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La vie secrète

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V

— Voyez si tout est beau !

En effet, de partout, des maïs échevelés, des collines molles, de la plaine bleue, un parfum de joie montait.

Thérèse reprit :

— Comment aussi vous remercier ? Grâce à vous, je m’évade. Vous n’imaginez pas ce qu’est vivre sur une hauteur et faire, chaque jour, le tour de l’horizon en dix minutes. Ici, au moins, la montagne empêche la terre d’être trop grande ! On se sent moins petit ; presque chez soi…

Elle parlait d’une voix légère, avec des inflexions qui donnaient envie de l’entendre moins pour le sens des mots que pour leur musique. Une grâce émanait de sa robe noire et de sa démarche. Bien qu’elle n’eût aucune coquetterie, elle avait cette élégance subtile qui s’attache à certaines.

M. Lethois balbutia :

— Je n’avais pas cru vous offrir autant de plaisirs.

— Songez que depuis deux ans je ne suis jamais sortie de Saint-Julia ! Vous rappelez-vous ma surprise quand vous êtes venu, il y a six mois ? Je vois encore Mélanie m’annoncer que vous êtes là : « Prenez garde, Mademoiselle, c’est un monsieur qu’on ne connaît pas ! » Pauvre Mélanie ! depuis que nous sommes là-haut, tout inconnu est à ses yeux un ennemi ou un ami intéressé ! Comme elle se trompait, cette fois…

M. Lethois, devenu rouge, dit entre ses dents :

— En effet, elle se trompait…

— Et puis, voici que, tout de suite, vous avez parlé de mon père. Un homme, dans ce pays, l’avait donc compris, admiré !… Il y en avait un, et c’était vous !

— Je crois que j’aperçois la femme de ménage, interrompit M. Lethois. Elle a beau me servir depuis longtemps, je ne lui laisse pas les clés. Aussi le dîner sera-t-il en retard.

— Tant pis, car j’ai très faim.

— Attendez-vous aussi à maigre chère : une chère de vieux garçon…

— Tout ce qu’il faut pour une vieille fille.

M. Lethois enveloppa Thérèse d’un coup d’œil rapide :

— Oh !… vieille !…

Était-ce parce qu’il ne l’avait aperçue que dans le décor noir de Saint-Julia ? il ne se rappelait pas qu’elle fût si jeune. De loin également il avait disposé d’elle comme d’un être sans consistance : tout à coup, il la découvrait libre d’allure, énergique, un peu hautaine. Un geste sec marqua sa déception.

— Enfin, dit-il en abandonnant le bras de Thérèse, vous serez indulgente.

Il alla ensuite ouvrir la porte, fit entrer la femme de ménage.

— Le mieux, reprit-il quand il fut revenu près de Thérèse, serait d’attendre dehors qu’on nous appelât, à moins que vous ne préfériez faire connaissance de votre chambre.

— De grâce, restons ici…

— En ce cas, il y a des fauteuils à l’entrée…

— C’est cela, je vais les prendre.

Il la laissa faire ; une telle fatigue l’accablait qu’il en oubliait la politesse. Même, à peine installé sur le siège, devant les marches de l’entrée, il ferma les yeux, et comme Thérèse murmurait encore :

— Quelle féerie !

— A votre aise, répondit-il, la vue n’en coûte rien.

Puis ils se turent, lui réfléchissant avec désespoir au trouble installé désormais dans ses habitudes, elle absorbée tout entière par la magnificence du soir.

Le jour maintenant s’éteignait par petits coups, sans qu’on saisît l’instant précis où le machiniste invisible baissait les flammes de la rampe. Il y avait des minutes où l’on sentait que les choses restaient pareilles, les toits rouges, les murs dorés ; soudain le rouge avait pâli, l’or était devenu livide, et l’on ne savait à quel moment c’était venu. Fluide, l’ombre se répandait dans les creux, léchait le pied des collines ainsi qu’une berge, gagnait sournoisement les sillons. Et peu à peu, après avoir seulement baigné les troncs, voici qu’elle couvrait le sol, coulait sa masse puissante sur les champs disparus, se haussait vers les branches ; une seconde, la plaine ne fut plus qu’un grand lac où flottaient des bouquets ; une seconde encore, le lac devint mer. La montagne s’effaça ; après elle, le ciel. Enfin le noir qui s’étend, un océan de noir au fond duquel Thérèse elle-même se sent noyée, si bien que découvrant les premières étoiles, il lui semble tout à coup voir passer un navire là-haut, sur la surface, seulement reconnaissable à ses fanaux.

— A propos, reprit M. Lethois qui suivait le cours de ses pensées, je vous demanderai encore de ne pas limiter au dîner votre indulgence. Ici les choses, en temps normal, ne vont qu’à demi. Or, vous tombez à un mauvais moment.

Thérèse tressaillit : après ce long silence, le bruit d’une voix l’avait surprise péniblement.

— Serait-ce que je vous gêne ? commença-t-elle.

— Non, mais j’ai été un peu malade, ces jours-ci : je le suis encore.

— Malade ?

— Oh ! rien ou du moins peu de chose…

M. Lethois soupira :

— Qu’y faire ? La vie est ainsi, on arrête des projets, on organise son lendemain : crac, le lendemain vous échappe et les projets sont à l’eau.

— Vous aviez des projets ?

Étonnée, Thérèse l’interrogeait du regard. Voyant qu’il ne répondait pas, elle poursuivit :

— Pour rien au monde, je ne voudrais être une cause d’ennui. Pourquoi, si c’est ainsi, n’avoir pas dit que je ferais mieux de remettre ma venue à plus tard ?

— Je m’explique mal, interrompit M. Lethois avec vivacité. Je voulais dire… enfin pardonnez-moi si je vous parais parfois un peu bizarre, préoccupé… Ce soir, par exemple, je devrai vous quitter tout de suite après le dîner. De même, il y a la maison. Elle est ce qu’elle est, c’est-à-dire très vieille, incommode, abandonnée. C’est tout juste si nous avons pu rendre le rez-de-chaussée habitable. On ne peut monter au premier, l’escalier est en ruines. Gardez-vous de l’aborder… Et le service ! Quelle confiance avoir, je vous le demande, dans une domestique qui vient à la vapeur, fait le nécessaire à la diable et n’a cure que de m’espionner ! Celle-là aussi vous débitera des romans : n’écoutez pas…

De plus en plus surprise, Thérèse dit simplement :

— Je ne comprends pas bien.

Mais tandis qu’elle parlait, la femme de ménage venait d’approcher à pas de loup :

— Ça y est : le plat est sur la table.

M. Lethois se leva brusquement :

— Allons, fit-il, l’attente a été moins longue que je ne le craignais. J’espère que vous avez toujours faim ?

— Certainement.

— Je vous montre la route.

Il gravit les marches pour rentrer. Thérèse suivit. Un vague serrement de cœur tuait sa joie. Après ces avertissements embrouillés, il lui semblait déjà n’être plus là qu’en passant, comme dans une auberge.

Ils arrivèrent dans la salle à manger au moment où la femme de ménage allumait la lampe.

— Ouf ! dit M. Lethois que ces quelques pas avaient épuisé, il fait bon rentrer chez soi.

Et il s’assit aussitôt, déplia sa serviette ; grâce à ce qu’il avait dit, il avait conscience d’avoir reconquis une partie de son indépendance.

A pénétrer dans cette pièce, Thérèse au contraire sentit son malaise s’accentuer. Ici point de meubles ou presque : la cheminée servant de desserte, des chaises de paille qui avaient dû traîner longuement de logis en logis avant d’échouer dans celui-ci, la tenture grêlée de salpêtre. Avant tout, l’odeur obsédait, acide et fade.

— Ne faites pas attention à ma vaisselle, dit M. Lethois passant le plat, le contenu vaudra mieux, je l’espère.

Elles aussi, les assiettes étaient dépareillées. De même le ruolz avait noirci. Tous les objets criaient l’abandon, le manque de soin, surtout la gêne — cette gêne des campagnes qui équivaut aux détresses des villes, mais jugée moins redoutable parce qu’on la voit moins.

Subitement Thérèse crut deviner l’énigme cachée sous les réticences de son hôte.

— Eh quoi ! demanda-t-elle décontenancée en voyant que M. Lethois repoussait le plat sans y toucher, serai-je seule à manger ?

M. Lethois, tête basse, fit un geste de lassitude.

— Je vous ai prévenue, je me sens malade.

— C’est donc sérieux ?

— A mon âge, tout peut le devenir.

— Avez-vous consulté ?

— Inutile : d’ailleurs je ne crois pas aux médecins.

Encore Thérèse hésita ; au moment de dire ce qu’elle avait sur les lèvres, elle n’osait plus. Résolue enfin, elle regarda M. Lethois :

— Savez-vous à quoi je pense ? j’ai peur, en étant venue ainsi, au premier signal, d’avoir été… indiscrète. Pourquoi ne pas l’avouer, si c’est exact ?

Il fit « non » d’un signe de tête.

— Ne craignez pas de me blesser : il y a tant de choses qu’on devine… pour les avoir connues soi-même.

— Vous ne devinez pas ! riposta M. Lethois sèchement.

Il prit ensuite la carafe, se versa un grand verre d’eau, le but avidement, et sans qu’on pût saisir s’il parlait avec ironie ou pour exprimer un sentiment vrai :

— Vous êtes la jeunesse. Ce voisinage suffira pour me remettre !

Des voix l’interrompirent. Le courrier de Saint-Julia apportait les bagages de Thérèse. La femme de ménage les recevait. Puis l’homme approchait de la fenêtre :

— Quand faudra-t-il vous reprendre, Mademoiselle ?

M. Lethois répondit pour Thérèse :

— On vous préviendra. Bonsoir.

— Bonsoir…

Le pas de l’homme s’éloigna, tout de suite mangé par l’obscurité qui s’étendait. Thérèse et M. Lethois s’efforcèrent de le suivre. Ce bruit qui mourait semblait rendre tangible la solitude que la fin du jour avait faite.

— Ah ! murmura M. Lethois, ne dirait-on pas qu’on est dans un désert ? A Paris, jadis, vous n’imaginiez pas une pareille tranquillité !

En même temps qu’il glissait le nom de Paris, il avait levé les yeux vers Thérèse.

Celle-ci murmura :

— Je ne me souviens plus de Paris.

— Pourtant vous y avez laissé des amis, des relations ?

— J’y ai laissé mon bonheur… et des indifférents.

— Vous ne me ferez pas croire…

La femme de ménage rentrait :

— Qu’attendez-vous pour enlever le couvert ? s’écria M. Lethois, furieux d’être troublé au moment de risquer la demande qui seule lui tenait au cœur. Vous voyez bien que nous restons là !

Mais le charme était rompu. Quand la femme de ménage eut ramené contre son corsage la pile d’assiettes, plongé ses gros doigts dans les verres assemblés et chassé d’un coup de pied la porte entrebâillée pour disparaître ensuite, ni M. Lethois ni Thérèse ne songèrent plus à reprendre le sujet commencé. En revanche, l’air semblait plus lourd, le désordre des choses plus irrémédiable.

— Voici bientôt huit ans que cette femme est à mon service, reprit amèrement M. Lethois, et je compte moins pour elle que la moindre de ses volailles !

Thérèse tressaillit :

— Peut-être jugez-vous trop sur des apparences : tel que l’on accuse d’indifférence, n’a souvent contre lui qu’un manque de manières.

— Ce n’est pas cela : le malheur est d’être seul et vieux garçon.

Un sourire sarcastique crispa les lèvres de M. Lethois ; il leva les yeux au plafond et parut oublier Thérèse.

— Vieux garçon !… Évidemment, j’aurais pu me marier : après tout, je n’étais ni mieux ni plus mal que bien d’autres. J’aurais pu encore installer ici une femme à demeure. La moitié de ceux qui auraient crié au scandale en ont fait autant lorsqu’ils étaient jeunes. Mais non, j’avais des choses en tête, je voulais être libre… Est-on bête quand on est bien portant ! Aujourd’hui, c’est la fin : je sens que j’arrive au bout. Vous verrez que je crèverai seul !…

Il s’interrompit, s’apercevant que Thérèse examinait les murs :

— Vous regardez le décor final ? Joli spectacle ! On l’a nettoyé aujourd’hui en votre honneur ; même on s’y est mis à deux, et Dieu sait si tout a été saccagé. Ça ne l’a pas rendu plus beau, et il pue comme avant.

C’était vrai qu’ici une désolation tombait sur les épaules, et que Thérèse aurait voulu chasser cette odeur dont il parlait ! mais dans ce milieu singulier où la propreté même avait l’air d’un accident, devant ce vieillard dont elle ne parvenait pas à suivre la logique secrète, elle était prise de peur ; elle n’aurait pu répondre.

M. Lethois poursuivit :

— Si encore cela servait à quelque chose ! Non : les embêtements, la maladie, la stupide incohérence de la mécanique humaine s’unissent pour détruire le peu qu’on escompte. On combine son existence d’une certaine manière ; on établit d’avance la part du feu : va te promener, le feu dévore d’abord ce qu’on lui a lâché, puis tranquillement le reste. Pourquoi ? on ne sait pas. Le mal physique est une chose absurde. L’heure où il vient semble toujours choisie par un pantin malfaisant pour créer le maximum de gêne. Si bien que la vie n’est pas seulement insupportable à vivre ; elle vous quitte par parcelles, à des minutes soigneusement choisies et qui rendent sa perte insupportable.

— Quelle déception peut vous rendre à ce point désabusé ? dit Thérèse à mi voix.

Il riposta, comme éveillé en sursaut :

— Je vous ai dit déjà que vous ne pouviez me comprendre. Au surplus, au point de vue qui m’intéresse, les femmes ne courent point les mêmes risques.

— C’est peut-être que, plus que les hommes, elles se dévouent.

— Se dévouer !

Un rire strident découvrit les dents de M. Lethois.

— Vous êtes candide ! Voyez-vous quelqu’un qui vaille la peine d’un effort ? et s’il existe, à quoi bon ? Nous roulons tous dans le même train. Il n’y a que les fous pour s’imaginer capables de sauver leur voisin quand tout le wagon culbute.

Cette fois, il s’arrêta ; il semblait à bout de souffle. Thérèse le regarda. Elle ne reconnaissait plus dans cet homme bouleversé par une sorte de furie intérieure celui qu’elle avait reçu à Saint-Julia. Était-ce bien lui qu’elle avait pris pour un disciple ému de Wimereux, lui dont elle avait accepté l’offre amicale, le même enfin qui tout à l’heure l’attendait sur la route et l’accueillait paternellement ?

— Il est vrai, dit-elle après une courte hésitation, que chacun traîne son fardeau. Moi aussi, j’ai connu des heures où ma raison chavirait ; il m’a semblé parfois, surtout depuis que je suis seule, que je ne distinguais plus le mal du bien, le juste de l’injuste. Sans les leçons de mon père, qu’aurais-je fait ?

— C’est bien cela : des leçons vous ont suffi. Les femmes s’enivrent avec des phrases.

— Il y a des phrases qui font de la vie.

— Laissons à la nature ce privilège qui est sa manie.

— Mon père a façonné des âmes !

— Votre père n’était qu’un philosophe.

— Moi qui pensais que vous l’aviez compris !…

— Comprendre !… encore un mot.

Tous deux, stupéfaits, avaient repoussé leurs chaises. On eût dit que la table les chassait. Leurs visages cessèrent d’être visibles. La lumière de la lampe, tassée sous l’abat-jour, formait seule une tache ronde isolée dans le noir.

— Et pourtant, dit Thérèse, dès qu’on ne comprend plus, quel malaise ! Tout à l’heure, par exemple, quand vous parliez, je me demandais pourquoi, ayant ces théories, vous avez souhaité que je vinsse. Seriez-vous illogique ou dois-je penser qu’en cédant à vos instances, je sers un projet ignoré ?

— Quel projet ? Je n’ai pas de projets…

— En ce cas, expliquez-moi…

— Vous oubliez qu’il se fait tard. Je ne puis veiller. Remettons à demain la métaphysique, si elle vous amuse.

— Celle-ci m’inquiète.

— Raison de plus pour ne pas vous y perdre. Ce serait trop long. Venez plutôt dans votre chambre…

Celle-ci était en face. Quand ils y entrèrent, la lampe eut un sursaut à cause du courant d’air. On avait dû, en effet, laisser la fenêtre ouverte pour chasser l’odeur persistante de moisi.

— N’allumez pas, dit Thérèse, voyant que M. Lethois approchait de la cheminée : il faudrait fermer et il fait bon respirer !

— Comme il vous plaira.

M. Lethois inspecta d’un coup d’œil circulaire l’arrangement des meubles.

— J’espère, fit-il, que vous ne manquerez de rien.

— Je serai parfaitement.

— Vous permettez donc que je vous dise bonsoir ?

— Bonsoir, merci, et… sans rancune.

— Demain, d’ailleurs, je compte aussi vous expliquer…

— Pourquoi pas tout de suite ?

M. Lethois eut une suprême hésitation, mais redevenu la proie de l’inexplicable gêne qui l’avait arrêté toute cette soirée :

— Non, décidément.

Et tirant à lui la porte, il répéta :

— Demain.


Alors, demeurée seule, Thérèse approcha de la fenêtre.

Elle s’étonnait d’être là, dans cette chambre inconnue, si loin de ses habitudes et de son milieu. Elle n’était pas moins surprise de le trouver naturel, comme si un pouvoir supérieur l’avait décidé pour son bien. Pourquoi, au moment des offres de M. Lethois, avait-elle accepté sans hésiter ? Pourquoi cette joie d’évasion, lorsqu’aujourd’hui elle était venue à travers champs, et encore maintenant, après cet accueil que tant de réticences auraient dû rendre inquiétant ? Pourquoi, surtout, une telle anxiété à la pensée de ce demain qui sans doute serait pareil à tous les autres ?

Derrière la cloison, M. Lethois jalonnait le logis de son pas de souris. Thérèse suivit les étapes de cette tournée du soir : fermeture des volets, inspection des clôtures d’autant plus nécessaire que la solitude est plus grande. Ainsi faisait également Mélanie à Saint-Julia. Quelle différence entre les deux maisons, celle-ci indifférente comme un passant de rencontre, l’autre peuplée de souvenirs : et pourtant, d’où venait que, ce soir, Thérèse, détachée des deux, les mettait au même rang ?

Le bruit que faisait M. Lethois diminua, s’éteignit tout à fait…

— Sans doute, il a été se coucher, songea Thérèse.

Les coudes au chambranle, sans bouger, elle continua de regarder la nuit. Peu à peu, l’envie lui venait de crier à l’ombre sans visage : « Demain ? que sera demain ? » Ah ! l’étrange sensation ! Depuis trois années qu’elle habitait ce pays, jamais elle n’avait émis l’hypothèse d’un changement dans sa vie. Depuis trois ans, pétrifiée dans le passé, détachée du présent, elle s’était contentée de suivre fidèlement les préceptes paternels. « Tu vois la route, lève-toi et marche », avait écrit Wimereux dans son testament ; docile, elle s’était levée, marchait vers l’idéal désigné. Ainsi, elle accueillait chaque jour en hôte régulier et dépourvu de surprises. Elle avait souhaité parfois moins de calme et plus de joie, elle n’avait jamais escompté l’imprévu. Tout à coup, voici que, sans raison valable, son cœur sonnait un hallali d’inconnu.

« Demain ? que sera demain ?… »

Elle tenta de réagir.

— Qu’ai-je donc ? Je n’attends rien cependant, ni personne…

Attendre : c’était le mot. Tout en elle attendait. Il y avait au fond de son cœur des appels à quelqu’un qui va passer. « Ne vous éloignez pas ! Je suis là ! » Et elle aurait voulu fouiller l’obscurité, créer du grand jour, par miracle, pour apercevoir ce passant mystérieux.

Bouleversée, mais quand même raisonnable, elle se débattit.

— C’est ridicule.

Ridicule, en effet. Qui songeait à elle, ici ? Lethois dormait. Il y avait bien le Pêcheur… Elle ferma les yeux et sourit. Non, le Pêcheur, maintenant, relevait des collets…

A cet instant, de l’autre côté du perron d’entrée, des volets grincèrent. Un rectangle lumineux se projeta sur le sol.

— Tiens, M. Lethois ne dort donc pas ?

Sans doute, après avoir poussé les contrevents, il s’était recouché : car aucune ombre ne maculait le tapis clair ainsi jeté par la fenêtre.

— S’il ne dort pas, à quoi pense-t-il ?

Et, de nouveau, la hantise recommença.

Tour à tour, Thérèse regardait la tache médiocre faite par la lumière projetée et l’ombre énorme ; et elle imaginait aussi que deux vies étaient devant elle, l’une mesquine qui traînait à terre, l’autre mystérieuse comme la nuit même.

Illusion ou réalité, un bruit de pas glissa au loin.

— Me suis-je trompée ?

C’étaient bien des pas. Là-bas, quelqu’un marchait. Ah ! cette marche de l’inconnu que les ténèbres cachent et qui, pourtant, s’approche peut-être les mains chargées de promesses ! Saisie d’un fol espoir, Thérèse tendit les bras. Elle tremblait de peur, parce que ce marcheur venait ; s’il se fût éloigné, son cœur aurait cessé de battre.

Des minutes s’écoulèrent. Une voix partit de la route :

— Lethois !

En même temps, l’inconnu pénétra dans le rectangle lumineux. Thérèse se rejeta en arrière, violemment. C’était un prêtre.

Un court dialogue suivit entre l’abbé Taffin approché de la fenêtre et M. Lethois, toujours invisible.

— Comment ! travailler après une nuit comme la dernière ! Vous êtes fou !

— Fichez-moi la paix ! je sais ce que je dois faire.

— En tous cas, ne comptez plus sur moi pour vous récolter sur les chemins. Je n’ai pas encore dîné. Cette Blanchotte demeure vraiment loin !

— Est-ce que sa fille était seulement malade ?

— Une bronchite grave. J’ai dû faire appeler Pontillac. Il viendra demain matin.

— Dites-lui, si vous le voyez, de passer aussi chez moi.

— Entendu.

— Bon appétit.

— Adieu.

Le prêtre repartait.

— A propos, cria M. Lethois, j’ai quelque chose pour vous : attrapez !

Un paquet blanc vola dans l’air. L’abbé Taffin s’en saisit fébrilement.

— C’est de l’archevêché, fit-il, je reconnais cela aux dimensions de l’enveloppe. Et… rien autre ?…

Sa voix tremblait.

— Rien.

— Cette fois, je file.

— A demain.

Accablée, Thérèse laissa tomber sa tête dans ses mains. Il lui semblait avoir plané pendant une heure, ivre d’espace, à travers des mondes lumineux : tout à coup, les ailes brisées, elle se retrouvait au point de départ. Elle avait rêvé du lendemain : ce lendemain, comme les autres lui apporterait le même lot d’heures vides, la nostalgie du souvenir, et puis vieillir encore, pareille à ce Lethois dont l’amertume l’avait blessée, mourir seule enfin dans un décor pareil à celui-ci…

Redevenue épave, elle eut envie de sangloter.

Ce ne fut qu’une faiblesse passagère. De même qu’elle s’était raidie auparavant contre l’inexplicable ivresse, elle se révoltait déjà contre ce découragement lâche quand un cri traversa la nuit : telle un rappel de destinée, la voix de Lethois clamait :

— L’abbé ! J’ai oublié ! il y a une autre lettre !…

Trop tard : M. Taffin ne pouvait plus entendre.

— L’abbé ! L’abbé !

— Ah ! songea Thérèse, celui-là désespère aussi, qui le sait ! et pourtant sa lettre est arrivée !

Elle eut un frisson égoïste. Il lui semblait que pour elle également la lettre était écrite et que la remise seule en était différée.

Las d’appeler en vain, M. Lethois se tut. Le silence démesuré nivela l’horizon. Tout s’évanouissait submergé par une paix divine.


Puis ce fut la nuit, la grande nuit qui s’abat sur la terre et confond dans son obscurité les douleurs de tous les hommes…

Rien n’avait changé dans Montaigut, rien sinon que quelques êtres y étaient venus ; et cependant, parce que Marc était là, Mlle Peyrolles enfermée dans sa chambre ne dormait pas ; parce que Thérèse Wimereux lui avait parlé, quelque part, sous une haie, un vagabond sans feu ni lieu rêvait éveillé.

— A l’usine, que se passera-t-il demain ? songeait Jude Servin.

— Comment lui expliquer demain pourquoi je suis ici ? disait Marc épouvanté.

Thérèse se rappelant les réticences de son hôte s’interrogeait aussi :

— Qu’a-t-il donc à m’apprendre demain ?

Ainsi pour tous, arrivants et habitants, l’angoisse commençait. Deux seulement, paraissant échapper à cette attente inexplicable de l’heure prochaine, ne s’étaient pas couchés et, comme mus par des volontés parallèles, s’étaient assis, chacun dans sa maison, devant une table pour travailler.

« Histoire anecdotique des mœurs, coutumes et habitudes propres aux diverses espèces connues sous le nom générique de Fourmis », avait écrit M. Lethois en tête d’un grand feuillet.

« Histoire de sainte Letgarde. Chap. XIV. Comment sainte Letgarde devint ermite », annonçait le titre inscrit par M. Taffin sur le cahier si soigneusement dérobé, le matin, à la vue de M. Lethois.

Tout à la joie de leur vie secrète, ceux-là du moins espéraient-ils ignorer les affres de demain ? Hélas ! qui eût scruté leur cœur s’y serait heurté de même à un trouble impérieux comme un présage :

— Serai-je aveugle avant de terminer ? se demandait M. Lethois.

— Pourquoi la lettre annoncée n’est-elle pas arrivée ? se répétait M. Taffin.

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