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La vie secrète

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III

Des gens qui appellent, une voix qui hèle :

— Lethois ! Pontillac !…

Puis de nouveau l’espace vide, des fossés, des champs…

Haletant, M. Lethois continua de courir.

Impression déconcertante, à chaque pas il appréhendait d’enfoncer dans un sol mou et, à la rencontre de ce sol, chaque fois aussi il butait comme s’il se fût heurté contre une marche. N’importe ! il allait, fuyant les hommes, le village, sa maison ; il allait, pareil à une locomotive culbutée hors des rails et que la pesanteur entraîne, tandis que les roues tournent à vide, emballées et grinçantes. Cependant, à mesure, son corps devenait quelque chose de rigide et de lourd qu’il parvenait moins à mouvoir. Ainsi, dans les cauchemars, on se sent incapable de bouger, bien que poursuivi par des assassins…

Mais voici que sur la route une voiture encore paraissait, la voix de Pontillac appelait :

— Lethois ! où êtes-vous ? Lethois !…

Ce n’est donc pas assez d’être traqué chez soi par une étrangère : faudra-t-il l’être au dehors ? Et M. Lethois reprend son élan, coupe à travers les maïs…

Être seul !… Il ne faut pas qu’on lui parle, il ne veut pas non plus penser, savoir d’où il vient, où il va : il voudrait s’évader hors du monde, n’être plus lui…

Soudain, l’arrêt… Il semble qu’un ressort vient de casser dans l’être. M. Lethois verrait une automobile se diriger sur lui qu’il n’arriverait pas à se détourner. Ses jambes flageolent. Les objets dansent. On dirait que la mort vient. Désormais, M. Lethois n’avancera plus : immobile en plein champ, il est devenu statue ou plutôt le frère de ces tristes saules tordus et noirs qui, alentour, jalonnent les clôtures…

C’était dans un grand chaume, juste au sommet de la côte qui va vers Saint-Julia. Un peu plus bas, on apercevait la flèche rouge de Montaigut, quelques toits, puis la plaine et la Montagne noire tendue au delà comme un rideau.

Derrière M. Lethois, presque contre son dos, une haie d’aubépine dressait sa muraille verte.

Effaré, M. Lethois réfléchit, se rappela sa nuit et poussa un cri sourd :

— Si je ne meurs pas, je deviens fou…

Fou ! Il se revit la veille au soir, tranquille, les idées nettes, en train d’écrire d’une main alerte cette phrase : « Un lasius niger suivant le tracé rouge… » quand soudain se penchant vers son carnet il n’avait plus aperçu de tracé rouge !

Fou ! il fallait qu’il le fût devenu à cet instant, puisque sachant pertinemment avoir marqué sur son dessin deux traits seulement, l’un rouge et l’autre vert, il en avait découvert quatre, parfaitement distincts et tous les quatre verts !

Alors, terrassé, M. Lethois s’était levé et, la lampe à la main, avait approché de la glace.

— Voyons ! je n’ai pourtant pas la figure d’un aliéné !

Avidement ensuite, il avait cherché son image. Comme son bras tremblait, imprimant des secousses à la lampe, cette image tremblait aussi et restait floue.

D’abord, il n’avait aperçu rien d’extraordinaire. Les yeux qu’il avait vus étaient bien des yeux qu’il connaissait, des yeux de myope proéminents et ternes, à peine rendus brillants par la terreur du moment. Mais voici que peu à peu, à mesure qu’il s’efforçait de les mieux analyser, M. Lethois avait remarqué entre eux une vague dissymétrie. L’écart, au début insaisissable, allait en grandissant. En même temps, M. Lethois éprouvait une difficulté singulière à prolonger son examen. Tout à coup, l’homme qu’il observait avait cessé de regarder droit, il louchait, ensuite ses yeux eux-mêmes se dédoublaient… Vision de cauchemar… Ivre d’horreur, M. Lethois avait soufflé la lampe.

Une furie avait suivi. A demi inconscient, M. Lethois fermait la croisée, arrachait ses vêtements, se blottissait au fond du lit, puis, claquant des dents, la raison en dérive, attendait le jour…

Que lui apporterait celui-là ? Serait-ce enfin le retour à la vie commune, ou encore une course à travers un monde peuplé de fantômes ?

Des prières, toute la nuit, étaient montées à ses lèvres. O lumière ! joie divine dont lui seul était capable d’apprécier le bienfait ! Pouvoir se baigner à nouveau dans l’air où tout se voit, où chaque image est claire, chaque forme immuable ! Tant d’années il avait méconnu ce miracle qu’est une lueur dans le ciel : on se lève, on agit, on va dormir sans même songer qu’il a fait jour et que le jour parti pourrait ne jamais revenir… Si, las d’être à son poste, le soleil venait à déserter ?

Mais l’aube était revenue. Déjà des coqs chantaient. M. Lethois ne bougeait pas. Il aurait voulu rester toujours inerte. Il ne se serait jamais levé si la sonnerie de la messe ne lui avait rappelé la lettre de M. Taffin, oubliée dans sa poche, et qu’il fallait remettre.

Enfin il s’était décidé à tourner la tête vers la croisée, en avait regardé les barreaux qui grillageaient l’horizon gris.

Soudain, comme les traits du carnet, comme les yeux dans la glace, le grillage s’était doublé : le prestige recommençait !

Ensuite, un trou de mémoire…

En ce moment même où il s’efforçait de reconstituer le drame, M. Lethois ne se heurtait plus qu’à la nuit noire.

Il s’était habillé ; il avait dû s’échapper de la maison ensorcelée ; il se rappelait aussi avoir jeté une lettre sous la porte du presbytère. Après, il avait entendu un homme appeler : enfin, il se retrouvait là, divaguant, se demandant s’il allait devenir fou ou bien si la mort était là !…

La mort !… Une sueur froide perla sur ses tempes. Jamais, jusqu’à ce moment, il ne l’avait admise pour lui. Elle était, à ses yeux, un phénomène naturel réservé au voisin. Il lui était arrivé souvent de dire : « Un tel est mort : c’est bien heureux pour lui » ou bien encore « Il est mort : quel débarras ! » Mais qu’une heure sonnât où lui-même passerait par les affres de l’agonie, c’était là une chose qu’il écartait systématiquement : semblablement on se refuse à imaginer certaines tortures ou des accidents, parce qu’il ne sert à rien d’y penser et qu’au surplus rien n’est moins sûr.

Or, depuis qu’une force l’avait arrêté en pleine course, même depuis l’instant où il réfléchissait ainsi, une menace planait sur lui dont il n’aurait pu dire le nom ni définir la nature. Ce n’était plus seulement sa pensée qui défaillait : c’était la vie qui semblait s’effacer. Il ressentait un vertige, une inexprimable angoisse de départ, quelque chose enfin d’atroce comme si l’univers allait disparaître et l’air manquer à ses poumons. Allait-il succomber là, tout seul ? Il devait y avoir quelque part un être, un Dieu, pour arrêter l’agression abominable ! Il n’était pas possible que la vie, — ce bonheur que représente la vie, fût-on aveugle, aliéné ou paralytique ! — lui fût enlevée sans que rien s’y opposât. Ah ! réveiller la terre ! Comment personne n’accourait-il à son secours ? Il aurait voulu ameuter Montaigut, lancer des pierres aux vitres des maisons lointaines. Un appel s’étrangla dans sa gorge :

— A l’aide ! Holà ! Quelqu’un !

Il eut ensuite un hurlement de bête :

— Par ici ! au secours !

Un cri répondit. En même temps, débouchant de la haie, un gendarme parut.

— Tenez-le bien ! Qu’il n’échappe pas !

— Quoi ? Que voulez-vous dire ? s’écria M. Lethois que cette présence humaine remettait de sa peur.

— Je vous demande si vous l’avez vu.

— Qui ?

— Le Pêcheur, sacredieu !

— Ah ! bien, si vous croyez que je pensais à lui !

— Alors pourquoi ce boucan ?

— Parce que ça me plaît.

— Tonnerre ! Je parie que vous l’aidiez à f… le camp !

— Tonnerre ! n’est-on plus libre de gueuler dans son champ ?

— Excusez ! si vous êtes le propriétaire, fallait le dire. Vous n’aviez donc pas reconnu l’uniforme ?

— Je n’ai pas le don de voir à travers une haie, répliqua M. Lethois exaspéré.

— Une autre fois, on agitera son képi.

— C’est cela : allez-vous-en !

— Mais le Pêcheur ?…

— Il n’est pas là.

— Il y était.

— Non.

Comme des coups de fouet, cette contradiction achevait de ranimer M. Lethois. Ahuri, le gendarme bougonna entre ses dents :

— Cochon ! il m’a encore filé entre les doigts.

— Qu’est-ce qu’il a encore fait, pour qu’on veuille le pincer ?

— Toujours le même coup ! Dimanche, le maire de Nogaret le paye pour repeupler la mare ; l’animal y consent et tranquille, chaque matin, va jeter des carpes que pieusement il retirait la nuit.

— Ce n’est pas un vol du moment qu’il restituait à mesure ! En tous cas, il est très loin, en bas du village, quelque part enfin, mais pas ici puisqu’on vous y voit.

Le gendarme étouffa un juron :

— Suffit ! chacun en son temps : on retrouvera tout son monde.

— En effet… bonsoir…

Et une joie intime secoua M. Lethois au spectacle de l’homme furieux qui reprenait sa course vaine. Il lui semblait qu’à narguer ainsi la loi humaine, il devenait supérieur à toutes les autres lois, y compris cette loi de mort qui l’épouvantait. Déjà même, il avait l’impression que son corps allait redevenir normal, ses poumons étaient plus libres, il renaissait. Soudain un contact léger, pareil à un glissement de reptile, frôla ses deux mollets. Il voulut reculer, mais ses jambes n’obéirent pas. Quelque chose ensuite se déroula qui fut abominable. Durant l’intervalle d’un éclair, M. Lethois eut conscience d’être suspendu au-dessus du vide, puis d’y plonger. Il était aspiré par le gouffre, croyait en même temps tournoyer. Enfin un choc terrible : ayant perdu l’équilibre, M. Lethois venait de tomber par terre.

— Ça, c’est gentil, dit une voix gouailleuse. Je n’osais pas vous inviter à prendre un siège : mais, vrai ! c’est plus commode pour la conversation.

Rouvrant les yeux, M. Lethois aperçut une tête émergeant du fossé et poussa un cri de stupeur :

— Le Pêcheur !

— Gueulez pas, dit vivement celui-ci, c’est mauvais pour les rhumatismes, et ça fait revenir les gendarmes !

— Qu’ils reviennent ! S’ils t’avaient pincé, je n’en serais pas à ne savoir comment me relever !

— Ah dites donc, soyez sérieux ! c’est pas le moment de conter des blagues.

Déjà, par prudence, le Pêcheur était rentré dans le fourré, mais absorbé par le souci de trouver une meilleure position, M. Lethois venait de rouler sur lui-même pour s’étendre sur le ventre. Sa tête ainsi se rapprocha de celle du Pêcheur, presque à la toucher. Et une accalmie survint.

Loin d’en vouloir au chemineau de l’avoir fait tomber, M. Lethois comprenait que sa chute avait été un heureux accident. La terre sur laquelle il était couché lui donnait de la fraîcheur. La haie l’isolait de tous les regards. Le voisinage même du braconnier était une sécurité en cas d’alerte. Oubliant sa colère, il se tourna vers lui et reprenant le dernier mot qui seul l’avait frappé :

— Des blagues ! murmura-t-il, il n’y a que cela dans l’univers !

— Erreur ! riposta le Pêcheur, enchanté de reprendre le fil, quand ce ne serait que de pouvoir tournebouler à sa fantaisie sur cette sacrée cambuse de terre, la godille vaudrait le voyage !

Il acheva, secoué par un accès de gaieté :

— Cré bon sort ! on voit bien qu’ils ne vous ont jamais collé à l’ombre !

Écrasé par le dégoût du présent, l’âme uniquement occupée de son mal, M. Lethois soupira :

— L’ombre… je connais cela…

— Pas possible ! Alors ce devait être dans les temps.

— Non, tu ne comprends pas.

— Aussi, je me disais…

— Ne dis rien !

Et le Pêcheur se tut.

Soutenant son menton des deux mains, M. Lethois fixait le sol sans le regarder. Des images bizarres roulaient maintenant dans sa cervelle. Il s’imaginait avoir quitté sa maison depuis très longtemps. Après avoir couru pendant des jours, il avait dû s’arrêter pour laisser passer la fatigue. L’endroit était inconnu, inconnu le vagabond étendu près de lui. Tout à l’heure, il faudrait repartir, mais le but du voyage aussi lui était inconnu, et c’était cela sans doute qui lui donnait si violemment l’impression de n’avoir pas avancé…

Le Pêcheur, de son côté, profitait de ce loisir pour étudier de près le visage d’un homme « heureux ». Quelle surprise ! Ce veinard qui jamais n’avait eu de callots sous les doigts, libre de manger du beefsteack et de promener en sécurité sa pelure du dimanche, semblait rongé de chagrin. Tant de tracas se lisaient sur ses traits convulsés qu’on en avait le cœur remué. Incapable de retenir plus longtemps l’expression de sa pitié :

— Ça ne va donc pas, ce matin ? reprit-il enfin très doucement.

M. Lethois se contenta de hausser les épaules. Cherchant d’instinct une consolation à sa portée, le Pêcheur poursuivit :

— Vous faites donc pas de mauvais sang ! Moi, par exemple, j’ai beau savoir que la rousse se carapatte à mon endroit, je continue de rigoler : je rigolerai jusqu’à plus soif.

M. Lethois ricana tristement :

— Alors, tu rigoleras toujours, mais ne rigole pas qui veut !

Sans qu’il s’en aperçût, et bien qu’il eût horreur de la trivialité, il mettait son verbe au diapason de son étrange compagnon.

— Tenez ! M. Lethois, dit vivement le Pêcheur, vous qui avez de la braise, de l’instruction, enfin tout ce qui est nécessaire…

— Eh ! je n’ai rien de ce que je cherche ! riposta rudement celui-ci.

Têtu, le Pêcheur sourit :

— Si ce n’est que cela qui vous embête, je sais où on en trouve.

Il cligna des yeux :

— Ah ! si vous n’étiez pas un bon bougre au fond, à preuve que vous avez rembarré le sergot tout à l’heure, plus souvent que j’aurais cassé la noix ! Enfin, tant pis ! Donc, si ce n’est que des fourmis qui vous manquent, j’en connais, des nids et des nids !…

Un rire découvrit ses dents aiguës.

— Hein ! ça vous la coupe, que j’aie deviné ? C’est qu’on a aussi sa petite surveillance, quasiment les juges ! Des fourmis ! pas plus loin qu’à une portée de fusil, j’en ai encore vu ce matin… un nid ! autant dire une meule !

— Près du chêne Bouglard ? interrompit brusquement M. Lethois, sans même songer cette fois à s’irriter de la curiosité du Pêcheur.

— Juste ! vous connaissez déjà ?… Aussi à gauche, derrière le mur, dans la propriété, — car moi, je ne fais pas comme vous, je me promène dans la propriété, — à gauche, pas loin de l’orme…

— Parbleu ! je me disais bien qu’il devait être là ! Des lasius niger ?

— Ça, vous m’en demandez trop !

— Peut-on y aller maintenant ?

— Sans vous faire tort, vaudrait mieux attendre que le cogne soit disparu.

— Le cogne ?… Attends.

M. Lethois tenta de se redresser ; mais la douleur l’arrêta. Il retomba, découragé.

— J’oubliais… non… merci.

Et le silence recommença.

M. Lethois songeait à l’atroce aventure où il se débattait : le Pêcheur était déçu d’avoir épuisé ses consolations sans calmer ce chagrin. Le bruit de leurs deux respirations s’entrecroisait dans le grand calme du matin : celle du Pêcheur était puissante et espacée comme des coups de soufflet ; celle de Lethois, menue et saccadée comme un tictac de pendule. Au-dessus de la haie, le ciel s’arrondissait en forme de voûte. L’odeur des feuilles, le frisselis d’ailes quand un moineau passait, tous ces riens, dont se compose la vie de l’air, donnaient à l’heure un charme paisible.

— Comment va-t-elle, ce matin ? reprit soudain le Pêcheur, si bas qu’on l’entendit à peine.

— Qui ?

— Celle qui est chez vous.

— Je ne sais pas.

Le Pêcheur soupira et fit une moue gourmande comme s’il croquait un bonbon.

— Je crois que je l’aime, murmura-t-il sourdement.

— Elle a fait là une jolie conquête !

— Ça ne se commande pas.

— Rien ne se commande ici-bas, dit M. Lethois.

Mélancolique, le Pêcheur confirma :

— Rien…

Lethois poursuivit, rêveur :

— On ne sait pas non plus pourquoi les choses arrivent. On ne demande pas à naître et on naît. On voudrait ne pas mourir et on meurt. La vie est une suite d’accidents grotesques.

Les dents blanches du Pêcheur attirèrent son regard.

— Ainsi, par exemple, pourquoi est-ce toi qui es fort et vigoureux ? Tu ne sers à rien. Si j’avais été à ta place…

— A ma place, répliqua le Pêcheur que cette philosophie rendait grave, peut-être bien que vous n’auriez pas bu.

— Évidemment.

— Alors, plus besoin de caboulots ni de bouteilles. Autant se mettre calotin ! et les calotins, c’est de la racaille…

— Possible, mais j’aurais fait de grandes choses !

— Non, M. Lethois.

— Pourquoi ?

— Rapport à la rousse.

— Te figures-tu que j’aurais volé ?

Le Pêcheur haussa les épaules :

— Quand on a le feu aux entrailles et la machine vide, les principes, autant dire de la graine de pissenlit. On souffle : il n’y a plus rien.

— Il y a beau temps que j’ai soufflé sur les principes ! repartit M. Lethois avec un rire sec. Il y a aussi des heures où je voudrais faire sauter l’univers avec de la dynamite, tant je le trouve bête et mal construit. On me croit un bourgeois. Je suis un anarchiste.

— Vous m’étonnez, dit le Pêcheur. Moi, au contraire, je trouve utile qu’il y ait des gendarmes. Si j’étais Fallières, j’en augmenterais le nombre : car, enfin, si je n’ai pas de poignon, je profile du moins comme tout le monde des bois, du fossé, de la route… Qu’est-ce que je deviendrai quand tout le monde aura le droit de pêcher ou de braconner ? Faut aussi être juste : l’hiver, qui me loge à la prison ? C’est pas moi, bien sûr, qui va payer la nourriture ! Un chambardement dont je n’ai rien à tirer, zut !

— Tu es conservateur ?

— Je tiens à ce qui est. Ce n’est pas la même chose.

— Si.

— Non.

M. Lethois que ces propos lassaient, résuma dans une formule son mépris universel :

— La vie me dégoûte.

— Bon Dieu de bon sort, vous n’y connaissez rien !

Les yeux du Pêcheur s’étaient allumés comme une braise :

— Rien de pareil encore à l’agrément de se sentir bon pied, bon œil et de traîner sa godaille ! Être feignant, humer le bon air la nuit, de jour se faire calciner l’échine, rencontrer une garce de temps à autre, par ci par là piquer une cuite, et puis s’en aller à sa fantaisie sans demander permission, un rêve ! Oh ! je comprends, c’est pas reluisant pour un type à redingote : il vous faut aussi des élégies lacrymatoires, des larbins, que sais-je !… Tout de même, la vie est un fameux gâteau puisque chacun, dès qu’il y a mordu, veut s’en empiffrer jusqu’au gosier. Moi, voyez-vous, je me f… d’être pauvre, de la rousse et du tonnerre de Dieu, du moment qu’il reste encore du lapin et de la cerise… Mais regardez-moi donc ça ! rien que ce buisson ! Est-ce assez beau et commode ? Et le soleil ! Paraît que des gens ne le voient que tous les six mois : pauvres bougres, je ne changerais pas avec eux, sûr comme je suis là !

— Tais-toi, cria M. Lethois, ne parle pas de ce que tu vois.

— Parbleu, j’en sais pourtant là-dessus autant que vous ! C’est-y que vous verriez par hasard deux clochers, là où les gueux n’en trouvent qu’un ?

Instinctivement, le Pêcheur avait désigné du doigt la flèche de Montaigut ; instinctivement aussi, le regard de M. Lethois avait suivi la direction. M. Lethois eut une sorte de gémissement :

— En effet, j’en vois bien deux.

— Alors, c’est que vous êtes fou. Il n’y a que le médecin pour soigner ces choses-là.

— Un médecin !

Subitement, M. Lethois venait de se dresser. Le Pêcheur avait raison. C’était un médecin qu’il fallait trouver, tout de suite. Il devait exister une drogue, une poudre, n’importe quoi pour détruire de pareils cauchemars !

— Un médecin ! Tu dis vrai !

— Ça serait-il pour de bon que vous croyez dérailler ? gouailla le Pêcheur interloqué.

M. Lethois fit un effort pour se lever et retomba.

— Ah ! s’écria-t-il, où en découvrir ? Jamais je ne pourrai aller jusqu’à Revel !

— Si ce n’est que la course qui vous embête, interrompit le Pêcheur, croyant toujours à une plaisanterie, vous n’avez qu’à toquer au château. Paraît qu’y s’en trouve un, et un fameux !

— En es-tu sûr ?

— Aussi sûr que je parierais que c’est lui qui s’amène.

— Lui !

Cette fois, les forces décuplées par une frénésie de désir, M. Lethois était parvenu à se mettre debout. La tête virée, l’air égaré, il tourna les yeux vers le point de la côte de Saint-Julia qui seul était visible pour le Pêcheur. Celui-ci ne s’était pas trompé. Un homme, à cent mètres, descendait la route vers Montaigut. Bien qu’il parût comme tout l’horizon visible enveloppé de brouillard, à cause de cela peut-être, M. Lethois le reconnaissait sans hésiter. C’était le même qui, le soir du whist, avait demandé l’adresse de Mlle Peyrolles : même allure, mêmes vêtements !

Marc en effet rentrait. Parti de grand matin pour ne point rencontrer encore Mlle Peyrolles, il revenait, réconforté par la marche au grand air, le cœur résolu et déchiré, ayant désormais autant de hâte à libérer sa conscience qu’il avait mis auparavant d’ardeur à reculer l’échéance.

— Et tu m’assures qu’il est médecin ?

— Quand je vous dis que la châtelaine s’est férue d’un potard !

— Ah ! s’il l’était !… je verrai bien !

Titubant, M. Lethois partait.

— Eh bien, quoi ! on s’en va comme cela, sans dire bonsoir ?

Stupéfait, le Pêcheur avait eu un mouvement de colère. Prudemment, il sortit la tête du fourré et inspecta l’horizon :

— Pas plus de cogne que dans mon œil ; on peut y aller !

Aussitôt il se leva, partit à son tour pour rattraper Lethois :

— Attends, sac à fourmis ! on t’en collera un autre jour, des pucerons !

Déjà M. Lethois atteignait le rebord de la route. Quand le Pêcheur le rejoignit, il venait d’aborder Marc.


Ce fut ensuite une scène rapide, quelque chose de terrible et de très simple, comme il arrive lorsque le sort décide. Devenu tout à coup respectueux et grave, ayant peut-être la conscience mystérieuse que le destin était devant lui, le Pêcheur s’arrêta ; il écoutait sans perdre un mot, sans les comprendre tous…

— Pardon, Monsieur, dit M. Lethois, on me certifie que vous êtes médecin.

— Je le suis en effet, répond Marc sèchement.

— Alors, permettez-moi… consentiriez-vous à me soigner tout de suite ?

Une angoisse brusque du regard accompagne la demande, et cette angoisse est telle que Marc, après avoir hésité, suspend sa marche et examine l’étrange personnage qui le hèle.

— Je vous en supplie… une minute suffira, j’espère : d’ailleurs, je dois être facile à remettre ; sans cela, serais-je ainsi sur les routes ? Avant-hier j’étais encore comme tout le monde et puis…

Ici un mouvement de Marc :

— Vous souffrez des yeux, n’est-ce pas ?

— Non… comment savez-vous ?… j’ai bien eu dans les yeux quelque chose, mais…

— Pourtant n’avez-vous jamais vu double, ou confondu des couleurs, par exemple le vert avec le rouge ?

— Qui vous a dit ?

— Enfin une gêne dans la marche, des douleurs de jambe en coup de fouet, tout à coup…

La voix de M. Lethois s’étrangle.

— Cela aussi.

— En effet, Monsieur, il convient de vous soigner, si vous ne l’avez déjà commencé ; mais veuillez reconnaître que ce n’est pas ici l’endroit.

— C’est donc grave ?

— Grave !… assez pour qu’il n’y ait pas de temps à perdre.

— Au moins, peut-on guérir ?

Les demandes vont en s’éteignant. A chaque mot qui tombe de la bouche de Marc, il semble qu’un peu plus de cendre blêmisse le visage blême de M. Lethois.

Sans qu’il puisse deviner le drame auquel il donne un dénouement, Marc est étreint par une vague pitié :

— Il y a toujours quelque chose à tenter, dit-il évasivement.

— Ah ! monsieur, vous avez l’air de ne pas croire que je suis un homme ! et pourtant j’ai besoin de la vérité, il me la faut !

— Songez, fait encore Marc en éludant la réponse, songez que je ne puis ici vous examiner comme il serait nécessaire, encore moins donner un avis ferme. Je demeure chez Mlle Peyrolles : revenez me trouver… plus tard… cet après-midi par exemple… oui cet après-midi. Moi-même, j’aurai l’esprit plus libre…

— Mais enfin, mes yeux ?… Je veux savoir… dites !… mes yeux ?… Garderai-je mes yeux ?

— Ah !… vos yeux !…

Un geste de découragement avoue le désastre.

Alors, les épaules écrasées, les cheveux se hérissant d’horreur, la bouche tordue, devenu la forme humaine de l’épouvante, M. Lethois commence à reculer :

— Merci, monsieur, cela me suffit…

Puis, tandis que Marc repart sans retourner la tête, une voix dit :

— Nom de D… v’là qu’y se fauche !

Et se jetant vers Lethois, le Pêcheur le reçoit dans ses bras…

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