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La vie secrète

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ÉPILOGUE

Le lendemain, ce fut un soleil radieux qui se leva.

Des fraîcheurs ailées passaient sur Revel, faisant s’incliner les fumerolles qui, çà et là, montaient encore à la place de l’usine. Sous les platanes, le silence qui succède aux grandes crises avait repris. A moins de se heurter en cours de marche au trou noir laissé par les bâtiments incendiés, on n’aurait pu soupçonner qu’une tragédie avait, la veille, troublé cet oasis. Aucun ouvrier ; presque point de passants et ceux-ci allant comme d’habitude à leurs achats ou vers les champs ; dans les rues enfin, la paix morne des jours d’été, quand les gens levés tard trouvent pour bienvenue une lumière de Sahara.

A Montaigut aussi, quelle matinée divine ! C’était enveloppé par l’odeur des genêts, dans une atmosphère baignée de rosée, que M. Taffin avait quitté le presbytère pour commencer son grand voyage.

Personne, cette fois, n’avait paru aux fenêtres du château, pour le regarder. La Blanchotte était au chevet de sa fille, morte peut-être. La route, pareille à un canal abandonné, s’allongeait sans une ride humaine. Les seuls témoins de cette fuite étaient le ciel et, là-bas, vers le sud, les Pyrénées haussant leurs têtes coiffées de dentelle blanche.

Arrivé dans la gare, M. Taffin approcha de l’horaire affiché. Peu lui avait importé, jusqu’alors, la direction à prendre : encore fallait-il connaître l’heure des trains qui allaient passer.

Autour du prêtre, il y avait seulement des banquettes vides et des guichets fermés. A travers les vitres sales, on apercevait aussi la file des rails dormant et deux fourgons noirs, abandonnés.

Indécis, M. Taffin parcourut des yeux la carte du réseau. Les lignes zigzaguaient en tous sens, les unes épaisses et en traits gras, — celles-là dirigées toutes vers des points désignés : Toulouse, Carcassonne, Albi… — les autres formées par des traits minces qui allaient buter contre la marge, sans destination visible, chemins vers l’inconnu…

Où aller ?

Inexplicable retour d’une âme qui cherche en vain sa voie.

La veille, et toute la nuit, M. Taffin avait attendu ce départ. Ce matin, tandis qu’il annonçait à Cadette l’obligation d’un voyage urgent, il était presque joyeux. Le fruit mûr tombé de la branche semble de même reposer à terre sans meurtrissure. Soudain, ce que n’avaient pu faire ni l’abandon de la cure, ni l’omission de la messe, une affiche le produisait : devant ces chiffres et ces noms sans visage, un atroce découragement noyait M. Taffin.

Où aller ? Il ne savait plus… Comme la France est grande !

Il la devinait au delà des limites de la carte, immense et pareille à une lande. Il se voyait lui-même perdu dans cette immensité. De tous côtés l’horizon est semblable, sans repère : et pourtant, il faut marcher ou succomber sur place !

— Ah bien ! M’sieu le curé, ça tombe à pic, dit l’homme d’équipe qui arrivait enfin pour le service. Justement un particulier dans la cour demande quelqu’un de Montaigut… Hé là-bas ! par ici ! y a votre affaire !

Après avoir ainsi hélé au dehors, jovial, il approcha de M. Taffin :

— C’est-y par peur de la révolution que vous venez si en avance ?… Quoi ? Vous ne savez pas ? L’usine Servin… hier… démolie ! flambée ! Ça lui apprendra à celui-là : y n’avait qu’à ne pas récolter la racaille : des tas de va-nu-pieds !…

Puis se retournant vers Marc qui paraissait au seuil :

— C’est le curé du pays. Y vous donnera vos tuyaux.

L’homme sauta lestement par-dessus la plate-forme des bagages, ouvrit une porte et s’éclipsa. M. Taffin, étourdi, n’avait pas eu le loisir de protester.

— Excusez-moi, Monsieur, dit Marc approchant du prêtre, vous êtes bien le curé de Montaigut ?

A tout hasard, il était venu, lui aussi, rôder vers la gare, espérant trouver là mieux qu’ailleurs ce qu’il cherchait. Sur un signe d’assentiment de M. Taffin il poursuivit :

— Il s’agit d’un de vos paroissiens, M. Lethois…

— Lethois ?

— Nous cherchons à connaître ses parents… quelqu’un qui s’intéresse à lui…

— … Pour quoi faire ? interrompit M. Taffin, saisi d’une brusque inquiétude.

— Au fait, peut-être n’avez-vous pas été informé ?… Hier matin, il a supporté une crise grave. On a dû le conduire à Revel. L’après-midi, son état était alarmant et depuis…

— Depuis ?

— Mort, le soir, à dix heures…

Les yeux de M. Taffin s’agrandirent, ses lèvres devinrent blanches :

— Mort ! dit-il, comme un écho.

Il lui semblait qu’une main lourde l’accrochait au collet :

— Mort ! dit-il encore.

Il s’efforça ensuite de sourire et montrant son petit sac posé sur la banquette :

— Vous le voyez, j’allais partir… un voyage nécessaire… Rassurez-vous toutefois, j’irai… oui, j’irai d’abord…

Pourquoi promettre cela, puisque Marc ne le demandait pas ? Cependant il n’aurait pu parler autrement. Il aurait donné une fortune pour ignorer la nouvelle ; maintenant qu’il la connaissait, il lui eût été impossible de s’éloigner sans une visite au mort.

— Où est-ce ? acheva-t-il d’une voix éteinte.

Marc désigna vaguement la direction.

— Là-bas, chez Servin.

— A l’usine ?

— Non, au domicile…

M. Taffin passa la main sur ses yeux. Incapable de soupçonner la cause de l’émotion du prêtre, Marc reprit avec un geste d’impatience :

— Pardonnez-moi d’insister : on n’a aucune indication sur la famille…

— La famille ?

— A défaut, conviendrait-il au moins d’être fixé sur le lieu de naissance, l’âge…

M. Taffin écoutait, anéanti. Pendant trois ans, Lethois et lui avaient pu vivre côte à côte, peut-être même éprouver une amitié sincère, jamais ils n’avaient songé à s’informer de ces choses élémentaires !…

— Quelqu’un… oui… quelqu’un seulement pourra vous renseigner !

— Qui ?

— Mlle Peyrolles.

Bien que ce nom ne dût pas être imprévu dans une telle conversation, ce fut au tour de Marc de balbutier :

— Mlle Peyrolles est à Montaigut, et je n’ai pas le temps d’aller là-bas.

— Vous la connaissez donc ?

— A peine.

— Elle seule, je le répète…

— Impossible : il faut que je parte ! Sans cette mort, j’aurais déjà quitté Revel depuis hier.

M. Taffin tressaillit :

— Seriez-vous par hasard ?…

— Je suis un étranger arrêté ici par des circonstances imprévues et qu’un devoir pressant rappelle.

— Le neveu de Mlle Peyrolles devait aussi partir hier !

Marc ne répondit pas.

Comprenant ce silence qui était un aveu, M. Taffin leva les yeux. Bien qu’il fût toujours décidé à quitter Montaigut, il voulait connaître les traits de celui pour qui Mlle Peyrolles avait failli perdre son âme. A la vue de ce visage ravagé par un chagrin mystérieux, il reçut un choc, comme si Marc, sans parler, l’accusait. Un remords le poignit.

Qu’avait-il fait, cependant, sinon approuver une rupture accomplie ?

— Je crois deviner… commença-t-il.

Il y eut un bref intervalle : puis d’autres mots lui échappèrent, des mots qu’il avait l’air de chercher difficilement, mais qu’une force intérieure lui dictait :

— … Pardonnez-moi de vous en faire part : savez-vous que votre tante est aussi très malheureuse ?

Marc ne parut pas entendre.

— Réfléchissez, appuya encore M. Taffin. Qui sait si vous n’auriez pas raison de remonter là-haut ?

Conseil inattendu dans cette bouche qui hier invoquait l’exemple de sainte Letgarde pour interdire la même réunion ; mais, depuis hier, M. Taffin obéissait à une âme inconnue.

Les traits de Marc trahirent une hésitation. Ce fut très court.

— Laissons cela, murmura-t-il avec un geste évasif : faut-il que je vous conduise chez Servin ?

Et à ce rappel du mort, M. Taffin sentit de nouveau un voile de ténèbres l’envelopper.

— Merci, je connais l’endroit. D’ailleurs, on doit m’attendre…

Il dit « On doit m’attendre » comme il avait dit « J’irai », comme il avait dit encore « Vous devriez monter là-haut » pour obéir à une impulsion intérieure sans raison plausible. Il n’aurait pu parler d’autre manière.

Puis, son bref remords s’effaça. Il reprit son sac sur la banquette, esquissa un salut vers Marc décontenancé, et ne songeant plus qu’à la visite qui s’imposait à lui, se dirigea vers la ville.


D’abord, il marcha d’un pas rapide. Il avait peur de manquer de temps. Que deviendrait-il si, au retour et faute de s’être pressé, il ne trouvait plus de train pour s’évader ?

Il réfléchit ensuite, jugea cette impatience absurde :

« Dans une demi-heure, j’aurai terminé. Après… je monterai au hasard, dans le premier convoi qui passera… »

Ainsi, ce serait au hasard de décider la route ! Cette perspective le soulagea. Désormais, il pouvait s’occuper mieux du mort, être tout à lui.

En fait, on eût dit que jusqu’alors il n’avait pas compris exactement la nouvelle. C’était à cette minute seulement et sur ce chemin de traverse qu’il se rendait compte de son horreur. Lethois ! Lethois qu’il avait vu la veille, Lethois que ce matin il imaginait encore tranquillement couché dans sa maison, Lethois — son ami ! — mort !…

Un brouillard obscurcit les yeux de M. Taffin. Son allure devint lourde…

Il se rappelait la réunion au presbytère. Tous deux, à la croisée, regardaient l’aube. M. Lethois criait : « Avant deux mois, je serai riche ! ma gloire étonnera le monde ! » Deux jours avaient passé et tout était fini. Lethois n’était plus là !

Cependant, Revel n’était pas changé. On ne sentait pas qu’il y eût alentour moins de vie, moins de verdure, moins d’avenir. De même, quand le soleil donne, le vent peut souffler les bougies, la lumière ne varie pas. Lethois aurait pu aussi mépriser la fortune, se terrer au fond d’un trou à la manière des grillons, le cours des choses aurait été semblable. A quoi bon se débattre ? Mort ! tout aboutissait à ce mot : révolte, effort, rêve d’évasion, espoir de liberté…

M. Taffin frissonna. Sa marche ralentit encore.

Ce dénouement lui jetait une terreur physique, comme s’il eût été personnellement visé par la mort sournoise qui avait frappé si près de lui. Le sol sur lequel il avançait lui paraissait vaciller. Le ciel clair, les arbres bienveillants avaient un air irréel. La contenance tranquille que lui-même gardait, bien qu’il fût seul, mentait. Tout mentait aussi dans sa conscience puisque, derrière un insurgé de parade, un autre y soufflait cette panique de la mort et des regrets de ce qu’il allait quitter. Ah ! ce mensonge qui règne en maître au dehors comme en nous, qui fait que la terre s’offre et vous échappe, que les hommes ont un visage où l’on peut lire et une âme qui les divise ! Quel mensonge M. Taffin allait-il faire encore devant le mort ? Oserait-il s’agenouiller pour réciter une prière, quand il savait pertinemment que la prière est inutile ? ou bien se contenterait-il de pleurer tristement, alors qu’une sorte d’indifférence et le seul souci du départ lui glaçaient le cœur ?

Cette fois, M. Taffin avait cessé de marcher. Un désir fou de tourner bride venait de le saisir. Il allait y céder quand une voix l’arrêta :

— Vous n’avez qu’à monter : on traverse la bibliothèque et c’est après, la porte à droite…

Sans qu’il s’en fût aperçu, la maison était devant lui. Assise près de l’entrée, une femme de garde, l’ayant reconnu, lui faisait signe.

Au même instant sortait aussi Pontillac, l’air satisfait d’un homme qui a terminé sa corvée :

— Tiens ! c’est vous qu’on a choisi ?…

Éveillé en sursaut, M. Taffin blêmit :

— Choisi ! moi ! pour quoi faire ?

— Mais pour le garder, naturellement ! Si tant est qu’une robe noire soit nécessaire quand on veut satisfaire à l’opinion, mieux valait que ce fût la vôtre : vous étiez deux amis… Pas drôles, hein, nos métiers ? Bah ! c’est la vie.

Un rictus amer contredisait le geste qui aurait voulu s’afficher insouciant, et le médecin passa ; il semblait dire : « C’est ton tour ! moi, je ne sers plus à rien ici. »

« A vous le tour ! Qu’attendez-vous ? » disait de même le sourire engageant de la femme.

Atterré, M. Taffin tourna les yeux vers la porte béante. Elle aussi avait l’air de l’appeler.

Il défaillit :

— Vous dites, la porte à droite ?

En même temps, il sentait clairement que ce métier dont avait parlé Pontillac le reprenait au collet, l’obligeait à obéir. C’était une emprise irrésistible, telle que nulle puissance humaine n’aurait pu la briser.

Gardant toujours son petit sac à la main, mais ayant déjà l’attitude apaisée de ceux qui ne résistent plus, il s’engouffra dans la maison.


Montée dans l’escalier obscur. Une odeur balsamique régnait. A mesure qu’on approchait du premier, celle-ci, plus fade, prenait à la gorge. Même si l’on avait tout ignoré, rien qu’à respirer dans ce lieu, on eût compris que la mort y avait passé.

Était-ce la pénombre, ce parfum sinistre, ou simplement l’effet d’angoisse que donne aux plus indifférents l’approche de ceux qui ne sont plus ? M. Taffin maintenant avançait avec l’unique sentiment de la menace d’une perdition. Tandis que ses gros souliers battaient le bois des marches avec un bruit de marteau, l’âme aveugle et sourde, incapable de pressentir ce qui allait suivre, il semblait un automate. La minute où le hasard décide est toujours ainsi. On ne voit plus, on a cessé d’espérer. Tout s’efface dans la brume, même la forme humaine qui là-haut s’est penchée et s’efforce de voir le visiteur qui vient !

Soudain, une chose très simple, mais imprévue comme l’éclair dans la nuit. Plus tard, M. Taffin devait en revoir avec une prodigieuse netteté les moindres détails, mais sur l’heure, on aurait pu croire qu’il ne les aperçut pas.

Il entrait dans la bibliothèque.

Là aussi, l’ombre, des volets clos, et toujours l’odeur affreuse…

Tout à coup, une femme paraît. Surpris, M. Taffin balbutie :

— N’est-ce pas ici, Madame, par où il faut passer ?

Mais, la femme, au lieu de répondre, approche. De toutes ses forces, elle cherche dans sa mémoire où elle a vu ce prêtre. Une lueur éclaire enfin son visage. Puis d’une voix sourde :

— Je vous en prie, monsieur le curé, avant d’y entrer, deux mots seulement…

Voyant que M. Taffin hésite, elle dit encore :

— Ne me reconnaissez-vous pas ? C’est moi… la fille de Wimereux… la même qu’il y a trois ans…

En même temps, avec un geste d’involontaire confiance, elle saisit le bras du prêtre, l’entraîne au fond de la pièce, et lui, sentant qu’une fois de plus sa délivrance est retardée, n’éprouve cependant aucune surprise. Il ne se défend pas : même, il ressent un soulagement singulier comme si, brusquement, la visite au mort était devenue superflue et l’horreur du tête-à-tête écartée à jamais…

Cela suffit : parce que Thérèse s’est trouvée là, parce que M. Taffin vient d’accepter de la suivre, la route est changée…


Arrivée à l’angle de la pièce, Thérèse abandonna M. Taffin.

— Excusez-moi, fit-elle d’une voix que l’angoisse étranglait, je devine votre chagrin, je vous demande pardon de le troubler… mais je perds tout sang-froid… Peut-être pourrez-vous…

Un rais de lumière passant par l’intervalle des volets tomba sur sa figure. M. Taffin y lut un tel bouleversement qu’il en frémit.

Elle continuait :

— Depuis cette nuit, M. Servin n’est pas rentré… Savez-vous… ne pourriez-vous m’apprendre ce qu’il est devenu ?

— Servin… balbutia M. Taffin.

Thérèse reprit fiévreusement :

— En traversant Revel, vous avez dû vous renseigner… On vous a dit…

— En effet, on m’a parlé de l’usine… un incendie.

— Et… c’est tout ?

M. Taffin murmura :

— C’est tout.

Et à ce moment seulement, parce que leurs yeux s’accoutumaient à la pénombre, ils se virent, pareils tant l’angoisse creusait leurs traits ! Croyances, passé, mentalité, tout avait pu les séparer : ils n’étaient plus que deux naufragés se retrouvant sur une épave. A ce point de détresse, on ne s’enquiert pas des différences sociales : on se serre l’un contre l’autre, et on jouit d’être vivant.

— Ah ! dit Thérèse, vous aussi, vous ignorez !

Elle se tordit les mains.

— Hélas ! dit encore M. Taffin.

Il ne cherchait pas à comprendre : il devinait que cette femme souffrait autant que lui, et il la plaignait comme il se plaignait lui-même.

Un silence suivit. Par un phénomène inattendu, tous deux avaient oublié le mort qui reposait, solitaire, dans la pièce voisine. La vie qui est toujours la plus forte s’occupe avant tout d’elle-même.

— Vous ne dites rien ? reprit Thérèse. Je le sais, ce n’est ni le lieu, ni le moment… Cependant, j’ai tant besoin d’être rassurée, conseillée !…

— Comment le pourrai-je ! interrompit M. Taffin.

Accablé par l’impuissance qu’il sentait en lui, il se laissa tomber sur un fauteuil.

Thérèse, se pressant près de lui, poursuivit suppliante :

— De grâce ! parlez-moi, éclairez-moi ! Songez que depuis hier, — oui, depuis la catastrophe, — je vis dans un cauchemar ! Je me demande si ce qui arrive est réel. Je ne vois plus où est le bien, où est le mal : et tout se confond dans un commun dégoût de moi-même !…

M. Taffin, la tête enfouie dans les mains, eut un haussement d’épaules douloureux :

— Pour moi aussi, c’est la même chose ! heureusement, pour vous, ce ne sera que l’impression d’un moment…

— Non, vous ne devinez pas !… et tenez, il vaut mieux que j’avoue… Qui sait si cela ne m’aidera pas à sortir de l’impasse où je risque de perdre ma fierté ? Hier, c’est bien certain, je n’étais venue ici que pour soigner ce malheureux. Il était le seul ami que je me connusse dans ce pays. Je crois que je lui étais attachée sincèrement… et cependant depuis qu’il est mort… je ne sais comment exprimer cela… ce n’est pas à lui que je pense, mais à un autre…

Elle eut un frisson de colère contre elle-même.

— Un autre que je connais à peine et qui s’est emparé de moi, comme si l’univers se résumait en lui ! un autre dont l’image m’obsède… Entendez-vous ? rien que d’en parler, je m’aperçois que ma voix change. Je sens que c’est odieux ! Je voudrais m’arracher cette pensée, fût-ce pour respecter le cadavre qui est près de nous… je n’y parviens pas ! Je me méprise, et elle reste !

A mesure qu’elle s’expliquait, elle percevait mieux cette conquête d’elle-même que l’absence de Servin et l’inquiétude avaient réalisée plus sûrement qu’une longue assiduité. Il n’était pas jusqu’à la honte de l’aveu à laquelle ne fût mêlé un sourd plaisir !

— Ma pauvre enfant ! murmura M. Taffin qui écoutait, glacé, vous aimez !…

Elle tressaillit à peine à ce mot :

— Oui, j’aime, si c’est aimer que mourir d’anxiété ! Ah ! ce regard qu’il m’a jeté, lorsqu’il est parti ! Il avait les yeux fous, l’air d’un condamné qu’on entraîne… Mon Dieu ! s’il s’était tué !… Que deviendrai-je s’il meurt ?… Et depuis lors, rien. Je ne sais où il est, ce qu’il fait. Deux fois déjà, j’ai voulu partir à sa recherche. Deux fois, — comment encore justifier cette chose absurde ? — il m’a semblé que je n’en avais pas le droit. C’est comme si j’avais été retenue par celui qui est là. Je sentais qu’en abandonnant l’un, je porterais malheur à l’autre ! Cependant il doit y avoir un moyen d’échapper à cette alternative ! Où est le devoir ? je vous le demande… Sur qui dois-je veiller, sur le vivant ou sur le mort ?…

— Vous aimez… répéta M. Taffin. C’est un malheur atroce… croyez m’en par expérience.

— Quoi ! c’est là ce que vous trouvez ? Quand il y a trois ans, je suis venue vous demander secours, j’étais peut-être moins désespérée : mais en tous cas, il y a trois ans, vous m’aviez consolée, et aujourd’hui…

— Ah ! interrompit encore M. Taffin, vous ne pouvez savoir, vous ne saurez jamais combien aujourd’hui c’est différent ! Il y a trois ans, j’aimais ! Depuis hier, celle que j’aimais a disparu, et Dieu s’en est allé !

Hésitant à comprendre, Thérèse leva les yeux : était-il possible que cet homme, qu’elle avait cru un saint, eût lui-même vécu le roman douloureux d’un amant ? Tout en lui cependant criait l’humble soumission aux règles sacerdotales et l’isolement du chaste dont le cœur a flétri, faute d’avoir battu.

— Je ne vous crois pas, dit-elle enfin.

— Il faut me croire !

M. Taffin fit un geste tranchant.

— Ce n’est pas Lethois qui aurait dû mourir : c’est moi ! J’ai l’air de vivre : je suis un mort !

A ce cri, Thérèse, qui s’était levée, ne put maîtriser une révolte :

— Heureux les vivants ! répliqua-t-elle avec une sorte de résolution farouche.

— Mais plus heureux les morts qui ne pensent pas et n’ont plus à douter ! reprit encore M. Taffin s’obstinant dans son blasphème.

Et pour la seconde fois, Thérèse le regarda, se demandant si c’était un prêtre, ce prêtre qui parlait !

— Moi qui vous appelais à mon aide !

— Je vous répète que j’envie Lethois ! Ne plus bouger, n’être plus le jouet de forces incertaines, mais s’enfoncer dans le néant… quels délices !

De nouveau, il venait de cacher sa tête dans ses mains. Il se sentait incapable de préciser autrement la catastrophe dont il mourait. Il n’aurait pu non plus expliquer pourquoi il en parlait devant cette incroyante, au risque d’un scandale. Elle avait trouvé naturel de le vouloir pour confident : il jugeait maintenant tout simple qu’elle le comprît.

Atterrée, Thérèse, en effet, comprenait, puisqu’elle oubliait son désespoir. La douleur seule détourne de la douleur.

S’inclinant vers le prêtre, elle murmura d’une voix où perçait une infinie pitié :

— En ce cas, peut-être sommes-nous également malheureux ! Il y a des heures où l’on craint de ne pouvoir résister ; et puis, d’autres heures succèdent à celles-là, la souffrance change ou s’efface… et l’on recommence !

— Impossible ! ma décision est prise.

— Hélas ! que peut-on décider, quand une telle nuit obscurcit la pensée ?

Il eut un étonnement, puis doutant qu’elle eût saisi :

— Après ce que j’ai dit, croyez-vous donc que j’oserai rester prêtre ?

— J’en suis sûre !

— Ce matin, savez-vous que je comptais partir pour ne jamais rentrer ?

— Qu’importe ! vous êtes resté.

— Pour mon malheur !

— Pour le bien des malheureux qui ont besoin de vous : cela suffit !

— Et c’est vous qui parlez ! vous, la fille de Wimereux ?

— Pourquoi non ? les lois de la vie ne sont-elles pas identiques pour tous ?

— Des mots !

Les yeux de Thérèse s’éclairèrent.

— Non ! des faits !… Pendant si longtemps, jusqu’à hier peut-être, moi aussi je n’avais vu que l’extérieur, des gestes… mais aujourd’hui comme je comprends que les âmes portent toutes un vêtement ; que derrière la vie qu’on aperçoit, il y en a une autre, secrète, qui nous épouvanterait si par hasard on devait la mettre à nu ! Et tenez ! celui-là même qui repose à côté, s’il parlait, qui sait s’il ne dirait pas qu’il en est mort !

M. Taffin fit une geste incrédule :

— Oh ! lui !…

— Lui comme les autres ! Je vous affirme que le monde est semblable à la mer. A la surface, il y a de petites vagues innombrables qui blanchissent, écument, se battent, disparaissent… mais plus bas, les courants circulent, invisibles, et ce sont eux qui poussent les navires ! Depuis hier, je suis ainsi portée. Moi, je ne sais plus où ils me mènent, si j’obéis à un appétit de bonheur égoïste, ou au désir de secourir autrui, et c’est ce qui m’effraye ! Mais vous ! Oh ! pour vous, je n’ai point de doute ! Quoi que vous soyez devenu, même si par hasard la foi vous échappait, vous devriez rester ! On ne vit pas impunément une vie de dévouement. Imaginez une seconde quelles ont été vos joies jusqu’à ce jour : toutes, même l’amour, sont venues de votre charité, jamais de votre dogme ! Vous êtes le prisonnier du bien que vous avez fait. Croyant ou non, vous resterez !

A mesure qu’elle parlait, M. Taffin avait écouté d’abord avec une curiosité passionnée. Puis, se raidissant, il s’était levé. On eût dit que, de tout son cœur, il tentait de repousser l’assaut de ces phrases impérieuses.

Entraînée par une sorte de divination, Thérèse acheva, montrant la chambre funèbre :

— Et maintenant, venez ! Lui, mieux que moi, saura vous y obliger !

— Je ne peux plus prier !

— Vous le pourrez !… sinon, seriez-vous monté ici ?

Cette fois, M. Taffin ferma les yeux. La lumière projetée dans sa conscience par cette femme lui donnait le vertige. Il était donc possible que, rivé au métier, il le fût par la joie ! possible qu’en n’osant plus partir, il eût obéi au seul instinct de vivre qui est la sauvegarde du bonheur ! Cependant, n’était-il pas vrai aussi qu’à la seule pensée de dire sa messe, un effroi le clouait au sol, vrai encore que le doute une fois entré au cœur, la certitude ne se retrouve plus ?

— D’où peut venir votre assurance ? balbutia-t-il à demi vaincu déjà.

— Vous voyez bien, s’écria Thérèse, déjà vous m’avez crue !

Il y eut une pause. Au moment d’abandonner la cime, M. Taffin embrassait d’un coup d’œil le passé qui se déroulait au loin comme un steppe. Plus près seulement, une oasis apparaissait : mirage décevant, qui en s’évanouissant avait menacé d’entraîner avec lui l’univers. Oui, le passé avait bien été cela, mais il était aussi la récompense quotidienne parce qu’on a consolé des humbles et béni des mourants. Mille fleurs de joie, mystérieuses et menues, en avaient jalonné le chemin, tandis que maintenant l’autre versant ayant paru, on n’apercevait plus que des abîmes… A quoi bon tant d’efforts si la récompense est de changer seulement de ténèbres ?

Puis une vague d’espoir rafraîchit son âme. Tout à coup, il pressentait qu’après l’effroyable tourmente sa vie pouvait encore reprendre désolée, mais sereine autant que jadis : de cette crise ne resteraient qu’une pitié plus humaine, plus de tendresse pour ceux que la douleur terrasse…

Une paix glaciale comme un suaire recouvrit enfin ce cœur qui avait erré si longtemps sans découvrir sa route :

— En effet, soupira M. Taffin d’une voix éteinte, je dois… il faut que je vous croie !…

Il approcha ensuite de la porte que Thérèse allait ouvrir :

— Je vous en prie, oubliez ce que j’ai dit. Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait !

Thérèse alors eut un retour cruel sur elle-même :

— Mais moi !…

— Oh vous ! Dieu vous attend… Je suis la preuve qu’il nous mène où il veut et à l’heure qui lui plaît.

Elle ne répondit que par un geste désespéré. Elle allait aussi le suivre : mais il fit signe qu’il voulait entrer seul, et elle resta. Une fois de plus, elle venait de consoler une âme et la sienne demeurait au même point.

— Faut-il donc que je sois toujours abandonnée ! s’écria-t-elle douloureusement.

Une indicible amertume montait à ses lèvres. Elle aurait voulu appeler au secours. En même temps, sa volonté défaillit, car en guise de réponse, l’image de Jude, un instant écartée par le drame, venait de reparaître. Image de désespoir, appel irrésistible et déchirant. « Sans toi, criait-elle maintenant, que vais-je devenir ? » De la rue aussi, des reproches semblaient monter : « Que fais-tu là ? Tu sauves des inconnus, et tu laisses mourir celui qui t’attendait ! »

— Ah ! s’écria encore Thérèse, je suis folle ! Ce sont les vivants qui seuls doivent compter !

Une horreur lui venait, tout à coup, pour la maison de mort, cette pièce vide, tous les faux devoirs auxquels ses scrupules s’étaient attardés. Frissonnante, elle approcha du seuil et certaine, à son tour, d’aller vers la vérité, elle s’élança vers l’escalier.


Dehors, il faisait toujours un clair soleil. De tous côtés dans le ciel, des nuages voletaient très haut, pareils à des oiseaux.

Thérèse traversa d’abord le boulevard ; elle reprit ensuite d’instinct ce même chemin où la veille ils avaient promené, si près l’un de l’autre, si loin de catastrophes qui devaient suivre, leur ivresse d’une heure.

Soudain, un bruit de pas hardis.

— Vous emballez pas, Mam’zelle… C’est moi qui passe.

Elle reconnut le Pêcheur qui courait après elle.

— Ah ! tu m’as fait peur !

En même temps, à sa vue, elle se sentit rassurée, et, chose curieuse, n’eut pas le désir de l’interroger au sujet de Jude.

— C’est-y qu’on peut vous faire un brin de compagnie sans vous gêner ? demanda-t-il d’un ton bizarre. Probable que nous allons au même endroit…

— Je ne vais nulle part.

— Tout juste comme moi.

Très calme en apparence, il régla sa marche sur la sienne. Ils cheminèrent ensemble, sans parler. De part et d’autre, les champs s’étalaient, couverts de maïs qui balançaient leurs crêtes. La terre avait un aspect d’allégresse.

— Voilà, reprit brusquement le Pêcheur ; ça se trouve bien que je vous aie rencontrée.

Il ne dit pas qu’il avait guetté pendant trois heures cette rencontre, surveillant la maison depuis le caboulot où il s’était installé.

— Vous avez bien une minute, pas vrai ? Le ratichon doit être avec le vieux ; personne ne vous réclame…

— Mais… certainement, Pêcheur…

Thérèse avait balbutié. Pourquoi trouvait-elle à celui-là aussi un air changé ?

— Eh bien ? reprit-elle pour se donner contenance.

— Eh bien ! répéta le Pêcheur, paraît que je vous offre mes adieux.

— Tu t’en vas ?

Arrêtée net, Thérèse regarda le Pêcheur. Ce vagabond, certes, ne lui était rien : pourtant à l’annonce qu’il s’éloignait, elle venait d’éprouver un déchirement, comme si le désert s’achevait autour d’elle.

Ardemment, le Pêcheur avait guetté l’expression de Thérèse. Une joie irradia ses traits, puis, tout de suite, il reprit une attitude raide et s’écarta d’un pas : savoir qu’elle le regrettait et se trouver ainsi près d’elle, seuls sur un chemin, c’était trop de risques.

— Bah ! fit-il, une poussée de vadrouille ! Ça m’a déjà pris jadis : ça me reprend. On f… le camp un couple d’années et on revient. La graine a beau girer au vent, finalement elle retourne à son trou.

Thérèse tressaillit encore. Le ton était pareil, le langage semblable à celui des autres jours, pourtant elle ne reconnaissait plus l’homme ni les pensées.

Silencieuse, elle se remit en marche. Le Pêcheur fit de même. Il examinait le ruban de route qui filait devant eux jusqu’à la voie du chemin de fer. Il avait décidé qu’arrivé à celle-ci, il quitterait Thérèse. Chaque pas qu’il faisait diminuait la part de bonheur aigu qui lui restait encore à vivre.

— Ça serait-y de votre compétence d’allonger moins ? fit-il avec brusquerie : j’ai la guibolle lourde.

Thérèse lui obéit, docile.

— Pourquoi t’en vas-tu ? demanda-t-elle sourdement.

Il y eut dans l’air comme un frisson. Le Pêcheur blêmit.

— Une idée.

— Cela me fait de la peine.

La marche du Pêcheur eut un à-coup.

— Peuh ! ça passera… tout passe.

— Je te croyais presque un peu d’affection pour moi.

— Vrai ?

Un cri de fanfare ; ensuite une chute dans la gouaille :

— Rigolo… vous, une dame !… moi, un pète-sous !…

Elle l’interrompit :

— Je t’en prie, ne ris pas ? aujourd’hui entendre un rire me fait mal.

— Pardon… j’oubliais…

Riait-il d’ailleurs ? ses yeux avaient une gravité navrante. Il poursuivit :

— Mais vous serez vite consolée… Si vous croyez que je ne vois pas !

Thérèse trembla.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu vois ?

— Rien. On a des yeux.

La voix du Pêcheur mollit :

— Aussi, Mam’zelle, si j’étais vous…

Une suprême hésitation suspendit la phrase. Il acheva doucement :

— … Si j’étais vous, je peuplerais la cambuse avec des mioches à moi. Faut pas craindre de prendre les raccourcis et quand on s’aime…

— Tu es fou !

— Vous voyez bien !

Tous deux, sans le proposer, venaient de s’arrêter encore. Un flot de sang monta aux joues de Thérèse. A l’appel de ce va-nu-pieds, la passion refoulée dans son cœur achevait de la bouleverser.

Elle répéta :

— Tu es fou ! tu oublies qu’il y a un mort dans la maison.

— Un mort ? belle foutaise ! Parce qu’un bougre sur l’âge vient de boucler son sac, va-t-il falloir qu’on se mette en bannière ? N’y a que la vie qui compte… Le reste…

Il fit claquer sa langue :

— … Le reste, c’est des choses qui ne sont pas.

La même chose que Thérèse avait pensée tout à l’heure, quand elle avait décidé de chercher Jude : presque les mêmes mots.

Cette fois d’ailleurs, le Pêcheur osait enfin la regarder bien en face. Il semblait inconscient de son extraordinaire audace. Bien qu’il eût envie de crier, pas un muscle de sa face ne décelait sa torture.

— Encore un coup, Pêcheur… balbutia Thérèse.

— Laissez donc ! quoi de plus bête que de lanterner ! Vais-je tourner dix fois ma langue avant de me dire : « Pêcheur, la vadrouille recommence ! » Non ! je sens que ça me démange, je tends le jarret et bonsoir la compagnie ! Vous l’aimez… y vous aime… Eh bien, à la bonne franquette ! on le dit et on s’embrasse… d’autant que…

Les mots encore s’arrêtèrent dans sa gorge ; Thérèse cependant n’essayait plus de l’interrompre.

— … D’autant que, maintenant que sa boutique est rissolée, faut bien qu’une autre lui souffle de la rebâtir !

Le bâton du Pécheur pointa l’usine :

— Tenez, il est là-bas ! Je l’y ai vu… L’air d’un charbonnier qui mesure son tas… Mauvaise affaire, un homme qui pleure… Est-ce que j’ai jamais pleuré, moi ? Y vous attend, sûr comme j’existe ! y vous attend pour rebâtir !

Rebâtir ! Le mot sonnait grandiose dans la bouche de cet homme qui n’avait jamais rien possédé. Et Thérèse encore chancela. C’était vrai que Jude devait désespérer, vrai que d’un mot elle pouvait relever ce vaincu. Comme ils seraient forts, à deux, unis, fondus en une seule âme ! Le Pêcheur avait raison : c’était l’heure. La mort ne compte pas : l’usine avait croulé, il fallait rebâtir, tous les deux !

— Pourquoi m’as-tu dit cela ? murmura-t-elle défaillante.

La poitrine du Pêcheur siffla.

— Parce que je ne reviendrai pas… avant longtemps.

Et ils se turent.

Vingt mètres à peine les séparaient de la garde-barrière. Arrivé là, on pouvait à volonté ou regagner l’usine ou filer vers la campagne.

Les yeux du Pêcheur ne quittèrent plus Thérèse. Regard étrange, ardent, qui paraissait vouloir absorber tout entière l’image contemplée. Thérèse gênée détourna la tête.

Soudain elle sentit sur sa main l’emprise de deux lèvres, pareille à une morsure.

— Excusez du peu : c’est mon adieu !

Et le Pêcheur, livide, laissa retomber la main.

Il reculait maintenant, allant vers le passage à niveau, certain que Thérèse, elle, ne le franchirait pas. Il reculait, toujours sans la quitter des yeux, et à mesure sa face se transfigurait, exprimant à la fois une ivresse et de l’infinie désolation.

Une obscure prescience illumina Thérèse. Déjà il atteignait la voie. Héroïque, il jeta :

— Noces et ballades ! Chouette, la vie !

Ensuite il se retourna, partit définitivement et ce fut alors seulement que Thérèse comprit. Le cauchemar était fini. L’homme qui s’en allait là-bas, amoureux magnifique, pour dernière offrande venait de provoquer ses fiançailles.

Plus de rébellion devant la force victorieuse, plus de doutes affaiblissants : elle cédait ! O la beauté de cette heure où l’âme se donne ! La vie qui a précédé ne compte plus. On voit le monde avec des yeux tout neufs, et tant de joie monte qu’on ouvre les bras pour jeter des baisers dans l’espace.

Un cri d’appel, — peut-être un merci — traversa l’air. Mais le Pêcheur ne l’entendit pas. Assuré désormais qu’elle rebâtirait, il avait disparu…


Il rôda tout le jour. Enivrement de vivre.

Il rôda jusqu’au soir.

Il n’allait nulle part. Parce qu’il savait devoir coucher très loin, il s’attardait à se griser du pays où il avait poussé, telle une herbe vivace.

Buissons, garennes, et vous, chaumes dont l’or terni recouvre les vastes champs, maïs dont les houpettes claquent, sentiers cabossés, flaques où dorment les grenouilles, l’auriez-vous reconnu ? Jusqu’à cette heure, pareil aux bêtes qu’il traquait, il n’avait éprouvé ni désir ni chagrin : pour seule raison d’agir, le souci de garer sa peau contre la gerçure du froid ou la cuisson du soleil ; pour seul plaisir, celui de licher du vin sur un coin de table poisseux, tandis qu’alentour les mouches rôdent et l’air pue.

— Chouette, la vie !

Depuis le sacrifice, il vivait splendidement, hors du monde, très au-dessus. Et sans doute, à le voir passer, on l’aurait cru pareil. Il portait toujours des haillons. Il avait encore la barbe défaite, les cheveux en broussaille, l’air galvaudeux et bancroche. Pourtant, à chaque foulée, des ailes battaient sur son dos. Un vêtement de soleil vêtissait son âme. N’ayant rien à donner, il s’était donné lui-même. Il vivait !

Le soir déclina. A droite de la route qui ramenait le Pêcheur vers Montaigut et Toulouse, le ciel devint vert. En face, le soleil descendait en forme de boulet au-dessus d’une barre de brumes. Tout à coup, un nuage pareil à un corbeau piqua du bec sur le globe incandescent. Puis l’astre prit la figure d’un dieu. Il avait des cheveux d’or, des ailes gigantesques, un casque de Walkyrie. Il s’enfonçait dans une mer incandescente. L’horizon devint une fournaise. Tout flambait, même le corbeau noir : et le dieu disparut dans la mer.

Le Pêcheur rit :

— Chouette, la vie !

Il se sentait porter du bonheur plein les bras, et il avait envie de sangloter.

Quand il passa dans Montaigut, il aperçut aussi à la terrasse du château deux silhouettes sombres :

— Le curé et la Peyrolles ! vieille fille et ratichon… Chouette, la vie !

Ceux-là possédaient du pain cuit sur la planche, maison au soleil, des fourchettes à table, mais soupçonnaient-ils le bonheur d’un sans-le-sou qui, aimant une princesse, vient de sacrifier pour elle son amour même ?

Puis il vit son taudis, et il n’eut pas le désir d’y entrer !

Enfin, la route commença, la longue route, déjà livide sous le crépuscule et qui filait à perte de vue, vers des gîtes incertains…


Maintenant, des étoiles pointaient, clouant à la voûte du ciel une draperie d’azur profond. L’ombre, comme une eau sourde, envahissait les sillons silencieusement. Toujours côte à côte sur la terrasse, Mlle Peyrolles et M. Taffin la regardaient monter. Ils ne se parlaient pas.

M. Taffin revoyait en rêve l’étrange journée : son départ à l’aube fraîche, l’annonce terrible l’arrêtant dans la gare, Thérèse lui commandant de rester… Depuis lors, il vivait dans un accablement apaisé. A la rentrée, tout à l’heure, il avait salué son église sans déplaisir ; devant la statue de sainte Letgarde, il n’avait pas pleuré. Résigné à ne plus voir dans le monde qu’un mélange douloureux de réalité et de chimères, il souffrait moins : mais ne faut-il pas toujours souffrir ? Seul, peut-être, Lethois ne souffrait plus, ayant les yeux ouverts au grand mystère !

Mlle Peyrolles, elle, oubliant le récit de la mort de Lethois que M. Taffin venait d’achever, revivait le miracle.

Marc ! ce Marc qu’elle avait voulu joindre, était retrouvé ! Alors qu’elle arrivait, prête à prendre le train pour aller à sa recherche, il avait paru devant elle, libéré par le drame et venu au même train pour rentrer dans Paris ! Dénoûment ineffable ! L’enfant est reconquis, l’enfant va revenir !

— Il est mort, reprit soudain M. Taffin d’une voix blanche, sans qu’on sache au juste quel mal l’a emporté. Je crois que nous le connaissions mal…

Mlle Peyrolles, tout entière à son ivresse intérieure, tressaillit :

— Je ne me connaissais pas non plus, murmura-t-elle. Il me semble que tout a changé autour de moi, que, vous-même, vous n’êtes plus pareil ! Avant de lui donner l’argent, j’étais déjà payée. C’est moi qui ai voulu qu’il se rendît à Paris tout de suite comme il l’avait décidé. Il a promis de m’écrire demain et depuis, je suis heureuse… si heureuse… Je ne me repens pas…

Leurs mots s’enfuyaient vers l’ombre, devenue plus proche.

Elle était pareille, cette ombre, à celle qu’avait contemplée Lethois deux jours auparavant. Comme alors, des grands arbres et des herbes minces, des mottes de terre et des collines, une polyphonie sourdait, disant sa chanson indéchiffrable. Pourtant, quels bouleversements sur ce coin de monde, depuis que la vie secrète y avait passé !

Durant de longs jours, il semble que celle-ci n’existe pas. On voit aussi durant des siècles sur la surface unie du globe des champs paisibles où l’homme laboure, ensemence et récolte : parce que le cycle des saisons y a commandé toujours le même cycle de travaux, ils semblent à l’abri. Soudain, pareille à une chaudière mal close, la terre s’entr’ouvre, un cataclysme bouleverse les sécurités séculaires et une contrée neuve remplace l’ancienne. Ainsi la vie secrète, en silence, travaille le sol sacré des âmes. Longtemps masquée par la vie coutumière, elle éclate, renverse, sauve ou tue.

Révolution des cœurs que nul ne reconnaît plus : tous sont arrachés par elle aux habitudes, aux lois, à la règle. C’est l’heure unique où le Dieu passe, exalte qui lui répond et brise qui lui résiste. Le Pêcheur qui aime devient sublime ; Thérèse, en sauvant qui l’approche, est conquise à son tour ; parce que Mlle Peyrolles s’est sacrifiée, une joie maternelle la ressuscite ; parce que la charité a retenu M. Taffin, la résignation lui est possible. Tous ceux qui se donnent sont élus ! Seul l’égoïsme tue : Lethois en meurt.

La vie secrète ! force redoutable qui règne au plus profond de l’âme pour forger sa destinée, mais que nul n’aperçoit ; car, enfermé dans son drame, chacun méconnaît l’autre. Tous les cœurs sont murés. Les plus proches ne se découvrent pas. Le mystère nous baigne.

— Je ne me repens pas… dit Mlle Peyrolles pour la seconde fois.

— Il y a peut-être dans la conscience une force inconnue qui lui découvre sa route, répliqua M. Taffin songeur.

— A propos, le Pêcheur, ce soir, avait un drôle d’air. Ne croyez-vous pas qu’il vient de faire un mauvais coup ?

— Il était à Revel… peut-être avec les incendiaires !…

— En tous cas, Dieu est juste : ce Servin a récolté ce qu’il mérite !

De plus en plus, l’ombre s’assombrissait. Ayant achevé d’envahir la plaine, elle déferlait sur les coteaux, montait vers Montaigut. On aurait dit qu’elle voulait noyer non seulement ces deux silhouettes falotes accotées à un balustre, mais aussi leurs paroles vaines.

Mlle Peyrolles frissonna sous la fraîcheur humide.

— Quand Marc sera de retour, nous reprendrons le whist… dit-elle encore.

— En attendant, soupira M. Taffin, demain, je dirai la messe pour ce pauvre Lethois…

Et, cette fois, l’ombre ayant terminé sa montée les enveloppa. Ils étaient devenus pareils à des fantômes et cessèrent de s’apercevoir.


Après la vie secrète, c’était la vie qui continuait…

FIN

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