La vie secrète
LIVRE II
LES ARRIVANTS
I
Jude Servin entra en coup de vent :
— Tiens, fit-il, voilà ce qu’on trouve dans le courrier.
Il riait mais, à travers sa gaîté, on devinait de l’énervement.
Le vieux Clerc cessa de compulser le registre sur lequel il additionnait avec application.
— Qu’est-ce ? demanda-t-il.
— Lis.
Jude jeta un papier sur la table et se mit à marcher dans l’étroit cabinet qui servait à la fois de bureau pour Clerc et d’antichambre pour les gens désireux de parler au « patron ».
Clerc ajusta ses lunettes et, dépliant le papier, l’examina. C’était un billet composé avec des caractères découpés dans un journal et qu’on avait collés en les assemblant avec soin. Il disait :
« Un homme prévenu en vaut deux. Prenez garde au dépôt. Le bois brûle aisément. »
Clerc relut deux fois, pesant les mots.
— Vous n’avez trouvé aucune indication sur l’enveloppe ?
— Aucune. Cela vient de Revel naturellement.
Clerc répéta :
— Naturellement…
Il enleva ensuite ses lunettes comme il les avait mises, avec méthode, et réfléchit.
Le grondement de l’usine en marche remplissait la pièce, mais ils y étaient si bien accoutumés qu’ils ne le percevaient pas. A côté de Clerc, par la fenêtre ouverte, on apercevait les ateliers. Trois corps distincts encadraient une cour très vaste. C’était, au fond, la scierie, à droite la galerie de montage, à gauche celle du vernissage. Isolé dans un angle, sans ouvertures apparentes, se dressait le dépôt des bois, celui dont parlait le billet.
Les murailles en briques et les toitures vitrées flambaient sous le soleil matinal. Cela donnait l’impression d’une ville neuve encore inhabitée et réduite à loger des machines en attendant qu’elle trouve des habitants.
Clerc, accablé, soupira :
— Après la grève, l’incendie… c’est complet.
— La grève ! qui parle d’une grève ?
— Mais tout le monde ! Il n’est question que d’elle ! Hier encore, au café, le garçon m’a dit : « Eh bien ! il paraît qu’au 14 juillet, ça ronflera chez vous ? »
Jude haussa les épaules :
— Tu seras bien toujours le même !
Et arpentant la petite pièce, les mains aux poches :
— Tout le monde en parle !… Parbleu ! tout le monde la désire, excepté ceux que cela concerne ! Laisse clabauder : j’ai foi dans mon étoile ; surtout, j’ai foi dans mes idées !
— Et moi, je dis que vous avez tort, répondit Clerc d’une voix sourde. Bonnes pour les hurluberlus de Paris qui vous ont monté la tête, vos idées ! Lorsqu’il y aura de la casse, aucun ne viendra y voir. Quant à vos ouvriers, ils valent les autres : des noceurs et des ivrognes. Tenez, cela me fait rire ! en leur donnant la part aux bénéfices, des retraites, et tout le tremblement, vous vous imaginez vous faire aimer ! Soyez sûr qu’en touchant leur argent, ils pensent simplement que vous avez dû rudement les voler pour en arriver là. L’incendie, la grève, tout est possible… tout ! et encore autre chose !
Il parlait sans colère, mais une conviction têtue luisait dans ses yeux, et l’on sentait que rien au monde ne pourrait la lui arracher. Jude, qui s’était arrêté pour écouter, sourit :
— Alors pourquoi m’avoir suivi quand je suis venu ?
— Pourquoi ?… oui pourquoi ?… je me le demande.
Il souriait aussi. Leurs pensées venaient de quitter brusquement l’usine pour remonter au lointain passé.
En effet, comment Clerc aurait-il pu quitter l’enfant qu’il avait élevé ? Depuis cinquante ans bientôt, il n’avait jamais eu d’autre toit que celui des Servin. Entré d’abord comme simple domestique, il y était devenu tour à tour une façon d’intendant, puis un ministre indispensable, presque un parent adopté, enfin l’âme même de la maison, car, devenu orphelin, Jude n’y avait plus trouvé que lui.
Tout, d’ailleurs, était contraste entre eux. Au physique, Clerc, cassé par l’âge, des cheveux blancs hérissés sur la nuque, le crâne luisant, les joues flasques ; Jude avec un air d’assurance, des cheveux bruns, le front volontaire, la bouche sensuelle ; au moral, Clerc, homme d’autrefois, amoureux de l’ordre établi et estimant que les castes sociales sanctionnent avec équité des degrés divers dans la moralité ; Jude toujours en attente d’une révolution qui donnera au monde la justice dont il manque.
Leur gaîté ne dura qu’un instant.
— En attendant, reprit Clerc, il y a cela…
— A tout hasard, préviens Doré. J’entends que désormais aucun ouvrier ne pénètre au dépôt sans être accompagné, mais il n’y aura rien parce qu’il n’y a jamais rien eu, sinon une menace d’imbécile.
— Ou un avis donné à bon escient.
— Dont je profite !
La porte s’ouvrit : une femme parut au seuil.
— Eh bien, quoi ? s’écria Clerc, on ne frappe plus avant d’entrer ? Qu’est-ce que vous demandez ?
A la vue d’une étrangère, il avait saisi le billet pour le faire disparaître.
La femme répondit d’une voix sans timbre :
— Je voudrais parler à M. Servin.
— C’est moi : qu’y a-t-il ? dit celui-ci.
Elle répéta, sans avancer :
— Je voudrais vous parler.
— Soit : dépêchez-vous ; ce matin, je suis pressé.
Puis, comme elle montrait Clerc, embarrassée :
— Si cela concerne l’usine, il n’est pas de trop.
Alors, lentement, elle acheva d’entrer dans le bureau, referma soigneusement la porte derrière elle, et avançant encore :
— Je suis Madame Pastre, dit-elle gravement.
Dressée au milieu de la pièce, la taille rigide, les mains tremblantes, elle semblait à la fois misérable et tragique. Ce n’était pas une paysanne, en dépit du madras qui la coiffait à la vieille mode, ni une bourgeoise bien qu’un mantelet de soie recouvrît ses épaules. Une mendiante, peut-être, ou une folle… Jude, une seconde, soupçonna un lien possible entre cette apparition et l’avertissement anonyme qui venait de les troubler. A y regarder mieux, il ne vit plus qu’un être quelconque, acculé par la détresse et en quête de pain.
— Vous cherchez de l’ouvrage ? demanda-t-il sans hésiter.
Elle acquiesça d’un signe de tête. Il fit un geste de lassitude.
— Je n’y puis rien. On n’embauche plus avant l’hiver. Revenez dans trois mois.
La femme eut un frémissement à peine perceptible.
— Alors, il n’y a pas d’ouvrage ici, même pour Mme Pastre ?…
— Ni pour vous, ni pour une autre.
Et Jude se tourna vers Clerc, affectant ainsi de le prendre à témoin. Il s’étonnait de cette insistance à répéter un nom ignoré, comme si ce nom avait dû suffire à déterminer son consentement.
— Il faudra bien pourtant que vous m’en procuriez, maintenant que je suis dans la misère !
— Vous figurez-vous par hasard que je sois chargé de faire vivre tous ceux qui ne trouvent pas leur vie ailleurs ?
Jude n’avait pu retenir un mouvement d’irritation. Il conclut :
— Dans trois mois, pas avant. Allez !
Mais, au lieu d’obéir, la femme avança d’un pas. Un orage de colère ravageait son visage.
— Je vous dis qu’on n’a pas le droit de chasser d’ici Mme Pastre !… Mme Pastre que vous avez ruinée !…
— Oh ! Madame, interrompit Jude, croyant cette fois qu’elle était vraiment folle, c’est m’accorder beaucoup d’honneur quand je n’ai même pas celui de vous connaître.
Stupéfaite, elle avait cru d’abord qu’il se moquait. Des sons inarticulés s’étranglèrent ensuite dans sa gorge :
— Ainsi, vous ne savez pas qui est Mme Pastre ? Vous n’avez jamais vu la maison Pastre, sur les allées ? Jamais on ne vous a dit que la maison Pastre, la première, a fabriqué des fauteuils ? Pourtant, sans le grand-père Pastre, qui donc à Revel aurait eu cette idée ? Demandez ! Tout le monde vous le dira, l’idée est à nous ! Rien qu’à nous ! A Toulouse, partout, on n’appelait cela que le fauteuil Pastre, et si d’autres y travaillaient, c’est qu’il y avait place pour chacun. Mais voilà qu’à votre tour, en un seul hiver, vous fabriquez plus que tout Revel en deux ans ! Et pas de gendarmes pour empêcher cela ! On est libre, paraît-il, de copier le métier des autres ! On vole votre bien, la loi ne dit rien. Ah ! elle est jolie, la loi ! D’où venez-vous ? Vous n’êtes même pas du pays. C’est pour des étrangers qu’on me jette à la rue. Depuis hier, il n’y a plus de maison Pastre : les meubles, le bois, tout est vendu ! L’huissier n’a rien laissé !
Et serrant les poings :
— Dieu de Dieu ! il faut pourtant que je mange !
Bien que sa voix montât, chaque incise était couverte par le bruit des machines lointaines ; on eût dit que, d’avance, l’usine triomphante étouffait cette réclamation vaine.
Jude, maintenant, se rappelait avoir passé parfois devant une maison Pastre, sur le boulevard de la Barque. Il n’avait pas remarqué d’ailleurs qu’elle eût fermé. Il attendit que Mme Pastre eût terminé, puis froidement :
— Vous venez, chère Madame, de me raconter une histoire très intéressante, mais en quoi me regarde-t-elle ? Est-ce ma faute si, après avoir fait concurrence à d’autres maisons, après avoir aidé peut-être à les ruiner, vous devez liquider à votre tour ? Vous n’avez pas la prétention, je pense, de supprimer la liberté du commerce ou ses accidents ? Je ne suppose pas, non plus, qu’autrefois vous vous soyez crue obligée d’embaucher tous les gens dignes d’intérêt qui frappaient à votre porte ?
Mme Pastre interrompit, farouche :
— Chez nous, il n’y avait pas d’ouvriers ! La famille suffisait.
— La famille ! J’en ai deux cents à faire vivre !
Jude s’anima soudain :
— Cela vous étonne, vous n’aviez oublié que cela ! Deux cents familles, six cents bouches peut-être à qui je fournis le pain ! six cents êtres qui, avant moi, crevaient de misère, et qui aujourd’hui touchent leur semaine grasse ! Je draine les commandes, je ruine des fabriques en chambre : possible ! mais qu’est cela devant la vie que j’entretiens ? Si cela vous gêne, vendez autre chose, n’importe quoi, des légumes, du linge, des habits… Puisque mes ouvriers ont de l’argent, cet argent vous reviendra. Quant à faire de l’usine un hospice de passage pour malchanceux, non ! Toute insistance est superflue. Je ne vous embaucherai pas pour le moment. Faites-moi donc le plaisir d’attendre et si vous y tenez, repassez dans trois mois.
Écrasée sous le flot de ces paroles raisonnables, Mme Pastre venait de baisser la tête. Jusqu’au bout, elle avait espéré un revirement, quelque chose d’imprévu et de miraculeux qui sans doute détruirait l’injustice dont elle était victime.
— Ainsi, vous refusez ? dit-elle enfin.
— Évidemment.
Un nouveau frisson la secoua tout entière :
— Dieu de Dieu !
Puis sa robe noire tournoya. Elle s’en allait. Pris de pitié, Jude la rejoignit.
— Si vous voulez un peu d’argent… murmura-t-il.
— Je ne mendie pas.
Ce fut le dernier mot. La porte se ferma.
Immobile, Jude la regarda longuement, espérant peut-être, sans se l’avouer, qu’elle allait se rouvrir. Il sentait en même temps le regard de Clerc fixé sur lui, mais ne voulait point se retourner de peur de le rencontrer.
— Entendu, dit-il enfin, préviens Doré. Moi, je pars pour ma tournée des ateliers.
Il sortit à son tour, sans que Clerc fît un signe pour le retenir. Il éprouvait maintenant un malaise indéfinissable, comme s’il eût commis une mauvaise action. En vain s’assurait-il qu’il avait agi pour la bonne règle, qu’il est fou de vouloir supprimer les lois de la concurrence, que l’intérêt du plus grand nombre domine celui de l’individu, un doute l’assaillait. Si son œuvre, en fin de compte, ne devait aboutir qu’à un déplacement de misère ? Le souvenir des bruits de grève, trop étrangement persistants, traversait aussi sa pensée. Mais, à peine dans la cour, il aperçut les bâtiments abreuvés de lumière, bourdonnants et paisibles :
— Bah ! murmura-t-il, à quoi bon scruter l’avenir ? le présent suffit.
Et tout entier à ce présent, il ne songea plus qu’à la visite qu’il allait commencer : celle-là, du moins, ne laissait aucune place aux possibles décevants ni aux soupçons invérifiables…
Un bruit d’acier qui vibre à la volée et de bois qu’on déchire. Partout des planches glissent, d’un mouvement très doux, sur un bâti de métal. A fin de course, elles tressaillent, gémissent, halètent et, à mesure, des pièces tombent, arrachées par des dents invisibles, accoudoirs, bâtis de tables, montants de chaises. Grâce aux baies ouvertes, chaque établi se détache sur un fond vert de campagne. Les hommes, la taille inclinée, ont l’air de chasseurs à l’affût. Une fumée de poussière monte ; on respire du feu ; c’est la scierie.
Le contremaître accourut.
— Rien de particulier ?
— Rien. Une lame à remplacer, ce matin : c’est tout.
— A quelle machine ?
— Au trois.
— Allons-y.
Ils gagnèrent l’établi et suivirent un instant le travail de l’ouvrier.
— Ote-toi de là et regarde, dit Jude avec brusquerie. Les mains doivent être là et là.
Il avait pris une planche, la poussait. Celle-ci courut d’un jet. Le copeau s’abattit.
— Comme cela, on ne casse pas les lames et pas d’accidents à craindre.
L’ouvrier murmura, vexé :
— Oh ! les accidents !…
— Je les paye ; c’est entendu, mais je ne rends pas les doigts coupés.
Déjà l’ouvrier, revenu à sa place, faisait glisser une autre planche.
— Il y est, cette fois ! dit le contremaître.
— Tant mieux.
Et sans s’attarder plus, Jude passa au montage.
Là, plus de machines : rien que le heurt des marteaux qui s’abattent, manœuvrés à pleine main, et enfoncent dans le bois les longs clous d’assemblage. Dès l’entrée, Jude fut satisfait. Tout paraissait en ordre. Cela se reconnaissait à la marche des formes, sereine et régulière. Du fond de l’atelier, on les voyait venir, pendues au transporteur. Elles allaient d’un établi à l’autre, recevaient à chaque arrêt une pièce nouvelle, devenaient à mesure une chose reconnaissable, et cela donnait l’idée d’une création en marche, une création qui aurait borné son effort à jeter inlassablement au pied d’un monte-charge des squelettes de fauteuils ou de chaises.
— Combien de formes, hier ? demanda Jude à l’homme chargé du monte-charge.
— Cent vingt-six.
— Et tes douleurs dans le bras ?… elles vont toujours ?
L’homme sourit. Il s’appelait Brugnet. C’était un pauvre diable, impropre aux travaux rudes. Il avait fini par accepter ce poste, reconnaissant de n’être pas jeté dehors.
Il balbutia :
— C’est le jet du marteau qui me tuait : maintenant, je suis d’aplomb.
— Je sais. Tout va bien ici ?
Brugnet hésita une seconde.
— Pour sûr… tout doit aller.
Il avait dit cela, comme chaque jour, désireux avant tout de satisfaire « le patron ». Cependant, Jude eut l’intuition qu’on lui cachait quelque chose.
— Est-ce que par hasard…
Au fait, à quoi bon questionner cet homme ? C’était dangereux et inutile.
— Allons, tu es comme les autres, prêt à faire une bêtise si l’occasion s’en présente.
Brugnet n’eut pas le loisir de répondre. Pressé, Jude gagnait maintenant l’escalier et montait à l’habillage.
Justement, Cottron, le contremaître, dégringolait les marches, exaspéré. A la vue du patron, il cria :
— Ça tombe bien ! J’allais vous prévenir, j’ai donné ses huit jours à Gouraille.
— A quel propos ?
— Ça ne pouvait durer. Il bousille : hier encore, deux dossiers à refaire.
— Où sont-ils ?
— On les a démontés.
— Vous savez bien que c’est interdit. Je tiens à contrôler moi-même.
Gagné par la colère de Cottron, Jude passa devant celui-ci, traversa l’atelier, alla droit à Gouraille.
En marchant, il apercevait une forêt de baguettes et de tiges souples dont chacune semblait se débattre avant de s’enrouler autour des formes, mais il n’en regardait aucune. Bien que le décor avec des branches courbes soit essentiel, — il donne aux meubles de Revel leur aspect de terroir, — tout entier au souci des incidents possibles, Jude ne se souciait plus de le vérifier.
— Voici que tu ne sais plus habiller ? dit-il en arrivant devant Gouraille.
Gouraille lança vers Cottron un regard oblique.
— Quand on veut tuer son chien…
— Suffit. On t’a donné tes huit jours pour l’atelier. Tu ne quitteras pas l’usine, mais lundi, tu descendras aux formes.
Furieux d’être désavoué, Cottron interrompit :
— Si vous aviez vu les dossiers !
— Il fallait ne pas les démonter. J’entends qu’on observe mes ordres, les contremaîtres comme les autres !
Gouraille répéta, s’obstinant dans sa formule :
— Quand on veut tuer son chien…
— Après tout, conclut Cottron, cela vous concerne. Tant pis s’il survient du grabuge.
— Que signifie ?…
— Rien.
Puis affectant l’indifférence :
— Il y a aussi Bouchut qui demande à vous parler. Bouchut ! avance à l’ordre !
— Présent ! répondit une voix forte.
On vit ensuite un ouvrier s’approcher lentement.
— Excusez, M. Servin, fit-il en saluant, c’est moi Bouchut, qui suis chargé de m’entendre avec vous, rapport aux autres.
Étonné par ce début insolite, Jude répliqua sèchement :
— Tu viens au nom des autres ?
— Si ça ne vous gêne pas, M. Servin.
— Est-ce, en tout cas, si pressé que tu ne puisses attendre la sortie pour m’en faire part ?
Bouchut insista :
— C’est rapport aux autres, M. Servin.
— Soit. Descends avec moi.
— A votre gré.
Ils traversèrent de nouveau l’atelier. Jude marchait le premier, le cœur tout à coup serré par une inquiétude hostile : l’ouvrier suivait, gardant une allure gauche qu’accentuait sa carrure puissante.
— Eh bien, dit Jude arrivé dans la cour, de quoi s’agit-il ?
— Voilà, répondit Bouchut, faudrait régler vos embauchages.
Il y eut un bref silence durant lequel chacun, observant l’autre, s’efforçait de lire à l’avance les paroles qui allaient venir, puis Jude reprit, tranquillement :
— Explique-toi, je ne comprends pas.
Bouchut baissa la tête comme s’il craignait d’être troublé dans son exposition par le regard de Jude.
— C’est très simple… On reconnaît que vous faites votre possible pour qu’on n’ait pas à se plaindre… Tout de même, si on ne demande pas mieux que de vous ficher la paix, on ne peut pas non plus se laisser causer du tort. Or, l’année dernière, on a touché du bénéfice, pas beaucoup… Ainsi moi, j’ai eu pour ma part 79 francs, exactement. Enfin, si peu que ce soit, ça aide à compenser la retraite, les assurances, toutes ces machines par lesquelles vous êtes libre de vous rattraper. Mais pour que cela dure, il est clair qu’on ne doit pas embaucher tous les jours. Il y a déjà vingt-trois nouveaux cette année. A chacun qui vient, c’est autant de moins pour nous, exactement comme si on retirait 79 francs aux camarades, sans même les consulter, et ça, M. Servin, je suis chargé de vous le dire, ça n’est plus possible !
— Tu veux maintenant m’interdire les embauchages ?
Bouchut, acquiesçant, résuma :
— Nous autres, pourvu qu’on ait son dû, nous ne réclamons rien.
Jude, qui avait écouté attentivement, eut un sourire d’ironie.
— Cela n’a pas le sens commun.
— Si j’en parle, fit Bouchut se redressant, c’est que les camarades…
— Tâche d’abord de juger par toi-même : cela vaudra mieux.
Et mettant familièrement sa main sur le bras de Bouchut :
— La chose, comme tu l’as dit, est très simple. Plus il y a de commandes, plus il y a de bénéfices, c’est clair. Si les commandes sont telles que le personnel ne puisse y suffire, il faut donc ou renoncer à ces commandes, ce qui est renoncer à l’accroissement des bénéfices, ou se mettre en mesure de les exécuter, c’est-à-dire embaucher. A chaque embauchage, ce n’est pas de l’argent que je vous prends, mais vos parts que j’accrois : as-tu compris ?
Bouchut se recueillit ; puis, têtu :
— Je vois très bien que lorsqu’on embauche, c’est du bénéfice pour vous — cela, parbleu, nous le savions, — mais je vois bien aussi que, ce bénéfice, on le fait sur notre dos. Ce n’est pas une raison, parce que vous parlez bien, pour se laisser flouer. A chaque nouveau qui entre, c’est 79 francs qu’on prendra dans nos poches.
Jude laissa retomber sa main, découragé.
— Dire que c’est toi le plus fort, et que tu en es là !
Une flamme s’alluma dans les yeux de Bouchut :
— Il est possible que je sois un imbécile : je sais compter. J’entends que ce qui est à moi n’aille pas dans la bourse d’un autre ; voilà !
— Si tu préfères que cela n’aille à personne, tu n’as qu’à le dire. Il m’a plu d’accorder la part aux bénéfices : il peut me plaire de ne plus la donner.
— Vous oseriez…
— Qui peut me l’interdire ?
Les ripostes venaient de partir, malgré eux, déroutant leurs projets de prudence. Ils n’étaient plus ni Servin ni Bouchut, mais le patron et l’ouvrier, c’est-à-dire deux êtres séparés par le fossé béant des intérêts, n’utilisant ni la même langue, ni la même logique.
Tout de suite Jude se ressaisit, et redevenu maître de son énervement :
— Écoute encore, dit-il, et tâche une dernière fois de me suivre. Peut-être saisiras-tu mieux des faits que des raisonnements. Je suis riche. Je n’ai pas besoin d’argent. J’aurais pu, je puis encore boucler la maison, si le désir me venait d’aller passer ailleurs ma fantaisie. Rien ne m’obligeait donc à monter l’usine. En la montant, j’y ai gagné de vivre dans un pays qui me déplaît, de m’encombrer de soucis et de courir des risques. Si donc j’ai fait cela, ce n’est pas pour moi, mais pour vous !
Il surprit dans les yeux de Bouchut une lueur d’incrédulité et s’emporta.
— Parbleu oui ! pour vous ! Qu’est-ce que j’avais à craindre en continuant de vivre tranquille comme auparavant ? On a beau prédire la révolution sociale, le monde tel qu’il est aujourd’hui durera bien autant que moi ! Pour vous seuls, j’ai bâti cela, anéanti la concurrence, suscité contre moi la haine de toute une région… Or, ce matin, tout à l’heure, une femme s’est présentée ici. Cette femme, jadis, fabriquait des fauteuils, pareils aux nôtres ; elle avait eu une maison à elle, du travail, l’aisance : tout a disparu grâce à nous, et elle venait me dire : « Embauchez-moi ; on n’a pas le droit de dépouiller quelqu’un de son bien et de se refuser ensuite à le nourrir ! » Elle me l’a dit, entends-tu bien ? et j’écoutais, sachant que c’est vrai, certain d’être l’auteur de sa débâcle. Pourtant j’ai répondu non. N’ayant besoin de personne en ce moment, j’aurais fait une aumône et je ne me reconnais pas le droit de la faire à vos dépens !
A mesure qu’il avançait dans ce récit, on sentait qu’il voulait moins encore convaincre Bouchut que satisfaire à l’impérieux besoin qu’éprouve la conscience de discuter au grand jour les actes dont elle doute. Il acheva :
— Crois-tu maintenant que je puisse, par caprice ou pour un gain problématique, compromettre vos parts ?
Bouchut avait écouté, très attentif. En effet, c’étaient là des actes, de ces choses claires par elles-mêmes et qui satisfont l’esprit, sans risque de surprise.
— Je n’y contredis pas…
Cependant ses calculs aussi étaient précis, irréfutables.
— N’empêche que depuis un an il y a eu vingt-trois embauchages et qu’à 79 francs par tête, cela représente…
— Inutile de répéter !
— Alors… vous acceptez ?
— Je refuse.
— C’est le dernier mot ?
— Le dernier.
— Pourtant, les camarades…
— Si des camarades sont mécontents, la caisse leur est ouverte : on paiera les huit jours.
Le buste de Bouchut oscilla soudain, comme un chêne sous la tempête.
— Et si tous, demain, partaient sans les attendre ?
— Des menaces ?
— Non, pas de menaces… Pourtant, croyez-moi, M. Servin, on ne peut pas toujours trimer comme une brute. Que voulez-vous que ça nous fiche, vos grands mots et vos airs socialeux, si, au bout du compte, vous n’accueillez même pas une demande si simple. Quand vous serez député, ce n’est pas nous, n’est-ce pas, qui palperons le traitement ?…
La voix coupante de Jude interrompit net la tirade :
— Tais-toi ! Je crois que tu es gris.
Furieux, Bouchut ferma les poings.
— Je ne suis pas saoul.
Mais déjà la main de Jude s’abattait sur l’épaule du colosse.
— Rentre ! Tu es gris ! te dis-je : si tu n’as pas bu, tu es saoul de paroles !
En même temps, presque sans effort, il le ramenait vers l’atelier. Une colère blanche le soulevait. A la moindre résistance, il aurait écrasé l’homme.
Bouchut gronda :
— Soit ! on sait ce qu’on voulait savoir.
Il répliqua :
— Tant mieux ! chacun voit ainsi ce qu’il doit faire.
Puis frémissant, il traversa la cour. Maintenant que Bouchut était remonté, sa fureur faisait place à la conscience du danger révélé. Un désir animal de faire face à celui-ci l’étourdissait ; s’il n’aurait pu dire encore par quels moyens, il savait en revanche que, dût l’usine en mourir, pied à pied, il allait résister, résisterait jusqu’à la mort !
En le voyant rentrer, Clerc eut un geste de surprise :
— Déjà fini ?
— Viens, il y a du nouveau.
Il traversa le bureau. Arrivé dans la pièce où il travaillait d’habitude, il se tourna ensuite vers Clerc.
— Ferme la porte.
— C’est grave ?
— Ferme donc !
Clerc obéit.
— Écoute.
Posément, Jude commença son récit. Il parlait avec lenteur, trouvant dans cet effort même, le moyen de retrouver le sang-froid nécessaire. Les menaces de Bouchut et son obstination à réclamer une chose absurde l’avaient d’ailleurs moins exaspéré que l’accusation, pressentie plutôt que formulée, de spéculer sur les retraites.
Quand il eut achevé, il alla vers la fenêtre, écarta le rideau et affecta de regarder l’allée vide qui passe devant l’usine. Clerc, devenu livide, restait muet.
— Eh bien ! reprit Jude au bout d’un instant, tu ne dis rien ?
— Parce qu’il n’y a rien à dire. Quand un arbre est de mauvaise race, on a beau le tailler, il donne toujours son fruit.
Jude haussa les épaules.
— Des rengaines !
— Aujourd’hui c’est la mise en demeure, demain…
— Ils réfléchiront.
— C’est réfléchi : demain la grève !
— Qu’ils essayent ! On verra qui est le maître !
— En admettant que ce soit vous, — ce qui n’est pas certain, — en serons-nous plus avancés ?
Clerc s’était redressé. Ses lèvres tremblèrent. Il éprouvait le désir aigu de vider son âme.
— Tenez, reprit-il, vous m’amusez avec vos illusions. Très joli de s’attendrir sur le sort de l’ouvrier, d’en faire un affamé de justice qui ne guette qu’une occasion favorable pour adorer le patron ! La vérité, je la connais, et je vais vous la dire. Ce qu’on leur donne leur est dû. Ce qu’ils n’ont pas leur est volé. A plat devant vous, comme des brutes ; sitôt sortis, bavant la haine et enragés d’envie. Des brutes, vous dis-je, qui ne respectent que la force ! L’autre jour, j’en écoutais un par hasard. Il parlait d’une de ses places : il en avait des larmes dans la voix. Au moins, là, songez-donc ! le contremaître était un gendarme retraité qui, ne sachant rien du métier, n’avait pour office que de coller des amendes à tort et à travers ! Allez, après cela, leur faire de la douceur et les traiter en beaux messieurs !
Jude, abandonnant la fenêtre, se retourna :
— Est-ce que tu deviens fou ?
Il fit un geste comme pour déblayer un horizon importun :
— Au surplus, mettons, — ce que je ne crois pas et ce que tu ignores, — mettons que ces gens soient tels : suis-je le premier qui emploie des ouvriers ? La grève est risque de métier, le moindre en vérité. Les autres étaient pires et je m’en accommode.
— Les autres ?
— Allons donc ! oublierais-tu la femme qui était là, tout à l’heure ?
— Je n’en ai pas parlé !
— L’attitude a suffi : c’est tout, vraiment, si parce qu’elle est ruinée, tu ne me traites pas de malfaiteur ! Comme si j’avais le pouvoir de renverser le cours des événements !
— On a toujours celui de renoncer !
— Merci, le conseil est imprévu.
— Il est le seul bon ! C’est un crime, quand on est, comme vous, libre de rester tranquille, c’est un crime de ruiner des gens pour son plaisir !
Il y eut un arrêt brusque, puis Clerc s’effondra sur sa chaise, balbutiant :
— Pardon… quand il s’agit de vous, je crois toujours que vous êtes, comme autrefois, trop jeune pour vous passer de moi…
— Bah ! répondit Jude tristement, tôt ou tard, cette heure devait sonner…
Et il se remit à marcher, le cœur étrangement lourd, plus accablé par cette dispute que par tous les dangers qui menaçaient son œuvre.
— Aussi bien, reprit-il après un long silence, j’ai réfléchi. Quoiqu’on tente, pour aboutir on doit passer outre aux sentimentalités vaines. Il est possible que je ruine le petit commerce d’alentour. J’estime néanmoins que la vie de mes deux cents ouvriers n’est pas achetée trop cher par la suppression de dix ou douze petits ateliers qui végétaient. Il est possible aussi que mes deux cents ouvriers soient assez fous pour tenter de détruire un organisme qui les sauve. J’en doute cependant. La preuve en est qu’à midi tu iras trouver cette femme Pastre ; annonce-lui que j’ai changé d’avis et que je l’embauche à partir de demain : huit francs par jour, le taux des hommes…
Doutant d’avoir entendu, Clerc s’était levé :
— Embaucher cette femme ! Après ce qu’a dit Bouchut !
Jude sourit, dédaigneux :
— Précisément : c’est le moyen de fixer tout le monde.
Il approcha de la porte :
— Sans rancune, mon pauvre Clerc ! Puisque je devais m’installer ce soir à Montaigut, autant m’occuper tout de suite du départ. Tu es maître de la boîte.
Il sortit ensuite sans attendre la réponse.