonnaient dans sa mémoire. Déjà elle les savait par cœur.
« Madame, traversant une crise grave… »
Et ce fut une autre sensation encore mal définie mais plus douloureuse. On aurait dit que ces termes vagues, volontairement obscurs, étaient calculés pour surprendre sa pitié ou contraindre sa décision. Les formules de politesse recouvraient mal le rendez-vous d’affaires. Cela ressemblait à une manœuvre basse ; le sens même avait un air distant qui tuait la confiance. Brusquement, elle songea :
« Si je ne répondais pas ? »
En même temps, une montée de désespoir lui serra le cœur : de toute son âme, elle souhaitait n’avoir jamais connu l’existence de cet être dont l’ingratitude la déchirait. Ne pas répondre, ne pas le voir, évidemment c’était cela le bon sens. S’il était venu, d’ailleurs, que lui aurait-elle dit ? Comme elle comprenait qu’en désirant le ramener auprès d’elle, elle avait désiré l’impossible. Tout dans la présence de Marc l’aurait embarrassée. Elle n’aurait pu le traiter en visiteur étranger, elle ne voulait pas le traiter en parent. Quelle sorte d’âme aussi était la sienne ? Était-il seulement religieux ? Il suffisait de vouloir préciser la rencontre qui s’offrait pour que mille questions surgissent, en désordre, insolubles, car Mlle Peyrolles ne savait rien, pas même s’il était grand ou petit, brun ou blond, ni quelle carrière il avait prise, ni quelle conduite il menait.
Ainsi, dès qu’elle songeait à lui, elle se noyait dans la nuit et cette nuit allait rester ! Une occasion unique avait surgi, la certitude s’offrait, il n’y avait qu’un signe à faire ; pour une crainte imaginée, parce qu’une lettre écrite en hâte ou dans la fièvre ne disait pas ce que Mlle Peyrolles avait espéré, l’occasion allait passer, le signe ne serait pas fait ! Quelle absurdité !
L’enfant de chœur agita la clochette. Un instant sa voix fluette s’unit à celle de l’abbé Taffin pour réciter le Sanctus. Un silence profond s’établit, transformant la grange qu’était l’église en un lieu sublime où la Passion recommençait.
Prosternée, Mlle Peyrolles murmura :
— C’est impossible, il faut le voir… lui parler…
Aussitôt une allégresse la bouleversa. Tous ses doutes s’évanouissaient. Après avoir consulté sa raison, elle s’apercevait qu’il n’y avait eu là qu’une manœuvre hypocrite et le besoin de trouver un prétexte pour justifier ce que son cœur avait déjà décidé.
Elle avait oublié l’abbé Taffin qui officiait, Dorothée qui somnolait au bas de la nef ; elle ne songeait pas que cette arrivée de Marc allait révolutionner Montaigut, peut-être ressusciter les racontars d’autrefois. Elle, si prude en temps ordinaire, était devenue sans scrupules. Dieu ! que cette messe était longue ! Encore un jour ensuite, avant la réunion ! Il faut avoir savouré l’anxiété d’attendre pour connaître le prix du temps. Si, du moins, la prière avait pu l’occuper ! mais en vain se condamnait-elle à lire le paroissien, les mots dansaient ; cela seul sortait des oraisons que demain, ce soir, il serait là. Et nulle appréhension : on trouve simple que le rêve se réalise, simple encore que la vie accepte d’être conforme à nos désirs.
De guerre lasse et pour calmer tant d’exaltation, Mlle Peyrolles voulut examiner l’abbé Taffin.
Plus pâle que de coutume, sans que rien cependant décelât les émotions de sa nuit, celui-ci entamait les dernières oraisons. Mais pour la première fois Mlle Peyrolles remarqua sa placidité et ce sourire qui semblait l’affiche d’une âme niaise. En vérité, ce prêtre avait trop le geste méticuleux, la componction béate. Ce pouvait être un saint homme, un confesseur expert pour le gros de la conduite ; jamais il n’eût compris l’émoi dont Mlle Peyrolles vibrait, ni sa passion nourrie dans le silence pour un inconnu qui allait venir.
— Benedicat vos omnipotens…
La main de M. Taffin bénit les chaises vides : l’office était achevé.
Une minute encore, Mlle Peyrolles s’efforça de rester sur son prie-dieu, puis elle se leva et descendit la nef.
La lumière y entrait à flots. Arrivant à travers chaque verrière par grands jets distincts, elle allait s’écraser en face sur la muraille puis, rebondissant, éclaboussait l’espace d’une vapeur de poussières illuminées.
— Va prévenir Jean qu’il attelle, dit Mlle Peyrolles à Dorothée agenouillée comme d’habitude auprès du bénitier. Il faut qu’il aille à Revel, tout de suite…
Ce qui suivit devait, plus tard, lui laisser le souvenir d’événements étrangers à sa vie.
Elle avait à peine quitté l’église que M. Taffin la rejoignait, ayant lui aussi omis de réciter ses grâces.
— Figurez-vous, Mademoiselle… mais qu’avez-vous ? comme vous êtes pâle !
— Une nuit mauvaise… rien de sérieux.
— J’espère que ce n’est pas la soirée d’hier ?
Et absorbé par ses propres soucis :
— … Donc figurez-vous que M. Lethois n’a pu rentrer chez lui. Une série d’incidents ! sa clé perdue, sa porte fermée… il a dû coucher au presbytère… Et Cadette maintenant qui vient me dire que Dominique ne veut pas entendre parler de crocheter la serrure avant ce soir ! Comprenez-vous ces gens qui refusent le travail quand… Je vous assure que vous semblez malade : on jurerait que vous avez de la fièvre !
— Moi ? Je n’ai jamais été si bien portante ! Au surplus, avez-vous des commissions pour Revel ? J’y envoie Jean, dans un instant.
— Merci, je n’ai besoin de rien.
— Alors, au revoir.
— Vous rentrez ? Écoutez donc… Dominique…
— Excusez-moi : je suis pressée.
Folie singulière, dans sa hâte elle n’avait oublié qu’une chose : écrire la réponse qu’on doit porter à Marc ! Mais comment l’écrire ? Par quel mot débuter ? « Monsieur… » Cette appellation glaçait. « Mon cher neveu… » Impossible de traiter ainsi celui qu’elle a toujours refusé d’accepter comme tel. « Mon cher Marc… » invitait à s’enquérir des raisons motivant une telle bienveillance. Revanche de la logique : Mlle Peyrolles n’a jamais imaginé qu’il y eût un désaccord entre sa conduite et sa tendresse : dès le début, la contradiction éclate. Que sera-ce tout à l’heure quand ils seront face à face ?
Il faut se décider, pourtant. Jean, dans l’antichambre, s’enquiert auprès de Dorothée :
— Les bêtes s’agacent. Quand partons-nous ?
— Est-ce que je le sais ! Mademoiselle est dans la salle. Allez le lui demander.
Soudain, Mlle Peyrolles s’est levée. Sa décision est prise. Quand on peut marcher droit au but, inutile de se réfugier dans les détours. Ce qui ne s’écrit pas, peut se dire.
— Dorothée ! je pars.
— Mademoiselle s’en va ?
— Mon ombrelle ! vite !
L’ombrelle n’est pas là : on la cherche partout. Dorothée suffoquée vire, tournoie, ne découvre rien.
— Enfin, la voici !
C’est Mlle Peyrolles qui l’a trouvée. Elle s’élance vers le break :
— Allez, Jean.
Les chevaux s’ébrouent.
— J’oubliais ! j’aurai quelqu’un à déjeuner. On couchera sans doute.
Et cette fois, le départ suit. Mlle Peyrolles ne regarde plus Dorothée que cet ordre imprévu a achevé de bouleverser. A peine aperçoit-elle l’abbé Taffin et M. Lethois, tous deux chez Dominique, et qui, en dépit de leur discussion avec le forgeron, tournent la tête, attirés par le bruit.
Une seconde, les regards de ces trois êtres se rencontrent, s’interrogent. On dirait qu’ils devinent. Là où d’autres n’apercevraient que des habitants en train d’échanger un salut, durant l’espace d’un éclair, ils ont vu trois étrangers isolés dans leurs secrets.
Déjà Mlle Peyrolles a détourné les yeux ; la voiture disparaît.
M. Lethois reprend :
— Il faut que cette plaisanterie finisse !
M. Taffin soupire :
— Dominique, décidez-vous !
Et la vie reprend son cours, cette vie plate, uniforme, grise, qui s’étale comme une mer sur les courants profonds : masque impassible, comique, qui donne à l’humanité sa figure, mais derrière lequel les cœurs battent et la tragédie gronde…