La vie secrète
LIVRE IV
LA TEMPÊTE
I
Dans la rue de Vaur, sous les couverts, sur les boulevards, personne ; un silence de mort. Tous les jours, à cette heure où l’on déjeune, Revel entre en torpeur, mais aujourd’hui le calme qui d’habitude a l’air fleuri d’une sieste, crie la peur. Il paraît que la grève est chez Servin.
Il paraît… Qu’en sait-on ? rien. N’importe, la nouvelle circule, épouvante, exaspère… Que des grèves doivent éclater ici ou là, et même qu’elles soient utiles, ou nécessaires, chacun l’a dit, pensé mille fois. La Dépêche et le Soleil du Midi l’ont imprimé à tout propos. Quotidiennement au café Casse ou chez Gisclard, des joutes s’échangent à ce sujet. Récemment, on y déclarait ainsi néfaste la grève des charpentiers de Paris et louable celle des omnibus, — toujours à Paris — dangereuse celle des mineurs de Carmaux, qui sont près de Revel, et admirable celle des mineurs de Westphalie qui sont très loin ; mais jamais l’idée ne fût venue que Revel dût être contaminé. Et que le danger soit là, venu sans prévenir, tout à coup, qu’il rôde le long des portes barricadées et menace la sécurité coutumière, cela semble intolérable. On se révolte. A quoi songe le Gouvernement s’il laisse faire de pareilles choses ? Où sont les gendarmes ? Surtout va-t-on subir les volontés du gêneur responsable ?
— Servin ! un fou !
On s’insurgeait :
— Qui lui a permis de bâtir son usine ? Un particulier n’a pas le droit pour son plaisir de livrer une ville entière aux risques de la révolution !
Gisclard, les mains aux poches du gilet, se tourna vers le garçon qui essuyait les tables de son café :
— Voilà ! c’est avec de pareils gaillards qu’on tue la République !
Et parce qu’il est utile de tout prévoir :
— Surtout, si les ouvriers viennent, fais payer d’avance.
— Il n’en viendra pas…
— Parbleu ! ils le savent bien, ce n’est pas ici qu’on encouragera leurs désordres ! Sale aventure !
Sale aventure, puisque par une action naturelle de la géographie locale le café Casse, plus proche de l’usine et bien que conservateur, devait absorber la clientèle !
— Après tout, qu’ils détruisent ailleurs le matériel, si ça leur plaît !
Épanoui, rougeaud, la serviette au bras comme aux jours fériés, Casse, de son côté, apprêtait sa terrasse. S’il appréhendait les troubles de la rue, il ne lui déplaisait pas que son établissement fût de toute évidence désigné pour le ralliement de « messieurs les grévistes ». Les revendications sociales ont ceci d’excellent qu’elles s’accompagnent de libations.
— Bonne journée !… Journée grave… songeait-il de la sorte, tandis que devant lui défilaient en cortège ininterrompu les ouvriers se dirigeant vers l’usine.
Il en apparaissait maintenant un peu partout, sortis de la ville un par un comme des gouttes aux flancs d’un vase fêlé. Très vite, d’ailleurs, ces gouttes formaient ruisseau, débordaient les talus, allaient enfin se fondre dans une masse, et l’on eût dit, à voir les flux et reflux animant cette foule, un fleuve qui se gonfle pour renverser sa digue.
En face, de l’autre côté d’une grille, l’usine où rien ne vivait, à part l’horloge.
Au coup d’une heure, comme d’habitude, Jean viendrait ouvrir cette grille. Sans doute, une poussée brutale suivrait, après quoi les machines reprendraient leur cadence, les scies se remettraient à grincer, les courroies à glisser ; et malgré qu’on en ait dit, rien ne serait changé dans l’ordre coutumier des rentrées à moins que…
Jean qui était accoudé à la fenêtre du cabinet de Servin tressaillit violemment :
« Dans dix minutes, pouvait-on savoir ce qui se passerait, puisque Jude n’était pas venu ? »
Il murmura :
— Que fait-il ?
A voir les ouvriers si tranquilles, d’autres auraient pu se méprendre ; lui, Jean, ne s’y trompait pas. Sans pouvoir définir à quels signes il le reconnaissait, il était certain que le drame allait commencer. Sous quelle forme ? Serait-ce un refus d’obéir à l’appel de l’horloge, une ruée soudaine aux machines, le saccage des bâtiments, des violences de personne ? Quelle que fût la méthode, le but serait atteint. La révolte était là. Il suffisait de suivre dans les groupes ces étrangers à mains trop blanches qui déjà circulaient, affairés et très à l’aise ; ceux-là, Jean les reconnaissait pour les avoir aperçus jadis en pareille aventure, professionnels de grève, véritables commis-voyageurs en revendications dont c’est le profit de dépouiller ceux qui luttent, vainqueurs et vaincus…
— Encore un coup, pourquoi ne vient-il pas ?
Jean abandonna la fenêtre. Chaque minute en s’écoulant emportait son espoir. Il s’épongea le front. Était-ce donc trop souhaiter que de vouloir être deux, à l’heure de la bagarre ?
A tout hasard, il avait été chez le maire, puis à la gendarmerie. On l’y avait accueilli avec des airs hostiles. Aux deux endroits, même réponse embarrassée : « Bien sûr, on interviendrait en cas de troubles. Il était superflu de rappeler à l’autorité son devoir élémentaire. Mais, en ce moment, rien n’indiquait, n’est-ce pas, une telle éventualité ? Alors, à quoi bon exaspérer les intéressés en étalant d’avance la force répressive ? » Ainsi chacun se dérobait, faisant place nette devant l’émeute.
Les poings de Jean se crispèrent à ce souvenir :
— Sale peuple !
Il le haïssait, bien qu’il en fût. Il lui en voulait d’être mécontent sans trêve, d’encombrer à tout propos la voie publique, de susciter tour à tour un effroi veule ou une pitié bête ; et il englobait dans ce terme « le peuple » non seulement les meneurs comme Bouchut, les brutes telles que Gouraille, mais encore les contremaîtres, les gens de Revel, le maire pâlissant à la seule annonce du conflit, aussi les gendarmes, la police. Entre tous, cependant, la femme Pastre excitait sa colère. Ah ! celle-là, dès le premier contact, il l’avait devinée ! S’il n’eût tenu qu’à lui, avec quelle volupté il l’eût rejetée à la rue d’où elle venait ! Nul doute que derrière ses prétextes de misère, une combinaison diabolique fût cachée. Dès lors qu’un embauchage devait suffire à provoquer la catastrophe, il devenait trop singulier que celui-là fût le sien…
Il cria :
— Gueuse !
Puis, la notion du temps lui revenant, exaspéré :
— Bon Dieu ! à quoi Jude songe-t-il ?
Des huées arrivèrent du dehors, en guise de réponse. La foule, jusqu’à ce moment silencieuse, s’était mise à gronder.
— Lui !… peut-être.
Aussitôt, il traversa la caisse et sortit dans la cour.
La clameur grandissait.
— Hou ! Hou !
En même temps les rangs tassés s’ouvraient. Dans l’intervalle, une forme noire parut : Mme Pastre.
Elle venait, fidèle au règlement, reprendre devant le métier la place devenue sienne depuis le matin. Hautaine, sourde aux vociférations et aux injures, elle ne semblait pas s’apercevoir du vide qui se formait en avant d’elle, ni soupçonner qu’un péril pût la menacer. Aucun émoi sur ses joues terreuses. Parce qu’elle n’avait pas eu le temps d’acheter le tablier d’usage, elle était vêtue ainsi que la veille. Les mains croisées sous un fichu de soie noire, la taille droite, un sourire aux lèvres, elle paraissait étrangère à ce lieu et à ces gens. On aurait pu la prendre pour une passante : il semblait qu’elle affectât d’être une intruse.
Les yeux de Jean flambèrent.
— Où allez-vous ?
Mme Pastre, arrivée à la grille, passa la main à travers les barreaux pour atteindre la clé.
— Vous le voyez bien, dit-elle sourdement, je veux entrer.
— Ce n’est pas l’heure : faites comme tout le monde, restez dehors.
Un silence venait de s’abattre autour d’eux. On écoutait.
Arrêtée un instant, la main de Mme Pastre repartit vers la clé.
— Vous n’avez pas compris ? reprit Jean.
Cette fois, Mme Pastre recula ; elle jeta ensuite un regard oblique vers l’avenue. On eût dit qu’elle souhaitait tout ensemble prendre la foule à témoin et mesurer son propre danger.
— Où me mettre ? murmura-t-elle.
— Je m’en moque ! dit Jean.
Il avait saisi la clé, s’apprêtait à la mettre en lieu sûr ; une clameur l’arrêta.
— Le voilà !
Enfin, c’était Jude. Dressé sur le siège d’un break chargé de monde, il franchissait le passage à niveau qui barre l’extrémité de l’avenue.
Une ivresse galvanisa la foule :
— Puisqu’il arrive, il va céder !
Incapable, lui aussi, de résister à l’immense joie que lui jetait cette venue, Jean ouvrit la grille. Deux minutes s’écoulèrent. Distinctement, il entendit les grelots des chevaux qui approchaient, puis il lui sembla que les sonnailles devenaient moins nettes. Soudain les poings se levèrent. Des injures volaient :
— Lâche !
— Arrêtez-le !
— Il s’en va !
— Misérable !
Un coup de cloche grêle plana sur le tumulte. L’heure de rentrée sonnait, mais personne, pas même Jean, n’y prenait garde.
— Où va-t-il ? s’exclama Jean.
— Où il va ?
C’était Bouchut qui ripostait.
— Il prend le train et f… le camp !
— Impossible !
— Ses malles sont au complet, y compris une garce.
— Tu mens !
Hissé au-dessus du tablier de la grille, Jean inspecta d’un regard fou l’horizon. Bouchut avait dit vrai pourtant ! La voiture ayant dépassé l’avenue roulait bien vers la gare ; si Jude cessait d’être visible, en revanche, à l’arrière une femme que Jean ne connaissait pas trônait sur la banquette.
— Va-t-on le laisser fuir ? cria Gouraille.
Des voix partirent :
— A la gare ! qu’on le retienne !
Mais Jean déjà sautait à terre :
— Imbéciles ! vous ne le connaissez pas !
L’équipage dépassait aussi la gare, gagnait le boulevard de la Barque. Le détour n’avait été qu’une feinte.
— Entendez-vous ? il va venir ! hurla Jean sur un ton de triomphe.
En même temps, ayant jeté un coup d’œil sur l’horloge, il frémit. Quelle faute d’avoir ainsi laissé passer l’heure ! Et s’approchant du premier rang :
— Eh bien ! reprit-il, est-ce pour aujourd’hui ou pour demain ?
Seule une femme se dirigea vers la cour.
Encore Mme Pastre… Une huée acclama cette entrée. Puis des ricanements : la plaisanterie était bonne ! Inviter ainsi les gens à s’installer d’eux-mêmes dans la boutique, tandis que, malin, le patron se trotte on ne sait où !
Impérieux, le geste rude, Jean répéta :
— Oui ou non, la cloche a-t-elle sonné ?
Il dévisageait les plus proches, Gouraille, Bouchut, Brunet, imposant à tous par son audace ; cependant aucun ne bougeait.
— Dans trois minutes, je ferme : tant pis pour les amendes !
Une voix inconnue s’éleva derrière la foule :
— Des amendes ! c’est pas le jour !
Il riposta :
— Trois minutes : j’ai dit.
La phrase avait sonné, provocatrice. Sentant que dans ce duel, où chaque seconde devait marquer un progrès de la révolte, l’énergie d’un seul allait peut-être mater la résistance de tous, Bouchut sortit du rang :
— Laissez : c’est à moi de lui parler.
Il approcha de Jean qui, très calme en apparence, s’était mis à marcher de long en large, après avoir encore regardé l’horloge.
— Alors le patron ne s’est pas décidé ? demanda-t-il très haut, de manière à être entendu par tous.
Ses yeux étaient posés droit sur ceux de Jean. Il avait une façon de se tenir paisible et simple qui, mieux que tout, marquait la gravité de l’heure.
Jean haussa les épaules :
— Tu sais aussi bien que moi qu’il va venir.
— Il avait annoncé sa réponse pour une heure.
— Possible.
— Ça fait cinq minutes que les camarades posent.
— C’est leur affaire.
— Et si le patron ne voulait pas répondre ?
Un sourire dédaigneux plissa les lèvres de Jean.
— Il a promis.
— Promettre et tenir…
— Ici, quand on promet, on tient.
Le visage de Bouchut exprima une courte hésitation ; parce qu’il était certain de son droit, elle s’effaça presqu’aussitôt.
— Admettons : ce n’est qu’un retard.
Et s’adressant aux ouvriers :
— Allez, vous autres ; moi, je l’attendrai.
— A ton aise.
— Avez-vous compris là-bas ? on rentre.
Des murmures accueillirent l’ordre, mais une poussée imperceptible fit osciller le premier rang. Ce fut ensuite un déclenchement brutal : le flot roulait vers la cour, tandis que Jean, les paupières frémissantes, affectait de continuer sa promenade le long du bâtiment de la caisse. Quelle ivresse, cependant, au fond de lui. Dieu merci, Jude pouvait paraître : l’essentiel était accompli, la foule domptée, toute la foule !… sauf un.
Celui-là, en revanche, Bouchut, n’avait pas bougé. On le devinait ancré au sol. Tout à l’heure, à chaque ouvrier qui passait, il avait jeté un signe amical, comme pour dire : « Sois tranquille, tant que je reste, il n’y a rien de fait. » Maintenant que la rentrée était achevée, il continuait sa faction, immobile, l’air d’un bœuf qui, repu, guette au bout du pré le rappel à l’étable.
La joie de Jean s’éteignit ; il comprit que la rentrée qui semblait achevée ne comptait pas : il fallait que cet homme obéît à son tour !
— Pour toi comme pour les autres, lança-t-il d’une voix nette, ce sera l’amende, naturellement.
Bouchut fit un geste détaché :
— Cause toujours !…
— Les insolences se payent à part.
— Combien ?
— Plus cher que tu ne crois.
— Essaye !
— Une fois… deux fois… tu refuses de monter ?
Bouchut ne remua pas. Les lèvres de Jean devinrent blanches :
— Tout de suite ou jamais : choisis !
Bouchut encore demeura immobile.
— Alors, ouste, viens toucher ton compte et décanille !
— Moi ?
Un sourire gouailleur soulignait la demande. Jean aurait voulu éteindre ce sourire comme on souffle sur une lampe. Fou de colère, il montra l’avenue :
— Décanille, vermine !
— Tu dis ?
Cette fois Bouchut avait sursauté. Il sembla près de se mettre en marche pour broyer le fétu qui l’insultait. Tout de suite, il se ressaisit :
— Connu le truc : ça ne prend pas.
— Ça prendra puisque c’est moi qui commande !
Et Jean saisit le vantail de la grille, le lança. La masse de fer alla heurter le colosse. Celui-ci avança la main, et sans effort apparent, sans quitter non plus sa place, reçut le choc.
— Pour commander, répliqua-t-il, les dents serrées, faudrait d’abord avoir le droit…
— Probable que je l’ai puisque je m’en sers !
— C’est-y que tu es devenu patron ou que la rousse est maîtresse ?
Féroces, les deux hommes se mesuraient des yeux : l’un puissant, massif, lourdaud, l’autre chétif, pareil à une bête rusée ; et sans doute, ce n’étaient là que deux êtres très humbles, deux points perdus dans l’immense humanité : cependant un sculpteur invisible venait de modeler leurs masques, ils résumaient le conflit de deux mondes !
Le regard de Jean céda le premier :
— C’est bon, tu refuses… tu ne perdras rien pour attendre. Finies la paresse et la rhétorique. Si tu crois que Servin…
— Serait-ce déjà la réponse promise ? interrompit Bouchut frémissant.
— Je n’ai pas à le dire : d’ailleurs le voici !
En effet, Jude apparaissait au bout de l’avenue. Il avançait, l’air absent. Était-ce bien le même que, dix minutes auparavant, la foule avait hué ? On aurait dit plutôt un petit commis qui achève sa promenade méridienne et regagne à pas lents un bureau qui l’ennuie.
A sa vue, Jean eut un frisson d’espoir : là où il avait échoué, Jude, lui, devait réussir. Courant à sa rencontre, il cria :
— Tout est sauvé, peut-être : cela ne dépend plus que de vous ! Et d’abord… Mais à qui en as-tu ? tu ne m’entends pas ?
Jude sembla s’éveiller en sursaut, aperçut la cour déserte :
— Partis déjà ? murmura-t-il.
— Rentrés !
— Comment ?
— Peu importe ! Seulement, j’ai mis Bouchut dehors : celui-là, tu vas le chasser… Chasse-le !
— Pourtant, s’il avait raison ?…
— Deviens-tu fou ?
— Non, je me mets à leur place et…
Jude s’interrompit : au moment d’aborder l’action définitive, un invincible dégoût d’agir le submergeait. En même temps, une image passait dans son cerveau : Thérèse, dans le jardin de Lethois et prononçant presque les mêmes mots.
Jean n’eut pas le temps de répliquer. Bouchut approchait aussi.
— Eh bien ? cette réponse ?… demanda-t-il d’une voix rude.
Telles ces poussières dont le contact suffit pour cristalliser un sel, la phrase raidit Jude. Il se retourna hautain :
— Quelle réponse ? Tu n’es plus de l’usine. Va-t’en.
Jean poussa un cri de triomphe :
— As-tu compris ?
Bouchut, au lieu de reculer, avança d’un pas.
— Minute, M. Servin… Paraît que les explications vous écorcheraient la gorge ; faut pourtant qu’on les ait !
— En quoi te regardent-elles ?
— Les camarades…
— Tu n’en as plus.
— J’en suis : je ne suis resté dehors que pour ça ! Congédier la nouvelle ou la grève, faut choisir !
— C’est choisi.
Jude répondait maintenant comme si une voix étrangère à lui-même eût dicté invinciblement les mots qu’il devait dire.
— Alors, c’est la nouvelle qui reste ?
— C’est toi qui pars…
— Compris.
— Où vas-tu ? cria Jean voyant que l’ouvrier se dirigeait vers l’atelier.
Jude retint Jean :
— Laisse donc : plus tard ce serait la même chose.
Et il s’appuya contre la grille. Il songeait avec étonnement : « Comme c’est simple ! » Il avait appréhendé une discussion. Au lieu de cela, un colloque rapide : « Avez-vous changé d’idée ? — Non » : c’était fini, l’avenir était en marche. Il se rappela Mme Pastre : bien qu’elle fût le prétexte du conflit, il ne sentit contre elle aucune haine. Ce qui arrivait là était trop la résultante de forces intimes : l’œuvre mourait parce qu’elle devait mourir et non parce qu’une femme était venue.
Jean, lui aussi, éprouvait un soulagement singulier. Il avait souhaité la bataille : on était vaincu, soit ! Il est délicieux, à une heure donnée, de savoir que la solution est venue et qu’elle est sans appel.
Cinq minutes passèrent. Dans l’usine, les machines continuaient de ronfler ; et parce qu’elles continuaient, une lueur d’espoir les éclaira tous deux. Si Bouchut n’était pas suivi ? Aux échéances désespérées, l’homme est ainsi tenté de croire à l’impossible : il lui semble que le miracle devient la norme.
— Vous devriez rentrer au bureau, murmura Jean. Si l’on vous aperçoit, on pourra croire ce qui n’est pas.
— Tu as raison, dit Jude.
Il fit un mouvement pour partir, mais ce ne fut qu’un simulacre. Il avait conscience que partout ailleurs, il n’aurait pu de même guetter l’inconnu qui allait surgir.
Soudain, il eut une exclamation sourde.
— Entends !
Jean, livide, ne répondit que par un signe de tête.
— La scierie…
Un éclat suraigu venait de fuser dans l’air puis de s’éteindre, évoquant l’image du jet d’eau qui s’arrête. Et le silence s’abattit sur le bâtiment du fond.
— Un accident peut-être… balbutia Jean.
Hypothèse plausible. Là bas, dans l’atelier du montage, les transmissions ne poursuivaient-elles pas leur course allègre ? Du côté des femmes aussi, c’était toujours le même murmure discord que fait le papotage des voix mêlé au maniement des outils.
Encore Jude chancela :
— Les courroies, cette fois…
A leur tour, elles changeaient de vitesse : cela se reconnaissait au ton plus grave. Il y eut un grincement de ferrailles : il ne dura pas. Le rythme reprit régulier, ensuite tout à fait lent. Ainsi la chute molle d’un ballon : la toile devenue lâche s’affaisse d’abord sur le sol, ressaute, retombe, enfin s’étale… Le bâtiment de droite se tut !
Seul le bruit des femmes était encore intact ; mais voici que lui aussi changeait, semblait se mouvoir derrière les murailles, tour à tour plus bruyant et moins clair, traversé d’éclats et d’intervalles muets. Cela faisait songer à une flamme sur laquelle le vent passe. Elle paraît s’éteindre, revit, et la lutte recommence sans qu’on puisse présager qui vaincra du souffle meurtrier ou de la lumière qui veut luire.
— L’usine arrête, dit Jean.
— Déjà !…
— Regardez !
Partout, maintenant, des ouvriers apparaissaient. Pareilles à des blessures, les portes rouvertes laissaient couler de chaque bâtiment le sang noir de la foule. Un linceul de silence avait recouvert les machines ; comme dans les cortèges d’enterrement, on distinguait le grésillement mince du gravier roulant sous les semelles.
Alors, devenu blême, Jude dit à Jean :
— Mets-toi là : il est bon qu’on nous voie rester maîtres chez nous.
Toujours appuyé contre l’un des battants de la grille, il désignait l’autre à Jean qui obéit. Puis, semblables à des statues, ils regardèrent le défilé de ceux qui s’en allaient.
C’étaient, comme à l’entrée, des hommes, des femmes, des apprentis. Certains travaillaient depuis un mois à peine. D’autres embauchés à l’origine n’avaient jamais quitté les établis. Il y en avait que Jude avait sauvés de la misère, d’autres qu’il gardait par pitié. Et il reconnaissait les mauvaises têtes, les imbéciles, les peureux que la vue du patron effare, ceux qui, venus se gîter là par hasard, se résignaient d’avance à reprendre la route, ceux de Revel partant comme pour une fête, aussi les contremaîtres, Brugnet clopinant sous une crise de douleurs : tous passaient, raides, muets, affectant de ne pas le voir. Aucun désordre d’ailleurs. On aurait pu croire qu’il s’agissait d’une sortie normale : seulement à mesure que ce flot coulait devant lui, Jude imaginait qu’une liqueur chaude s’échappait de ses veines. Il dut se raidir pour demeurer debout.
Bouchut passa le dernier.
Jude et Jean attendirent encore.
— C’est bien tout, dit Jude enfin d’une voix rauque, ferme la grille.
Jean soupira :
— Dommage ! on faisait pourtant du beau travail.
Il allait encore introduire la clé dans la serrure quand le trousseau lui échappa des mains. Au milieu de la cour, là-bas, une retardataire avait paru, faisait signe de ne pas fermer avant qu’elle eût passé.
— Qui est-ce ? demanda Jude.
Mais Jean ne répondit pas. Soulevé tout à coup par une effroyable colère, il courait vers la femme.
Celle-ci épouvantée s’enfuit.
— F… le camp ! chameau !
Jude vit passer devant lui une mantille noire que le vent de la course collait sur des épaules maigres.
Sa vengeance accomplie, Mme Pastre venait de partir, elle aussi, pour se joindre à la grève !