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La vie secrète

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IV

Au même instant, à l’extérieur de la maison, M. Lethois attend le retour de Dorothée : il frappe le rebord du perron avec le bout ferré de sa canne et semble un de ces chemineaux qui, vingt fois par jour, viennent à la même place attendre le sou dont la charité parcimonieuse de la châtelaine les gratifie indistinctement. En même temps son ombre, démesurément allongée, dégringole vers les pavés comme si, avant de gravir les degrés, il avait laissé d’abord tomber un peu de lui.

Tout à coup, Dorothée reparaît, des journaux en main :

— Tenez ! prenez ceux-là !

— Ainsi elle s’obstine à ne pas me recevoir ?

— Je vous répète qu’elle est très occupée.

— Mais si j’entrais pour lui expliquer…

— Ah ! elle a bien autre chose en tête ! Et puis, si je devais jaser…

Si Dorothée devait jaser, que ne dirait-elle pas à Cadette, à Dominique qui est là, planté devant sa forge, à tout le monde enfin, sauf à M. Lethois !

Un gros coup sourd résonne : la maison se ferme.

Hébété, M. Lethois ne bouge point. Alternativement il regarde cette porte barricadée et les papiers jetés par Dorothée. Il avait pris le prétexte des journaux pour approcher de Mlle Peyrolles et se faire pardonner la venue de Mlle Wimereux : plus de doute devant cette fin brutale de non-recevoir, la brouille est assurée…

— Eh donc ! M. Lethois, votre serrure marche-t-elle à cette heure ?

Dominique, goguenardant, interpellait M. Lethois. Celui-ci maintenant repartait sans mot dire. Son ombre avait tourné pour le précéder cette fois, et il la contemplait, ayant l’air d’être guidé par elle.

Presqu’aussitôt une autre ombre la rejoignit.

— Ah ! vous voilà, fit M. Lethois d’un ton rogue, après avoir reconnu l’abbé Taffin.

Celui-ci répondit, pressé :

— N’avez-vous pas vu le facteur ?

— Vous comptiez sur une lettre ?

— Non… c’est-à-dire… enfin, il paraît que, décidément, c’est sérieux chez la Blanchotte. On m’y réclame encore, et comme je ne reviendrai pas avant la nuit, j’aurais aimé…

— Le diable emporte la Blanchotte et toutes les femmes ! interrompit M. Lethois, je ne peux vous suivre : allez votre train et moi le mien.

— Seriez-vous toujours souffrant ?

— Je vais très bien : d’ailleurs le contraire importerait peu. Personne ici, n’est-ce pas, ne s’occupe de moi ?

— Quoi qu’il en soit, il est heureux que votre amie arrive ce soir. Au moins, vous ne coucherez pas seul dans la maison. Excusez-moi si je me hâte. J’ai peur de rentrer très tard !

Et l’abbé reprit son pas accéléré pour descendre le raidillon. A chaque enjambée, la soutane lui battait le mollet et renvoyait la lumière comme un miroir.

Plus lentement, M. Lethois entama la même descente, mais, ébloui par le soleil, il était obligé de tâter le sol avec prudence, avant d’y assurer le pied.

— L’heure de boire un coup, pas vrai ? M. Lethois…

Encore Jean qui remonte et salue.

— En v’là un temps pour les arrivées !

— Quelles arrivées ?

— Té, M. Servin ! Ce qu’il est pressé de venir ! Bon sang de bon sang ! il attendrait une femme que ça ne serait pas pis.

Une rage empourpra la face de M. Lethois.

— Tout le monde aujourd’hui est donc en train d’en attendre !

Et fouaillant l’air d’un coup de canne, il passa.

Lui aussi attendait cette Wimereux dont la venue ne pouvait tarder. Avant une heure, elle serait là : adieu ensuite le chez soi ; il faudrait se contraindre à des politesses bêtes, jouer la comédie de l’accueil, installer cette étrangère dans la maison… et tout cela pour obtenir quoi ? rien…

M. Lethois frissonna :

— Ah ! j’ai fait là une jolie besogne !

Dédoublé, devenu en quelque manière le spectateur de ses actes, il éprouvait le besoin de se crier des injures :

— Jolie besogne ! Tu seras roulé !

L’opération, de loin, lui avait semblé géniale. Le père ayant été de l’Institut, la fille devait avoir conservé des amis. Donc, il suffirait d’attirer celle-ci, de la lier sans dire gare dans le filet de la reconnaissance, pour être en droit d’exiger au bon moment un appui nécessaire et faire pousser ainsi sa candidature au prix Nobel convoité. De près, que restait-il d’un si beau plan ? Au premier mot, Thérèse, il en était certain, répondrait : « Je ne connais plus personne ! » ou bien « Si j’avais tant d’amis ils m’auraient gardée près d’eux. » A l’avance M. Lethois devinait le geste accompagnant cette défaite à la fois stupide et irréfutable. Il en serait pour la dépense et une rupture avec Mlle Peyrolles.

Il répéta, furieux :

— Roulé ! Parfaitement ! je serai roulé !

Et il aurait voulu se battre, trouver on ne sait quel prétexte pour être absent. Il n’admettait pas d’avoir risqué son repos sans compensation. Si Thérèse Wimereux avait paru en ce moment, il aurait été capable de lui poser des conditions et, suivant la réponse, de la renvoyer tout de suite, brutalement. En même temps, comme il atteignait la route il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil anxieux du côté de Saint-Julia. Il s’attendait à découvrir déjà l’intruse et ce lui fut un soulagement de constater, si loin qu’on pouvait voir, que tout était désert. Seul, un homme en blouse bleue approchait à grands pas. Une main sur la sacoche noire qui lui battait le flanc, de l’autre il balançait un gros bâton, à la manière d’une bielle. C’était le facteur.

— Des lettres ? cria M. Lethois dès qu’il fut à portée.

— Je crois que oui.

— Pour qui ?

— On va voir.

— Vous savez que M. Servin s’installe ici ? A partir de demain, votre sac sera plein.

— Bah ! ce n’est que les imprimés qui gênent. Justement, je croyais en avoir ; mais non, c’est bien des lettres… pour M. Taffin.

— Il est en balade ; donnez, je les lui remettrai.

— C’est pas de refus.

Le facteur tendit deux enveloppes. L’une, grande et lourde, était pareille à un faire-part. L’autre, petite et mince, se devinait bourrée de papier pelure.

— Rien pour moi ? reprit M. Lethois s’en emparant.

— Oh ! vous ! vous êtes un bon client ! Si on n’en avait que des pareils, le métier serait fameux !

— En effet, on ne m’écrit pas, à moi !

Et, les deux lettres en main, M. Lethois abandonna le facteur.

Un sourire sardonique tordit sa face. C’était vrai que personne au monde ne s’intéressait à lui, qu’il pouvait devenir fou, disparaître sans que nul y prît garde. Parce qu’il était solitaire, chacun — le facteur aussi bien que les autres — le proclamait heureux. Pourtant, quel drame au fond de lui !

Sans doute, depuis sa sortie du presbytère, pas une fois il n’avait consenti à se remémorer les affres de la nuit ; il les avait abolies de sa mémoire. N’importe, même disparues, elles l’enveloppaient d’épouvante. Ah ! les autres pouvaient avoir une famille, des malades, des usines ; qu’étaient ces niaiseries devant sa peur d’un ennemi qui, après avoir frappé un premier coup dans l’ombre, guette à nouveau l’heure propice et peut-être voudra recommencer !

M. Lethois, ayant relevé ses lunettes, examina la première des lettres que le facteur lui avait confiées :

— Le cachet de l’archevêché…

Il regarda la seconde :

— Un timbre étranger… cela vient d’Allemagne… L’abbé convertirait-il des hérétiques ?

Et, glissant les deux plis dans sa poche, il sourit encore. Jamais la vanité des existences qui n’étaient pas la sienne ne lui était apparue à ce degré. Il n’imaginait pas que de pareils chiffons pussent, eux aussi, provoquer des catastrophes ; après avoir, la veille, soupçonné que tous les êtres sont animés par une vie secrète, il oubliait que, du même coup, cette vie doit être pour chacun l’origine des pires désastres.

Mais, subitement, le sourire de M. Lethois s’effaça. Lentement d’abord, une brûlure venait de courir le long de sa jambe droite. Soudain, cette brûlure s’étendait, faisait place à une onde fulgurante : puis, une douleur atroce, la sensation que la moelle de l’os est pincée par des griffes, que le cœur va cesser de battre… enfin la terre qui disparaît, fauchée par une trombe, l’impossibilité de se tenir debout, peut-être même de vivre… Galvanisé par une de ces volontés folles que souffle l’horreur de la mort, M. Lethois jeta un cri rauque, traversa la route et, franchissant le fossé, alla crouler de tout son long sur un tertre.

Il y avait là un triangle de verdure enserré dans la jonction des chemins de Saint-Félix et de Revel. Quatre ormeaux et une croix de mission plantée en 1853 le décoraient. Persécutés par le vent d’autan, les ormeaux, d’ailleurs, ne donnaient qu’une ombre rare. Des sillons de terre sèche séparaient en îlots les touffes de gazon. La croix aussi, que la municipalité n’entretenait plus, était lépreuse.

Anéanti, M. Lethois avait fermé les yeux. Il n’était pas évanoui, comme la veille au seuil de sa maison. De même, il se rendait compte que la douleur suppliciante passait déjà et percevait tous les bruits. Alentour, des moineaux voletaient en pépiant. Les cigales stridaient. Parfois une feuille tombait, ou des branches, tout à coup, s’emplissaient de murmures parce qu’un souffle les faisait respirer. Des gens passèrent tout près…

Quels gens ?… Pour le savoir, il aurait suffi à M. Lethois de lever la tête, mais il n’y songeait point, pas plus que les promeneurs — Marc et Mlle Peyrolles — ne songeaient à regarder ce chemineau cuvant sur un talus sa fatigue ou son vin. Après l’avoir frôlé presque, ils s’éloignèrent et, longuement encore, M. Lethois écouta le rythme de leur marche, sans bouger.

Il se demandait uniquement :

« Quand je rouvrirai les yeux, verrai-je encore la lumière, ou bien cela va-t-il recommencer ? »

Angoisse sans nom : comme après la première crise, il eût souhaité de toute son âme vérifier cela, mais de toute son âme aussi il repoussait l’échéance de cette vérification sans appel. Qui sait même s’il ne serait pas resté ainsi jusqu’au soir, les paupières closes, s’il n’avait senti enfin sur sa main gauche le trottis infime d’un être vivant !…

Ce fut un choc brusque :

— Une fourmi !

Aussitôt il se redressa. Puis sans seulement réfléchir qu’il voyait, sans un regard non plus pour le ciel qui, tel un passant furtif, semblait fuir en rasant les collines, ivre de curiosité, il se pencha vers l’herbe, eut une nouvelle exclamation :

— Des militaires !

Et l’univers, une fois de plus, s’effaça.

C’étaient bien des fourmis qui stationnaient au milieu d’une clairière de terre sèche, en rangs serrés, manifestement anxieuses. Un éclaireur, détaché en avant de la troupe, se dirigeait vers la route de Saint-Félix. Deux messagers approchaient de l’arrière. Rien qu’à inspecter leur allure, M. Lethois avait compris qu’il tombait en pleine guerre : tout de suite, il chercha l’ennemi.

Malgré que la forêt de graminées parût déserte, il fouilla du regard les touffes. Glissant ici sous les branches lourdes, ailleurs profitant de l’ombre, là d’un sentier tracé par l’eau, il allait en quête de forteresse et, à mesure, devant son rêve, ce coin de pré devenait une jungle inextricable, lui-même pareil à un aéronaute.

Enfin, à quinze centimètres environ de la première troupe, une seconde se découvrit, puis une troisième. Ainsi réparties, elles dessinaient une ligne de marche circulaire nettement orientée vers un centre, à l’angle sud de la croix. Des courriers multiples suppléant au télégraphe reliaient ces unités.

Bien que chaque mouvement lui fût douloureux, M. Lethois s’accroupit pour mieux voir.

Tout à coup, d’un orifice masqué par des brindilles, presque au milieu du cercle, quatre fourmis noires sortirent, puis deux autres.

Elles avançaient, la mâchoire ouverte, les antennes dressées, héroïques, décidées à briser l’anneau terrible enfermant la Cité.

M. Lethois ne put s’empêcher de crier :

— Attention, mes enfants !

Mais déjà les corps réunis en pelote s’étaient confondus, s’étreignaient. Une fourmi noire roula, décapitée. De nouvelles accouraient. Puis, brusquement, la bataille s’évanouit ; assiégeants et assiégés s’effacèrent derrière un écran noir : M. Lethois ne vit plus rien…

D’abord il lui sembla qu’il s’enfonçait dans une eau profonde. Il coulait à pic et suffoquait. Ensuite, comme cette chute vertigineuse se prolongeait, il eut la sensation qu’entraîné par le frottement de l’onde, il tournait sur lui-même. Plus il virait, plus l’épouvante lui venait d’un écrasement final, quelque part, quand la chute cesserait ou quand il atteindrait un fond qui ne venait pas…

Cela dura très peu, vingt secondes peut-être ; après quoi, la lumière reparut, tout reprit sa place : le vertige était passé.

Claquant des dents, M. Lethois se redressa et de nouveau contempla l’horizon.

La plaine n’avait pas changé : elle s’étalait toujours sereine ; même ciel clair, mêmes transparences dans les fonds. Seulement les objets étaient devenus plus roses, — un rose doux qui était moins une couleur qu’un reflet d’autres couleurs, celles-là invisibles ou très lointaines.

M. Lethois poussa un grand soupir. Cela n’avait duré que l’intervalle d’un éclair, soit ! Qu’importe la durée du temps. Cela recommençait !

Une fureur ensuite le souleva. On eût dit qu’il voulait prendre cela au collet pour l’obliger à montrer son visage.

— Que m’est-il arrivé, en somme, la nuit dernière ? Une congestion !

Sur ce point, aucun doute : M. Taffin l’avait reconnue, lui-même s’en rendait compte. Or, à concentrer outre mesure l’attention sur un point, surtout si l’on garde en même temps une position anormale, on risque de provoquer des rechutes. Donc, bien que cela fût revenu, les yeux étaient hors de cause !

Cependant, une congestion est un phénomène mécanique qui vient brusquement et ne disparaît qu’avec lenteur. Cela n’avait laissé aucune trace. Dès lors, la congestion n’expliquait rien : il y avait autre chose ! Et le cercle d’angoisse se referma.

Autre chose… les yeux, qui sait ! Ne plus voir, quel effroi ! Sans les yeux, plus d’expériences, plus de lectures ; ces carnets même, sur lesquels M. Lethois avait marqué jalousement avec des signes secrets le résultat de sa prodigieuse enquête, ces carnets devenaient inutiles ! Ah ! il était bien temps de flâner sur les talus ! C’était rédiger qu’il fallait, rédiger tout de suite, ce soir, et demain, et tant qu’un peu de lumière impressionnerait encore sa rétine !

En même temps, M. Lethois tira un carnet de sa poche, l’ouvrit :

— La dernière fois peut-être que j’ai l’occasion d’inscrire ce que je vois !

Le crayon hésita une seconde dans sa main. Celle-ci s’affermit. Il écrivit ensuite :

« 22/7 1907. 4 h. 25 s.

« Sept détachements de fourmis sanguines. Orientation Sud-Sud-Ouest. Quatre messagers. Vérifié sortie de quatre fourmis noires, puis deux autres. Un mort. L’attaque générale… »

Ici, sans fermer le carnet, M. Lethois dut s’incliner pour connaître la suite.

La bataille était finie. L’armée pillait.

Pillage méthodique, sans férocité superflue ; nettoyage de commerçant plutôt qu’œuvre de corsaire. Tandis qu’aux abords de la place prise, des soldats se croisaient par centaines, une garde installée à chaque porte surveillait les expulsions et repoussait à l’intérieur tout vaincu qui tentait d’emporter une chrysalide. Vers la droite, un régiment commençait le transport des dépouilles conquises. Plus loin, dans un maquis d’herbe courte, trois assiégés ayant réussi à sauver leur bien venaient d’être rejoints et luttaient désespérément.

Émerveillé, M. Lethois partit d’un rire sonore. A contempler cette tragédie, hors du temps, loin des hommes, pareil à Dieu, il éprouvait un tel oubli de la vie qu’il serait demeuré là sans doute jusqu’à la nuit si la sensation physique d’un regard posé sur lui n’eût interrompu cette extase. Au même instant, une pensée importune acheva de l’éveiller : Mlle Wimereux !

Il cria sans lever la tête :

— Serait-ce vous, enfin ?…

Ce fut une voix d’homme qui répondit :

— En effet, je suis là.

Jude Servin, arrivé depuis une heure à Montaigut et déjà désœuvré, s’approchait curieux :

— Que diable fabriquez-vous, ainsi couché dans les fossés ?

— Ce que je fais ?

Le visage de M. Lethois se ferma.

— Des choses qui n’intéressent personne… J’attends quelqu’un.

— Drôle de façon d’attendre une jolie femme !

— Ah ! vous savez ?

En même temps M. Lethois avait tiré sa montre :

— Six heures et demie déjà ! Comment ne l’ai-je pas vue encore !

Il fit un effort pour dominer la douleur que lui donnait la courbature, et se levant :

— Excusez-moi, continua-t-il ; peut-être a-t-elle passé sans que je la voie : il faut que je m’enquière…

— Décidément, vous avez une manière à vous d’accueillir vos invités !

— La manière que je peux…

Et déjà M. Lethois remontait vers le bureau de tabac pour s’informer quand un grand corps, surgi de la haie, lui barra le chemin encore une fois. Reconnaissant le Pêcheur, M. Lethois fit un geste de dégoût :

— A qui en as-tu, pochard !

— De quoi ? pochard ! J’ai bien le droit, si c’est mon goût, de l’attendre aussi pour lui servir un accueil de Président ? Sûr qu’elle connaissait ma gueule avant la vôtre !

Puis, butés soudain, l’un petit, ratatiné dans son veston de rentier et si faible qu’un souffle aurait pu l’enlever, l’autre musculeux, déguenillé, plus solidement accroché au sol que l’ormeau près duquel il se tenait, les deux hommes se toisèrent.

Pris d’une jalousie animale pour ce sans feu ni lieu dont la santé ne servait à personne, M. Lethois jeta enfin d’une voix sifflante :

— Jolie connaissance qu’elle a fait là !…

Au lieu de s’emporter, le Pêcheur sourit :

— C’est selon…

Puis familier tout à coup :

— Moi, voyez-vous, la première heure que je l’ai vue, ça n’a pas été long, on s’est compris… Les braves gens, ça se reconnaît à la figure ! Paraît qu’à ce moment le curé Salomon avait défendu de lui rien vendre ; alors, je lui offre une carpe pêchée dans le presbytère : affaire de rigoler, quoi ! Elle l’a payée double, sûr comme je vous le dis ! et avec ça elle m’a f… de ces mots… Ah ! de ces mots !… Parole d’honneur, si après cela j’avais été riche, je ne me serais plus saoulé !

M. Lethois qui avait la haine de l’irrégulier, interrompit encore le Pêcheur :

— Cela prouve qu’elle ne savait pas qui tu étais !

— Avec ça qu’elle s’est gênée pour le savoir !

— On ne fraye pas avec les voleurs !

— Voleur ! voyez-vous ça !…

Une gaieté convulsive secouait le Pêcheur ; puis se ravisant tout à coup, il regarda fixement M. Lethois :

— D’abord vous, est-ce que je m’occupe de vos affaires ? Est-ce que je cherche, moi, ce que vous manigancez depuis des temps sur les chemins et pourquoi, dès que vous vous croyez seul, vous sacquez des fourmis ?

— Malheureux ! que dis-tu ?

— Et là derrière, poursuivit le Pêcheur, dans la bicoque au père Peyrolles, croyez-vous que la bourgeoise aussi m’épate quand elle reçoit son jeune homme ? Allez ! une fois en chemise, pas de différence entre moi et le pape ! Voleur ! On vous en donnera, des faisans, quand la chasse est fermée ! C’est-y moi qui les mange ou les gens chics ?

— Eh bien, Pêcheur, on racontera donc toujours des bêtises ?

D’un bond le Pêcheur se retourna :

— N… de Dieu, Mademoiselle, nous qui vous attendions par la grande route !

Stupéfait, M. Lethois répéta :

— En effet, nous vous attendions…

Thérèse Wimereux qui débouchait d’un sentier sourit gaiement :

— Pendant ce temps, je viens par la traverse : voilà !

— Mais votre bagage, la voiture ?…

— Ce soir, le courrier apportera tout. Je suis comme vous, Pêcheur, je ne tiens pas aux chemins battus.

Le Pêcheur, sous la caresse de cette voix, eut un frisson :

— Vous savez, on était là, histoire de vous dire bonjour !

Thérèse sourit encore :

— Je sais, je sais…

— Allons, interrompit M. Lethois, inutile de vous laisser compromettre plus longtemps.

Elle répliqua, rieuse :

— Ce n’est pas de mon âge. D’ailleurs, je viens chez vous.

— N’importe, vous avez de singuliers amis.

— Des amis de la première heure…

Et s’adressant au Pêcheur :

— Merci ! on vous reverra ?

Planté au milieu du chemin, celui-ci ne répondit pas. Il la regarda prendre le bras de M. Lethois, se diriger avec celui-ci vers le raccourci qui menait au terme du voyage. Quand elle fut sur le point de disparaître seulement, il eut un rire béat et jeta dans l’air un baiser.

Au même instant, et pressentant peut-être cette caresse lointaine, Thérèse Wimereux disait :

— En vérité, il me semble que la nature s’est mise en fête pour m’accueillir ce soir : voyez si tout est beau !

Près de la croix, Jude Servin qui n’avait pas bougé examinait aussi l’inconnue qui s’éloignait et se demandait :

« Quelle femme peut bien être la fille d’un Wimereux ? »

Comme s’il importe de savoir d’où vient la destinée et même où elle nous mène !

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