La vie secrète
INTERMÈDE
MANUSCRIT DE M. LETHOIS
HISTOIRE ANECDOTIQUE DES MŒURS, COUTUMES ET HABITUDES PROPRES AUX DIVERSES ESPÈCES CONNUES SOUS LE NOM GÉNÉRIQUE DE « FOURMIS ».
Par M. Hyacinthe Joachim Lethois, naturaliste.
INTRODUCTION
Obéissant à une nécessité cruelle, je me décide à exposer sommairement les faits remarquables et singuliers qu’il m’a été donné de découvrir au cours d’une carrière consacrée tout entière à l’observation de la nature. L’épuisement de ma santé pouvait seul me conduire à une pareille extrémité. Après avoir sacrifié au travail les plaisirs qui font l’ornement de la vie, j’ai dû enfin reconnaître que si l’abnégation du savant est sans limites, ses forces physiques en ont une. Les miennes menacent de m’abandonner. Il est déplorable que la nature frappe avec une égale indifférence les existences inutiles et celles qui sont précieuses. Plutôt que de perdre le fruit d’un long effort, j’accepte de restreindre mon ambition légitime. Je laisserai donc à d’autres la gloire de tirer les conséquences et je compte que, dans ses jugements, la postérité se montrera équitable, reportant au véritable initiateur le mérite des œuvres qui suivront celle-ci.
L’importance du sujet que je traite ne saurait échapper à un esprit réfléchi. Que j’aie pu, pour y apporter quelques lumières, renoncer aux agréments de la société et même à ceux du mariage, suffirait déjà, sans que j’insiste, à la faire pressentir. Mais il y a plus, et j’ose dire que cette étude, en dehors de son aspect pittoresque et curieux, importe à la conduite et au bonheur de l’humanité.
Je ne crois pas qu’un historien sérieux puisse se permettre d’examiner la tactique d’Alexandre et, d’une manière générale, les guerres diverses dont l’univers prétend conserver la mémoire, sans avoir suivi au préalable, au moins une fois, l’une de ces expéditions qui déciment journellement, et j’ajouterai, si malheureusement, les nations confondues sous le nom vulgaire de fourmi (Formica). Je n’hésite pas non plus à affirmer que si les législateurs de l’antiquité avaient connu ce que je suis en état d’exposer au sujet du gouvernement des fourmis, le cours du monde aurait changé. Chacun sait, en effet, que les diverses peuplades des fourmis sont groupées en société et que le problème de la Constitution passe au premier plan de leurs préoccupations.
N’étant pas stratège de profession, je n’insisterai pas sur le premier point : je croirais au contraire trahir mon mandat d’électeur et de citoyen libre si je ne profitais de cette introduction pour m’étendre sur le second. On me pardonnera cette exception unique à une règle que je compte m’imposer au cours de mon ouvrage et qui est de m’en tenir à l’exposé tout sec de mes observations.
Deux tendances divergentes paraissent avoir orienté de tout temps les sociologues formicistes : je les qualifierai de pastorale et de militaire. La première fait reposer la prospérité des États sur la pratique d’une paix laborieuse mais féconde ; la seconde met son idéal dans une barbarie soldatesque et rémunératrice.
Ces tendances ayant persisté jusqu’à nos jours, il est possible d’étudier sur le vif deux manières gouvernementales si dissemblables qu’on doit les qualifier d’antinomiques. Bien que la plume d’un Bossuet soit ici nécessaire, celle d’un modeste naturaliste suffira, je l’espère, pour les décrire et faire comprendre à la fois tant de grandeur mêlée à tant d’abaissement.
Vu par un beau jour d’été, quel plus noble spectacle que celui d’un royaume de fourmis agricoles ! Combien de fois, penché sur l’habitat de coupe-feuilles[1] n’ai-je pas senti mon cœur consolé des tristesses dues à la solitude ! Se pourrait-il enfin qu’un observateur fût assez dénué de perspicacité pour ne point y reconnaître les marques d’une civilisation parvenue à l’apogée ?
[1] Dans cette Introduction, je m’efforcerai d’éviter l’emploi de termes scientifiques. Mon but est, en effet, de convaincre des esprits encore superficiels que des mots barbares pourraient décourager.
Disons, pour les savants, que la fourmi coupe-feuille appartient au genre Atta. On en compte dix-neuf espèces sur la surface du globe.
La fourmi coupe-feuille est fort répandue en Europe et en Palestine.
Aux portes de la capitale, parfois au-dessus d’elle, le regard est attiré de prime abord par une place que les naturalistes appellent disque et qui par ses dimensions prodigieuses, son parfait nivellement et sa forme circulaire propre aux décorations monumentales, rappelle les plus célèbres places de nos capitales. Je n’hésiterai pas à la dénommer Champ de mai, tant parce qu’elle sert aux populations de lieu de réjouissance qu’en raison de sa destination. C’est là, en effet, que se donnent les jeux et que sont étendus au soleil les grains et fourrages atteints par l’humidité dans les greniers.
De cette place partent un grand nombre de routes généralement droites. Bien que destinées à l’usage de modestes piétons, elles semblent préparées pour la circulation de nombreux véhicules. En les comparant à nos routes nationales, je ne crains pas de faire tort à ces dernières. Je ne saurais non plus trop recommander l’exemple de leur entretien à MM. les ingénieurs des Ponts et Chaussées, car cet entretien est proprement incomparable.
Entre ces routes, de vastes champs servent à la récolte. Des pâturages sont réservés aux pucerons ; les portions plus fertiles reçoivent les semailles.
Voilà pour l’extérieur.
De la ville même, je ne dirai que peu de chose, car elle est souterraine. Mentionnons toutefois que plusieurs auteurs considérables, après examen, ont dû reconnaître que l’art de la maçonnerie et le style des architectures y supposent le concours d’artistes consommés[2]. Sans doute les piliers et colonnes affectent une forme assez monotone ; mais les architectes formicistes ne seraient-ils pas fondés à formuler le même reproche à notre égard ? N’oublions pas que les Grecs avec tout leur esprit n’ont pu trouver que trois types de chapiteaux et que ces types depuis lors ne furent jamais modifiés. Ils figurent encore intacts à la mairie de Revel.
[2] Cf. Mackook, Fourmis agricoles du Texas.
J’ai hâte de passer à la vie des citoyens.
Ici, ce n’est plus un simple crayon qu’il faudrait tracer pour être exact ; et pourtant n’est-il pas plus difficile de la montrer dans ses phases multiples que de résumer l’activité de New-York ?
A toutes les heures et en chaque saison, mille tableaux s’offrent aux yeux charmés. Ce sont, le long des routes, les travailleurs qui vont aux champs ou en reviennent. Une double file ininterrompue s’échelonne ; chacun salue, caresse au passage l’ami qu’il reconnaît. Aucune confusion : bien qu’il n’y ait pas d’agents de police, tous respectent le règlement et conservent la droite.
Plus loin, une scène charmante. On a invité les ouvriers les plus jeunes à monter sur un arbre. Répandus sur les branches, réjouis par l’agrément du jour et la conscience d’être utiles, ils détachent les graines, tandis que sur le sol leurs compagnons moins agiles mais plus robustes chargent la récolte qui semble tomber du ciel et l’emportent à la ville ou vers un silo proche.
Ailleurs encore, un berger surveille, paisible, des pucerons qu’une enceinte de terre sèche retient prisonniers dans leur parc.
Ainsi, partout, l’image d’une vie active, sociable et sans ennuis. Aux rudes labeurs succèdent les plaisirs. J’ai vu de jeunes reines quitter leur palais pour le Champ de mai et se livrer à des joutes, cependant qu’autour d’elles les spectateurs arrêtés jouissaient de la beauté du soir et les remerciaient pour un délassement si aimable. Tous les genres d’occupation, que dis-je ! la science même, sont entourés d’égards : malgré quoi une égalité parfaite subsiste entre chacun. Les décorations et autres marques honorifiques sont proscrites. Qu’une fourmi ait découvert le secret d’empêcher la germination des graines dans les greniers, est prodigieux : cependant aucun monument ne perpétue la mémoire de ce bienfaiteur illustre. Enfin tel est l’attrait d’une telle république, que des étrangers n’hésitent pas à lui offrir gratuitement leur travail, sollicitant pour unique récompense l’honneur de compter parmi ses citoyens.
Voilà, résumé, et j’oserai dire défiguré par le récit, l’état remarquable enfanté par une Constitution bien faite.
Abordons maintenant les catégories militaires.
Hélas ! ma plume hésite et recule, épouvantée. Trop souvent et malgré l’impassibilité nécessaire au savant consciencieux, il m’est arrivé de détourner la tête devant ce spectacle où la stupidité le dispute à la sauvagerie. Trop souvent, j’eus l’occasion d’assister aux exploits de ces fourmis dites sanguines (formica sanguinea), que j’inclinerais à croire ainsi nommées moins à cause de leur couleur qu’en signe de réprobation universelle pour leurs mœurs exécrables.
Cessant brusquement de vaquer à leurs travaux champêtres, elles se groupent en régiments et partent pour la guerre de conquête. Que de fois je les vis ensuite revenir, chargées de dépouilles, ramenant leurs tristes prisonniers, fières du butin qui les a dédommagées !
« Imprudentes ! aurais-je voulu crier, comment ignorez-vous que cet apprentissage de gloire qui vous enivre est le premier degré de l’escalier qui conduit à la ruine ? Songez à vos aînés, les Polyergues, les Anergates ! Un temps viendra, il est proche peut-être, où, comme eux, vous étant accoutumées à tirer vos seules ressources de la violence, vous délaisserez aussi le travail sacré. Le combat fini, vous appellerez des esclaves pour vous porter, des esclaves pour vous nourrir. On vous verra, à votre tour, mourir de faim faute de serviteurs, impuissantes malgré vos armes et, pareilles à ces Stromgylognatus dont la faiblesse vous semble ridicule, devenir le jouet de vos victimes ! »
Mais il faut aller au delà ; laissons de côté ces peuples dont les mœurs conservent, malgré tout, une allure martiale propre à retenir la sympathie et plongeons au fond de l’abîme, chez l’Anergate…
Sages de la Grèce, austères législateurs de Rome, que n’avez-vous contemplé ces restes d’un empire régi par les lois que vous avez données à l’Univers ? Ici l’esclave est devenu maître de la cité, le maître famélique en est réduit à mendier sa nourriture, les barbares conquis sont vainqueurs à leur tour. L’art est abandonné : partout une incurie bestiale, l’imbécillité, la ruine !
N’insistons pas : il est des peintures que le naturaliste a le devoir d’étudier en détail, mais qui, placées sous les yeux du vulgaire, risqueraient d’abaisser les âmes inutilement. J’estime d’ailleurs en avoir dit assez pour faire comprendre ma pensée et suggérer la juste horreur que doit inspirer aux esprits sans préjugés le régime qui enfante de telles ignominies.
Convaincus par un examen si profitable, revenons donc à la constitution pastorale et essayons d’en définir les caractères, puisqu’aussi bien c’est à les imiter que nous sommes incités.
Ces caractères peuvent se résumer assez exactement dans les cinq propositions suivantes :
1o Dans les gouvernements formicistes perfectionnés, et malgré une étude attentive, je n’ai jamais constaté l’existence d’un Parlement ;
2o A aucun degré, on n’y voit se manifester une force publique ;
3o Dans les cas assez fréquents où l’un des citoyens prétend se soustraire au travail qui lui incombe, le soin de le ramener par force, s’il est besoin, au sentiment du devoir, est abandonné à ses voisins immédiats. Ceux-ci ne manquent d’ailleurs jamais d’intervenir en vertu de leur libre initiative ;
4o La religion nationale est l’objet du respect universel, mais il semble que les cérémonies du culte soient laissées à la bonne volonté individuelle, sans qu’elles troublent jamais l’exécution des lois.
(Je rappelle pour ceux qui pourraient l’ignorer que la religion généralement adoptée par ces peuplades est la religion des ancêtres. Elle consiste en funérailles et en honneurs divers rendus au lieu spécial où sont déposés les morts.)
5o Enfin la propriété n’est pas garantie et les larves elles-mêmes sont élevées par des fonctionnaires reconnus particulièrement aptes à ce genre de soin[3].
[3] Il existe un sixième caractère spécifique, mais qui est commun à toutes les constitutions formicistes et par suite sans intérêt pour le point de vue spécial dont je m’occupe. J’ai le regret de constater, en effet, que toutes ces intéressantes petites bêtes pratiquent sans exception le communisme et paraissent s’en trouver agréablement. Cette doctrine que réprouvent la morale et le bon sens, serait donc susceptible de s’adapter à des formes de civilisation supérieure. C’est un fait inquiétant.
Ainsi, il apparaît nettement, d’après ce qui précède, qu’un état si voisin de la perfection pourrait se définir par ces courtes sentences :
Il n’y a pas de lois.
Il n’y a pas de religion.
Il n’y a pas de propriété.
C’est un état proprement anarchique, de même que celui résultant de la constitution militaire aboutit à l’autocratie aggravée par les maux dégradants de l’esclavage.
Si hardie que soit ma conclusion, je déduis de ces prémisses que l’anarchie est le terme vers lequel progresseront malheureusement les nations civilisées : je dis, malheureusement, car n’étant pas moi-même père de famille ou propriétaire, je conçois cependant que plusieurs révolutions violentes seront nécessaires pour vaincre les répugnances d’un chacun à résigner des privilèges séculaires. Au surplus, dût mon audace avancer l’heure de ces révolutions, je ne me reconnaîtrais pas le droit de taire un constat scientifique d’une pareille importance.
On objectera : « Comment un homme paisible peut-il admettre que l’ordre soit réalisable sans le secours de cette triple égide : la loi, la religion et la propriété ? Ne voyez-vous pas qu’il suffit d’affaiblir la police pour multiplier le crime ? Qui n’a reconnu l’influence bienfaisante qu’exerce la religion sur les bonnes mœurs ? Le plus ardent désir de ceux qui ne possèdent rien, n’est-il pas enfin d’acquérir, même par des moyens déshonnêtes, le bien qui leur fait défaut ? »
Je répondrai que les raisons les meilleures ne peuvent tenir une seconde contre un fait patent, susceptible d’être vérifié par le naturaliste le moins habile et non pas seulement par moi qui ai la prétention d’avoir des yeux fort exercés.
Qu’est-ce d’ailleurs que des raisons ? C’est une chose vraiment irritante que d’entendre les journalistes, les avocats, et d’une manière générale tous les hommes dont la profession est de bavarder, élever leurs divagations à la hauteur d’un principe intangible. Oseront-ils prétendre qu’ils savent ce qu’ils disent, quand ils ignorent ce qu’ils voient ? Et ceci me ramène au cœur de mon sujet. En effet, ce qu’un être humain voit rouge, est noir pour une fourmi. Je répète que le fait seul est palpable : hors de lui, on ne trouve que propos niais et bruit sans conséquence.
Si par contre l’on demande d’où vient qu’en l’état anarchique les peuples formicistes donnent l’exemple d’un bonheur presque parfait, je répondrai que je n’en sais absolument rien. Il me paraît toutefois que cela peut être attribué à un sentiment spécial, probablement assez puissant, et que les économistes nomment solidarité. Chaque citoyen, lorsqu’il travaille pour la communauté, paraît avoir le sentiment qu’il opère en réalité pour lui-même. Je n’ai relevé, au cours de mes innombrables vérifications, aucune de ces manifestations de mauvaise humeur que trop souvent je remarque parmi mes compatriotes lorsqu’ils s’acquittent des prestations. De même, chaque citoyen paraît avoir acquis d’une manière que j’ignore, peut-être par atavisme, la conviction que s’entraider rend l’ouvrage plus facile. De là, une obligeance naturelle, bien éloignée de cette indifférence que les hommes pratiquent sous forme de politesse. Enfin cette bonne volonté générale paraît s’étendre même à des actes étrangers au progrès de la communauté. C’est ainsi que j’ai vu fréquemment une fourmi s’adresser à une compagne pour se faire aider dans sa toilette. Il y a là un genre de service que, pour ma part, je me refuserais obstinément à rendre à mes voisins : il n’en est que plus digne de remarque.
J’avais l’intention de toucher encore dans cette introduction à divers points également importants. Après avoir esquissé le dessin des constitutions formicistes, je voulais montrer que, pour ces intéressantes petites bêtes, l’amour, fonction physique naturellement compliquée de poésie, sait allier le respect des convenances aux splendeurs de l’été ; comment la jeune fourmi apprend la pratique des vertus domestiques ; comment certains actes, heureusement isolés, prouvent qu’elle profite mal parfois d’un si noble enseignement. Mais il est temps d’aborder l’essentiel.
Je n’ajouterai qu’un mot.
On peut craindre qu’ayant vécu si longtemps parmi les fourmis et entraîné par une prédilection légitime, je sois tenté d’embellir la vérité. Une telle supposition ne serait pas seulement blessante, mais injurieuse. Quand un homme tel que moi sacrifie sa vie à la science, on doit croire qu’il connaît son devoir de savant. Je n’hésite pas à reconnaître cependant que, persuadé de l’incontestable supériorité de la fourmi sur l’homme, j’ai regretté quelquefois de n’être pas le libre citoyen d’une de ces belles cités dont j’ai parlé plus haut. Si quelque chose devait me consoler d’être à la fin de mon existence, ce serait l’espoir de me réveiller plus tard dans un paradis d’où l’humanité serait exclue, au profit de ces nobles insectes.
CHAPITRE I
LANGAGE DES FOURMIS
Observation L. 23 mai 1873. 10 h. 20 matin.
Un Lasius niger rencontre…