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La vie secrète

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VII

Ils descendirent à grands pas tous les trois. Placé entre Thérèse et Marc, Servin avait l’air de les entraîner. Aucun ne parlait. D’un commun accord, tant que Mlle Peyrolles pouvait encore les apercevoir, ils ne songeaient qu’à s’éloigner.

— M’expliquerez-vous où nous allons, ce qu’il y a ? demanda enfin Marc.

— Nous allons chez Lethois.

— Qu’est-ce que Lethois ?

— Un homme à qui vous avez parlé tout à l’heure, dit Thérèse ; c’est du moins le Pêcheur qui l’affirme.

— Mlle Wimereux qui demeure chez Lethois sait seule ce qui est arrivé, reprit Jude : je n’ai eu qu’un office, la conduire chez votre tante dont elle ignorait la maison.

Thérèse continua :

— Déjà, il n’était pas très bien, ce matin, lorsqu’il est sorti ; mais, après votre rencontre, il s’est trouvé mal, puis il a déliré… D’ailleurs, vous allez voir : c’est le meilleur. Hâtons-nous.

Repris par l’instinct professionnel, Marc demanda encore :

— Y a-t-il ici une pharmacie ?

Jude haussa les épaules :

— Une pharmacie dans ce hameau, vous n’y pensez pas !

— Et s’il y a besoin de remèdes ?

— Rien de plus simple. Je dois partir à l’instant pour Revel : ma voiture les ramènera.

— Vous partez ? interrompit Thérèse.

Jude eut un sourire amer :

— Oui, la grève commence.

Elle pâlit :

— Et… qu’allez-vous faire ?

— Me battre… naturellement.

— Alors… c’est le drame ?

— En effet.

Au frémissement de la voix, il venait de reconnaître combien elle le plaignait ; il lui était reconnaissant de cet émoi et, plus encore, de ce qu’elle s’abstenait d’exprimer sa pitié.

— Hélas ! murmura Thérèse accablée, le drame n’épargne aucun de nous…

— Si, celui-là…

De la main, Jude désignait en avant d’eux l’abbé Taffin qui se dirigeait paisiblement — semblait-il — vers Saint-Félix.

— En êtes-vous sûr ? Tous vivent des tragédies qu’on ne voit pas. L’intrigue change, plus ou moins noble : la souffrance est pareille.

— Toujours inique, dit Marc.

— Toujours salutaire, affirma Thérèse.

— Vous êtes optimiste, fit Jude avec une ironie qu’il ne put réprimer.

— Simplement confiante dans la justice qui régit l’univers.

— Amen : j’aimerais que mes ouvriers vous entendissent.

— Il suffit que vous entendiez.

— Oh ! moi…

Ils avaient continué de marcher. La robe noire de l’abbé Taffin disparut derrière un taillis. En revanche, la maison de Lethois se dressait à leur droite, isolée et maussade.

— Est-ce là que nous allons ? interrogea Marc voyant qu’ils tournaient de ce côté.

Thérèse ne répondit pas. Elle venait d’apercevoir le Pêcheur qui guettait, sur le seuil.

— Eh bien ? demanda-t-elle.

Les dents blanches du Pêcheur brillèrent dans un sourire.

— Ça roule, cria-t-il.

Il fit le salut militaire :

— Aussi muet qu’un goujon ! il pionce… la casse est écartée.

Marc ne songea pas à s’étonner du personnage.

— J’espère qu’on trouve à Revel un hôpital, reprit-il.

— Oui. Serait-ce que ce sommeil vous alarme ? répliqua Thérèse.

— A tout hasard, il est bon d’être informé.

— Quoi qu’il en soit, dit Servin prenant congé, la voiture sera prête dans un quart d’heure. S’il faut des remèdes, vous le direz ; s’il faut l’emmener, on le prendra. A tout à l’heure !

— Souhaitons que tout s’arrange ! murmura Thérèse.

Puis, revenant au Pêcheur :

— Toi, peux-tu encore attendre ici ? Tu vois comme tu nous sers.

Le Pêcheur acquiesça d’un signe de tête : la simple caresse de cette voix le payait à l’avance, royalement.

— Alors, venez avec moi, poursuivit-elle en s’adressant à Marc.

Tous deux entrèrent dans la maison.

— Doucement ! fit encore Thérèse avant de traverser la salle à manger. C’est à côté.

Marc obéit. Ils marchaient à pas de velours. Thérèse appuya sur le pêne, entr’ouvrit la porte de la chambre :

— Voyez, dit-elle.

Et arrêtés sur le seuil, ils regardèrent.

Étendu sur un fauteuil, face à la fenêtre, les yeux clos, M. Lethois avait l’air de dormir. Une vieille couverture dissimulait ses jambes. Collé au dossier du siège, le buste s’érigeait, d’une extraordinaire maigreur et, malgré le flottement du gilet, si mince qu’il semblait avoir été pressé entre deux planches, comme une plante d’herbier. Mais le visage surtout étonnait, tant il était devenu pareil à de la cire, avec des luisants sur les méplats. En même temps, les ailes du nez s’étaient pincées, la bouche avait perdu son rictus, le front ses rides. On eût dit qu’après d’atroces luttes, la sérénité de l’au-delà venait de descendre sur ce masque torturé ; un air de beauté souveraine, effaçant la niaiserie d’antan, incitait au respect.

Thérèse et Marc échangèrent un coup d’œil. L’un et l’autre venaient de reconnaître l’approche de celle qui ne pardonne pas.

Tout à coup, la main de M. Lethois se leva. Elle monta lourdement pour atteindre la joue et retomba.

Cessant d’hésiter, Thérèse franchit le seuil.

— Souffrez-vous moins ? interrogea-t-elle doucement.

M. Lethois ne rouvrit pas les yeux.

— Ah ! c’est vous… murmura-t-il sans manifester de surprise.

— Oui, je suis de retour.

— Je me demandais…

— Ne vous demandez rien : comme je vous voyais un peu de malaise, j’ai été chercher quelqu’un.

— Quelqu’un ?

— Un ami… Il est là… Voulez-vous qu’il entre ?

Il y eut un silence. Un débat s’agitait dans le cerveau épuisé de M. Lethois.

— Je n’ai point d’ami, conclut-il avec une sorte d’impatience : qui est-ce ?

— Le médecin que vous avez rencontré tout à l’heure.

— Lui !

Brusquement, M. Lethois tenta de se retourner vers la porte.

— Il faut bien pourtant que je vous guérisse ! dit à son tour Marc sur un ton de gaîté feinte. Voyons d’abord le pouls…

Il avait saisi le poignet de M. Lethois, mais celui-ci eut un sursaut :

— Ne me touchez pas !

Très calme, Marc retint la main qui tentait de s’échapper :

— Et d’abord, vous allez m’obéir. J’entends que vous soyez sage. Si vous faites ce que je demande, il ne restera rien de cette alerte.

Thérèse appuya :

— Car ce n’est rien, n’est-ce pas ?

— Rien, s’il consent à être raisonnable.

Experts, les doigts de Marc couraient déjà sur le corps lamentable de Lethois, tâtaient, percutaient, palpaient…

— Bien entendu, nous commencerons par changer d’air ; c’est le plus pressé.

— Jamais !

Cette fois, M. Lethois était parvenu presque à se dresser pour échapper à cet homme dont la voix nette, si tranquille, si certaine aussi d’avoir le dernier mot, achevait d’affoler sa raison chancelante.

— Tout de suite !

— Je ne veux pas.

— Je le veux.

— J’ai des raisons !

— Moi aussi.

— Ah ! Dieu !…

Épuisé, M. Lethois retomba sur le siège et revint à son immobilité sinistre. Il eût semblé inerte si de petites secousses n’avaient soulevé ses épaules à intervalles réguliers. Devenu une simple chose qui ne compte plus dans la main des autres, il pleurait sur lui-même.

— Venez ! dit Thérèse à voix basse.

Elle entraîna Marc dans la salle à manger.

— Que craignez-vous ? reprit-elle quand ils furent seuls.

Marc haussa les épaules :

— Tout.

A son tour, il scruta les yeux de Thérèse :

— Depuis quand cette crise ?

— Une heure, à peine…

— Hier ?

— Hier, il était très calme, se plaignait seulement de malaises qu’il ne précisait pas.

— Et ce matin, il n’a vu personne ? reçu aucune lettre ?

— Vous m’y faites penser : hier, il a parlé d’une lettre… mais c’était pour le curé.

Marc fit un geste d’impatience :

— Comment savoir ! Une fois sur deux, le médecin est inutile, car il n’aperçoit que les apparences. C’est ce qu’on ne voit pas qu’il devrait surtout connaître !

Thérèse répliqua tristement :

— Si on le connaissait, quelle horreur que la vie !

— En attendant, préparez son départ.

— Vous comptez l’emmener à l’hôpital ?

— Il faudra bien, à moins de trouver à Revel un logis confortable.

— Chez M. Servin, peut-être…

— Chez M. Servin ou tout autre : l’état peut s’aggraver subitement. L’essentiel est d’être à portée du secours.

— Il en est là !

A la lueur d’un éclair, Thérèse venait de revoir une heure pareille où elle avait entendu la même phrase à propos de son père agonisant. Ce choc en retour des tristesses passées lui donnait une infinie pitié pour l’étranger dont Marc fixait ainsi l’arrêt.

Elle se raidit contre sa faiblesse :

— Soit, reprit-elle, je vais préparer le départ : on s’entendra toujours en route sur la destination…

Marc avança vers la porte, examina une dernière fois Lethois, puis rassuré par l’apparente tranquillité de celui-ci :

— Je crois utile de l’accompagner. Le temps de prendre mon bagage là-haut et de redescendre… Je serai de retour avant la voiture.

Thérèse acquiesça d’un signe de tête. Sans rien savoir du drame de Marc, elle eut pourtant la peur instinctive qu’il ne restât là-haut comme il disait.

— Vous parti, il me semble que le danger va s’accroître. Hâtez-vous…

— Soyez tranquille : de toutes manières, d’ailleurs, je comptais aussi quitter Montaigut ce matin…

— Eh bien ? demanda le Pêcheur, resté fidèlement sur le seuil.

Thérèse regarda Marc s’éloigner, puis avec un soupir :

— Eh bien ! mon ami, les plans sont changés. Nous allons à Revel.

— Vous allez ?…

Les yeux du Pêcheur s’obscurcirent. Il fronça les sourcils. Il voulait certainement ajouter quelque chose, mais il n’osa pas. Thérèse, sans rien remarquer, poursuivit nerveusement :

— Plus qu’un quart d’heure à exercer ta patience : il faudrait maintenant rentrer auprès de M. Lethois et le surveiller encore, tandis que je m’occuperai du plus pressé, c’est-à-dire du bagage.

Le Pêcheur tourna les talons, pareil à un automate.

Thérèse le vit ensuite pénétrer dans la chambre de M. Lethois, y choisir une chaise, s’asseoir. Il faisait le tout sans bruit, avec ces façons rudes et souples que lui avait données l’habitude de se couler près des viviers ou sous les haies, à l’heure de l’affût. Quand il fut installé, il mit les mains sur ses genoux dans l’attitude d’un roi égyptien. Rien ne bougeait plus au dehors. La lumière grise semblait elle-même se glisser dans la demeure avec des précautions inusitées. Thérèse sourit au Pêcheur qui affectait de ne plus s’occuper d’elle, et disparut.

Très grave, celui-ci songeait :

— Elle part…

Il n’en ressentait pas de chagrin mais un malaise, comme si l’air peu à peu devenait moins respirable.

— Elle part…

Ces petits mots brefs, pareils à deux gouttes d’acide lui mordaient le cœur, y mettant une intolérable brûlure. Bien qu’il fût là, parfaitement tranquille, retenu par l’obligation d’une garde attentive, il avait envie de filer au dehors, sans plus se soucier de Lethois. Après tout, qu’est-ce que ça lui faisait, Lethois ? Pourquoi ne pas partir aussi, du moment que ça lui chantait ? Elle partait bien, elle.

Penser qu’il devait la voir tous les jours pendant une quinzaine… plus peut-être… Tout à coup, à cause de cet imbécile, plus rien, le rêve qui s’envole : parce qu’elle avait dit avec son air tranquille : « Les plans sont changés », elle jugeait le reste réglé et bouclait sa valise ! Cré bon sang !…

Agacé par le visage inerte de Lethois, le Pêcheur leva les yeux vers le plafond. Il y avait là un réseau de lignes noires formé par des craquelures du plâtre bizarrement entrecroisées. Il s’engagea dans ce dédale pour calmer sa fringale de mouvement. Tel un voyageur dans les rues d’une ville inconnue, il cheminait, s’arrêtait, flânait au hasard des carrefours ; et cela dura un temps indéfini, très court ou très long, il n’aurait su. Lorsque l’âme est en travail, elle change de monde et perd son mètre. Ce que nous appelons minute paraît tour à tour insaisissable et démesuré.

Quand il revint à lui, il s’aperçut avec surprise que M. Lethois avait les paupières levées et l’examinait.

— Tiens ? vous ne dormez plus ? Pourquoi que vous n’en disiez rien !

M. Lethois ne répondit pas. Le feu intérieur qui devait le dévorer parut en revanche remonter à ses prunelles.

— Quoi encore ? fit le Pêcheur énervé par ce regard : c’est-y que j’ai une truffe au bout du nez ?

Les yeux de M. Lethois continuèrent de briller silencieusement.

— Zut ! si ça vous embête de causer, c’est votre affaire : moi je ne tiens pas aux parlottes.

Et mettant un coude sur le dossier de sa chaise, le Pêcheur tourna le dos à la lumière.

Inquiet, quoi qu’il en eût dit, il s’obligea cette fois à détailler le mobilier de la chambre. Celui-ci, d’ailleurs, le déconcertait, ne répondant pas à ses conceptions de luxe. Le lit, défait, avait une courtepointe en lambeaux. La table de nuit était maculée de taches de bougie et bancale. Sur la descente de lit, un lion ouvrait bien sa gueule enflammée, mais une maladie avait emporté par grandes plaques la fourrure de la bête, découvrant à ces places une trame de ficelle jaune.

Soudain un appel siffla, très bas, parfaitement distinct.

— Pêcheur !

Celui-ci ne remua pas, résolu à ne pas répondre.

L’appel recommença, impérieux :

— Pêcheur !

— Y vous manque une affaire ?

Un éclair de satisfaction brilla sur la face de Lethois.

— Lève-toi !

Dominé par cet air de volonté, le Pêcheur se leva.

— Ouvre le tiroir… là…

Croyant toujours qu’il s’agissait de trouver un objet qui manquait, le Pêcheur obéit.

M. Lethois ne jeta même pas un regard sur le tiroir ouvert.

— A droite ! dit-il… des carnets…

— A droite ?

— Les vois-tu ?

— Oui… voilà…

— Prends…

Étonné, mais résolu à se plier aux fantaisies du malade, le Pêcheur plongea la main dans le tiroir et en ramena un paquet.

— Après ? demanda-t-il.

— Après…

Un intervalle suivit : il semblait que la pensée de M. Lethois fût devenue incertaine. Ce fut très court.

— Après, garde-les… c’est pour toi.

Interloqué, le Pêcheur attendit une nouvelle explication. Il ne saisissait aucun rapport entre lui-même et ces cahiers.

— Pour toi !… si tu veux… répéta M. Lethois.

Sa voix s’éteignit presque.

— … Ma fortune !…

— Bigre !

Le Pêcheur avait chancelé.

Malgré lui, sa main serra les carnets comme une proie. L’idée qu’entre leurs feuillets gras dormaient les économies de M. Lethois venait de l’éblouir. Pourquoi Lethois les lui donnait, il ne se le demandait pas. Que Lethois aussi pût délirer, peu importait ! Cette révélation suffisait : de l’or, tout l’or de la maison, était dans ces chiffons et il le tenait au bout des doigts.

Il eut un ricanement d’extase :

— Léger, une fortune !

Puis une peur le saisit ; M. Lethois, en effet, agitait de nouveau les lèvres, allait parler…

Quoi ! voulait-il retirer maintenant ce qu’il avait dit ? Pardieu ! trop tard ! On a beau être honnête, l’honnêteté a ses limites : l’aubaine une fois venue, plus moyen de lâcher prise ! Et quelle aubaine ! un magot ignoré de tous, facile à cacher autant qu’à emporter… D’ailleurs l’affaire était conclue…

Déjà le Pêcheur se redressait : au même instant un bruit de pas glissa tout proche : Thérèse rentrée dans la salle à manger ouvrait un placard.

— Elle !…

Subitement paralysée, la main du Pêcheur se détendit : les carnets retombèrent à leur place dans le tiroir.

— Vous aviez autre chose à me demander ? murmura le Pêcheur d’une voix sourde.

Et livide, sans attendre la réponse, il retourna s’asseoir.

De nouveau le silence reprit. Thérèse ayant trouvé ce qu’elle cherchait, ferma le placard et s’éloigna. Un monde d’idées contradictoires roulait dans le cerveau du Pêcheur.

« Voleur… un peu plus, j’allais être un voleur !… »

Était-ce bien sûr, pourtant ? car Lethois et pas un autre, n’est-ce pas ? avait crié : « Prends ! » En ce moment même, il semblait désappointé par ce dénouement imprévu. Alors, pourquoi fermer la bouche devant le gâteau qui s’offre ?

Mais si Lethois délirait ?

Objection bête : on ne sait jamais quand un homme est fou. Bon pour le médicastre de juger si on doit mettre les gens au cabanon. Le Pêcheur, lui, n’avait pas à s’occuper de pareilles distinctions.

Donc, suivre le premier instinct qui était le vrai ? accepter sans faire d’histoires ?… Eh bien, non : il ne pouvait. Quelque chose le clouait sur sa chaise, peut-être de la honte, à coup sûr la certitude qu’elle le chasserait, si elle savait.

Aigus, les yeux de Lethois n’avaient point quitté le Pêcheur. On aurait cru que, prodigieusement lucides, ils ne perdaient aucune de ses pensées.

De nouveau la voix grêle siffla :

— Imbécile !

Le Pêcheur frappa sa cuisse d’un coup de poing :

— Tonnerre ! vous n’allez pas recommencer !

— Puisque je te l’offre…

— Raison de plus.

Un rire mince, pareil au tintement d’un grelot fêlé, secoua M. Lethois.

— Feuillette…

— Non.

— … Il n’y a rien.

— Alors cette fortune ?

— Mon secret.

Le Pêcheur à son tour partit d’un rire convulsif :

— Ah bien ! vous en avez une façon de faire des blagues !

— Écoute… la condition…

Le cou tendu, ressaisi par l’abominable tentation, le Pêcheur ne put se défendre de répondre cette fois :

— Il y a donc une condition ?…

Une seconde, la pensée de M. Lethois parut s’évanouir dans la brume : il leva enfin le doigt vers le plafond :

— Là-haut… des fourmis…

Hébété, le Pêcheur recula sur sa chaise.

Un fou ! parbleu : il avait affaire à un fou ! A défaut de ces propos incohérents où se mélangeaient à dose égale des souvenirs du matin et l’idée fixe d’un trésor, l’attitude, le geste, l’inquiétante fixité des prunelles, tout criait la folie. Et lui, Pêcheur, qui, depuis une demi-heure, s’y laissait prendre, jouait à l’honnêteté ! Mince de grabuge ! Tant d’histoires pour le colloque d’un vieux qui déraille et d’un jobard qui l’écoute !

Frémissant, M. Lethois haleta :

— Pour les soigner, quand je serai parti, cent mille francs !… cent mille après ma mort… avec les carnets !

— Vous dites ?

Tout à coup le Pêcheur s’était relevé. La démence est contagieuse. En vain venait-il de soupçonner qu’un vertige enivrait la cervelle de Lethois. Ces mots : « Cent mille ! » le rejetaient en plein rêve. Il était possible que rien dans tout cela ne fût vrai : il était divin d’y croire, fût-ce la durée d’un éclair…

Lethois répéta strident :

— Cent mille !

— Mais quoi, bon Dieu ! de quoi s’agit-il ?

Au lieu de répondre, M. Lethois dut porter les deux mains à sa gorge. L’effroi d’échouer au port ravagea son visage.

Maintenant qu’il avait décidé de prendre ce vagabond pour confident, ne fallait-il pas qu’il expliquât où était la clé du galetas, comment on doit mettre du miel dans les soucoupes, entretenir la terre fraîche ?…

Terrifié, le Pêcheur s’était penché vers lui, attendait.

Dans un grand effort, M. Lethois essaya de poursuivre : une sorte de hoquet entrecoupé sortit seul de sa gorge.

Alors, une épouvante passa sur son visage : clairement il voyait ses fourmis, — son œuvre ! — abandonnées, perdues… Pour que le Pêcheur s’occupât d’elles, sans hésiter il avait accepté de lui confier ses carnets ; en cas de disparition, le Pêcheur se fût indemnisé en vendant sa gloire : on trafique de science comme d’un titre ! Voici qu’au moment suprême, un agresseur invisible l’empêchait de parler ; aucun mot ne venait plus : l’écroulement…

Un bruit de sonnailles tinta au bout du chemin. La voiture de Servin approchait au grand trot. Thérèse aussi rentrait.

— C’est bon, dit le Pêcheur, je ne sais ce que vous voulez ; mais pour l’argent, on s’en bat l’œil !

La tête de M. Lethois roula sur son bras.

— Qu’arrive-t-il ? s’écria Thérèse.

Le Pêcheur mit sur la poitrine de Lethois la main qu’il avait libre, cette même main qui tout à l’heure, à cause d’elle, avait renoncé au vol abominable.

— Rien, dit-il : avant deux minutes, il rouvrira les yeux, quand ce ne serait que pour vous apercevoir !


Ensuite le départ…

Oscillant entre le Pêcheur et Marc, — enfin de retour — M. Lethois est amené près du break, hissé sur la banquette, calé au milieu de couvertures et d’oreillers. Pas un mot, un silence de funérailles ; on ne sait plus au juste si c’est un vivant ou un cadavre qu’on emmène.

Puis un claquement de fouet. Les chevaux s’ébrouent. Le Pêcheur sent tomber sur lui le sourire amical de Thérèse qui remercie, — est-ce bien elle ou lui qui devrait remercier ? — la voiture s’ébranle, s’en va, et la voici qui roule, emportant désormais pêle-mêle les arrivants, le moribond… Elle roule, lourde de destinées imprévues et de cœurs meurtris. Hier, ce matin encore, tous les êtres qu’elle porte s’ignoraient : la tourmente venue les a blottis dans le même refuge ; ils se serrent, ne souffrant plus qu’à peine de leur propre mal pour communier mieux dans une même pitié. Spectacle merveilleux pour qui sait voir : tant de vies secrètes, tant d’angoisses diverses unies dans un commun oubli pour venir à l’aide d’un pauvre égoïste qui agonise de son égoïsme ! Ainsi les lumières éparses d’une grande ville. Malgré que la rafale souffle, et que beaucoup vacillent, et que d’autres s’éteignent, une clarté monte au ciel, réconfortant au loin ceux qui, las de la route, seraient tentés de ne plus marcher…

Tout à coup, au bord du chemin, presque dans la volute de poussière qu’a laissée la voiture en tournant vers la grande route, une forme noire se dresse, une autre sort de la haie. Deux exclamations se répondent :

— Vous étiez là ! dit M. Taffin.

— Vous ici ! fait Mlle Peyrolles.

A peine reconnaissent-ils leurs voix. Mlle Peyrolles est sans chapeau, M. Taffin sans bréviaire. Mlle Peyrolles, pâle d’ordinaire, a les joues enflammées : M. Taffin a perdu cette fleur qui rosait sa face grasse, il est blafard et ses yeux luisent. En revanche, mus par un même instinct, tous deux regardent la maison de Lethois. Comme elle est calme, avec ses volets clos ! Quelle paix bienheureuse l’enveloppe ! Et une jalousie semblable les étreint. Parce qu’ils n’ont point reconnu Lethois dans la voiture, ils l’imaginent encore établi là-bas, tranquille, occupé de lui-même.

Cependant, devant cette maison, un homme aussi a l’air d’attendre. Inquiet, il scrute l’horizon, piétine, hésite ; enfin il se décide, il est en marche ! C’est le Pêcheur. Pourquoi rester dès lors qu’Elle n’est plus là, et qui le retient ? Son logis ?… un taudis. La rousse ?… ici ou là, facile à dépister. Les fourmis de Lethois ?… un conte idiot. Joie d’être sans feu ni lieu : on gîte où le désir vous pousse, aujourd’hui à Montaigut et demain où l’aimée vous appelle !

— Où va-t-il ? murmure Mlle Peyrolles, lorsqu’il a passé sans même soulever sa coiffe.

— Je l’ignore, réplique M. Taffin.

A mesure qu’elle s’éloigne, la silhouette du Pêcheur apparaît glorieuse sur la perspective de la route. Ses bras se balancent comme des ailes. Au-dessus de lui il n’y a que du ciel et les nuages que le vent chasse.

— A-t-il de la chance ! dit M. Taffin à voix basse.

Un pli d’amertume contracte alors la bouche de Mlle Peyrolles :

— Un heureux de la terre !


Ils en étaient là d’envier aussi ce vagabond !

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