La vie secrète
LIVRE III
LA NUIT COMMENCE
I
Le lendemain, quand le jour parut, le ciel était chargé de nuées, la plaine gisait comme morte sous un fardeau de brumes. Tout près, Montaigut semblait un amas de décombres.
A peine levé, Jude Servin regarda la pendule.
Sept heures… le moment où les ouvriers rentraient à l’usine, où Mme Pastre, guidée par un contremaître, allait prendre sa nouvelle place à l’atelier des formes.
A cette pensée une onde d’inquiétude serra la gorge de Jude.
— Après, murmura-t-il, qu’arrivera-t-il ?
Et tout à coup, il regretta de ne plus dormir, tandis qu’un besoin physique de marcher pour s’étourdir le saisissait. Rien de plus qu’hier ne justifiait une telle appréhension : seul, le fait d’être loin des machines rendait ce sentiment si impérieux. A distance, on a du loisir pour raisonner, ce qui donne l’illusion de mieux voir.
Résolu de ne point céder à des suggestions décevantes, Jude tenta de se rassurer :
— Bah ! s’il y a quelque chose, je le saurai toujours à temps… Clerc enverra des nouvelles…
D’ailleurs, les menaces de Bouchut pouvaient-elles être sérieuses ? Tant de fois on se heurte à des résolutions d’apparence irrévocable, soufflées par la colère et qui s’envolent avec elle ! L’embauchage de Mme Pastre avait dû aussi passer inaperçu. Enfin, que servirait de bâtir pour la Justice, de fonder sur le Droit, si cette Justice et ce bon Droit ne devaient défendre l’œuvre ?
Jude répéta :
— La Justice… Le Droit…
Mais, chose étrange, ces mots sonnaient creux dans sa conscience. La vie montre rarement de la justice, et qui est assez sûr de soi pour affirmer un droit ?
Jude, d’autre part, avait cru pénétrer l’âme de ses ouvriers, établir entre eux et lui une communion d’idéal : hier encore, il aurait pu dire lesquels dans le nombre étaient inoffensifs, lesquels au contraire prêts à tout compromettre, y compris leur gagne-pain… Soudain, parce qu’il était loin, un brouillard confondait pêle-mêle meneurs et menés, pour y substituer une masse uniforme indéchiffrable. On lit parfois sous un front : on ne lit plus dans une foule.
— Je déraisonne, dit encore Jude qui frissonnait.
Et pour vaincre l’obsession, il se mit à sa toilette, s’absorba dans cette série fastidieuse d’actes mécaniques qui, chaque matin, ponctue la vie.
Quand il eut achevé, une demi-heure à peine avait passé. Alors, il s’effraya de son désœuvrement.
« Une sottise, cet abandon de l’usine ! Comment remplir le vide de cette journée d’attente qui commençait ? »
Car déjà, il attendait ! Tout en lui, malgré les raisonnements, affirmait qu’avant midi — au plus tard vers le soir — Clerc apparaîtrait pour l’emmener. En même temps, il avait soif de grand air et de marche, soif de présences humaines. A examiner d’autres visages hantés par d’autres soucis, on parvient à oublier quelquefois l’angoisse que soi-même on porte sur ses traits. Las de sa maison, sans un regard pour le jardin, il sortit.
D’abord, il remonta vers l’église. La cloche, sonnant la messe, égrenait ses coups grêles sur le village désert. Partout des portes barricadées ; le travail de la terre avait vidé les maisons et Jude désespérant de rencontrer personne, allait poursuivre, quand un bruit de pas enfin lui fit tourner la tête. Justement, l’abbé Taffin sortait du presbytère pour se diriger vers la sacristie.
Une exclamation suivit :
— M. Servin ! ici !…
— Vous le voyez.
— On m’avait bien parlé de votre arrivée prochaine, mais j’ignorais…
— Il y a des nouvelles plus importantes.
— Non… non ! vous n’imaginez pas…
Le visage du prêtre s’empourpra.
— … Je pourrai donc aller vous voir !
— Quand il vous plaira.
— Vous ne savez pas…
De nouveau une rougeur faisait flamber les joues du prêtre. Peut-être cependant serait-il reparti sans achever si Jude, heureux de cette diversion momentanée, n’avait demandé machinalement :
— Qu’est-ce que je ne sais pas ?
— … Avec quelle impatience je vous attendais !
— Moi ?
— Oui, vous… Pourquoi ? C’est un secret… un secret qu’il faudra bien vous confier quand l’heure sera venue… Mais, d’abord, est-il bien vrai, comme on me l’a dit, que vous sachiez l’allemand ?
Abasourdi, Jude répéta :
— L’allemand ? en effet, je lis cette langue… Quel rapport ?
— J’ai compté sur vous pour me traduire un texte.
— Si ce n’est que cela, donnez-le-moi !
— Hélas ! si je le pouvais !
M. Taffin eut un soupir douloureux :
— … La lettre que j’attends n’est pas encore venue, mais elle viendra, j’en suis sûr ! Elle viendra aujourd’hui, ou demain, qui sait ! Ah ! vous êtes heureux ! vous ignorez, vous, ce qu’une attente peut causer de souffrances !
— Je n’ignore pas… dit Jude, amèrement.
— Imaginez, poursuivait M. Taffin, tout entier à son propre souci, ou plutôt non, n’imaginez rien : la vérité est si simple ! Aussi bien faudrait-il vous l’apprendre demain… Depuis que je suis ici, je fais un livre… oh ! peu de chose !… un pauvre curé de campagne comme moi ne saurait pas…
— Vous écrivez ?
— Un mémoire historique, de simples notes, rien… Encore me gardai-je d’en parler. La peur du ridicule… C’est sot, n’est-ce pas ?… N’importe, je vous en supplie, ne me trahissez pas… Et voilà qu’il y a une quinzaine environ, je lis dans le journal qu’un certain professeur Heimath, de Tubingue, a découvert des documents admirables, précisément sur le sujet que je traite… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Il est possible que je sois bien naïf : je lui ai écrit… Oui, j’ai écrit à cet homme pour qu’il me communique sa trouvaille ; depuis lors, j’attends…
Encore une fois, Jude tressaillit :
— Attendre… c’est la vie.
— J’attends, répéta M. Taffin, me demandant si ce savant de là-bas voudra bien me répondre, me demandant surtout quels peuvent être des documents si importants que mon journal a cru nécessaire d’annoncer leur découverte…
Une extraordinaire anxiété faisait vibrer la voix du prêtre. Moins absorbé, Jude aurait découvert sans doute d’étranges réticences dans ce récit, mais il se contenta de sourire :
— Allons, dit-il, ce sont là plaisirs de prince. Quand le grimoire viendra, apportez-le… si je suis encore là.
— Si vous êtes ?…
— Il est possible que je reparte avant peu. Je ne me sens pas habitué à la paresse et j’ai toujours peur…
Jude s’interrompit brusquement :
— Quelqu’un !
Il avait cru entendre des pas. Était-ce déjà Clerc ou l’envoyé de l’usine ? Un effroi lui avait glacé la moelle. L’oreille tendue, il écouta.
— Je me suis trompé, dit-il enfin, avec un involontaire soulagement.
M. Taffin sourit aussi d’un air contraint :
— En tous cas, Mlle Peyrolles va venir pour la messe. Je crains d’être rappelé à l’ordre… A bientôt ! peut-être à tout à l’heure…
Il gravit ensuite les marches du porche.
— Oh ! dit encore Jude, ou l’on m’étonnera fort, ou Mlle Peyrolles se dispensera de la messe ce matin. La présence de son neveu la prive de loisirs.
Tranquille, M. Taffin qui appuyait déjà sur le pêne, répliqua :
— Elle n’a pas de neveu.
— Elle en a un.
— Impossible !
— Impossible ou non, cela est, puisque je l’ai vu et aurais pu lui parler !
Cette fois, M. Taffin avait lâché la serrure pour se retourner vers Servin. Une telle stupeur se lisait dans ses yeux que Jude en fut mis en gaîté. L’idée qu’après avoir dirigé trois ans la conscience de Mlle Peyrolles, il en était encore à connaître l’existence de ce neveu, venait d’épouvanter le prêtre. Il songeait :
« Y aurait-il donc des choses que même la plus croyante cache à son confesseur ? »
— Bah ! fit Jude comme s’il devinait la pensée de M. Taffin, pourquoi vous émouvoir d’un secret d’autrui ; n’avez-vous pas le vôtre ?
— En effet… répondit M. Taffin d’une voix éteinte.
Puis il s’effaça dans l’ombre de la nef et Jude, que cette rencontre avait distrait un instant, se sentit de nouveau rouler dans les ténèbres. Le vent s’était levé. La désolation de la place morte semblait accrue par la disparition du prêtre. Absorbé lui aussi par son mal secret, Jude se remit en marche.
Malgré la certitude que Montaigut était désert, à chaque détour de ruelle, il interrogeait maintenant l’espace, comme s’il se fût attendu à y trouver un messager de l’usine. Lorsqu’il atteignit la route, apercevant une voiture qui arrivait de Revel, il eut un frémissement :
— Clerc, peut-être !…
Les moindres apparences semblent s’adapter à nos angoisses. A mesure que cette voiture approchait, Jude croyait mieux distinguer la silhouette redoutée : Clerc seul avait cette manière de tenir le fouet, ces épaules rondes… quant au véhicule, break de louage, son signalement importait peu.
Cependant, trottinant d’une allure paisible, l’attelage rejoignait Jude ; et Pontillac, ayant levé la tête, criait le premier depuis son siège :
— Que diable faites-vous là ? vous avez l’air de me regarder comme un miracle !
Ce n’était que le médecin…
— Excusez-moi, dit Jude avec un soupir de délivrance, je ne vous reconnaissais pas… mais vous-même, où allez-vous donc à pareille heure ?
Pontillac, après avoir ramassé les rênes, les jeta autour du fouet et descendant :
— Tournée du mercredi, à Montaigut, Saint-Julia et Saint-Félix… expliqua-t-il. Eh ! mère Fouasse ! me voici… chez qui suis-je attendu ?
Puis aucune réponse ne venant du bureau de tabac, il abandonna Jude et pénétra dans le débit.
Un colloque suivit que Jude n’arrivait pas à entendre, mais où les noms propres sonnaient distinctement :
— La fille de la Blanchotte !… Comment ! Lethois !…
— Comprenez-vous ?… Lethois que l’abbé Taffin trouve malade ! continua Pontillac reparaissant au dehors.
— Lethois ! répéta Jude. Ce doit être une erreur, je l’ai vu hier encore qui se promenait ici.
— Une idée de cet animal de curé !… Je parierais qu’il soigne aussi la fille de la Blanchotte !… Enfin, puisqu’il y tient, va pour Lethois : je commencerai par lui. M’accompagnez-vous ? c’est à deux pas.
— Merci.
Hâtivement le médecin remonta sur le siège, fit virer la voiture. Il allait repartir lorsqu’un sourire méchant crispa ses lèvres :
— A propos, vous a-t-on annoncé qu’il y a du nouveau dans votre usine ?
— Du nouveau ! s’écria Jude en pâlissant.
— Évidemment ! depuis ce matin elle marche sans vous et ne s’en trouve pas plus mal ! A bientôt !
La voiture s’éloigna, laissant Jude frappé de stupeur.
Maintenant qu’il comprenait, une colère blanche le secouait contre cet homme qui, mieux informé peut-être que la plupart, avait joué de son anxiété. Puis, sa pensée virant, la joie même de Pontillac lui sembla grosse de présages. Plus de doutes : la grève allait éclater, à moins qu’elle ne fût déjà chose accomplie ; et comme foudroyé, les yeux à l’horizon, Jude recommença d’attendre…
Des minutes passèrent, d’une lenteur douloureuse. La voiture du médecin arrêtée devant la maison de Lethois était restée visible. Autour de Jude, tout se taisait, hormis un essaim de mouches qui bourdonnaient exaspérées.
Soudain, un bruit de foulée, le han d’un être à bout de souffle : un homme arrivant de Montaigut bondit sur la route.
Jude étouffe un cri :
— Lethois !
Était-ce bien Lethois, ce spectre qui galopait avec des yeux fous et des gestes détraqués, allant vers Saint-Julia ? Était-ce lui qui, un peu plus, heurtait Jude, puis reculait, tournait bride et, pareil à une bête chassée, disparaissait ?…
— Lethois ! Pontillac !
Appels vains : déjà le spectre est évanoui. Alors, saisi de pitié, Jude encore appelle :
— Pontillac ! Docteur !
Puis, craignant de n’être pas entendu, il court, lui aussi, vers la maison de Lethois.
Justement Pontillac est sur le seuil. Absorbé probablement par un bavardage avec la domestique, il ne s’est aperçu de rien.
— Docteur !
Enfin Pontillac a compris : il fait signe à Jude de s’approcher.
Brièvement, Jude raconte ce qu’il a vu ; l’homme en délire, sa fuite…
— Sacredieu ! dit Pontillac, serait-il devenu fou ? Vous n’avez pourtant rien remarqué ce matin, vous ?
Et dégageant la porte, il découvre Thérèse Wimereux.
— Attendez-moi tous deux : je vais le rejoindre.
Mais avant de partir à la recherche de Lethois qui a quitté la maison depuis l’aube, il ne résiste pas au plaisir d’une nouvelle ironie :
— Au fait, vous ne vous connaissez que de réputation. Mlle Wimereux, la fille du grand Wimereux… M. Jude Servin, industriel socialiste… vous êtes faits pour vous comprendre et même vous consoler… à tout à l’heure !
L’imprévu est arrivé, très différent de celui que Jude attendait, et tandis que Pontillac s’éloigne, répétant : « A tout à l’heure, je reviendrai… » Thérèse et Jude, interdits, se regardent : un trouble les étreint, si profond qu’ils en oublient Pontillac, Lethois, l’usine et jusqu’au lieu même de cette rencontre inattendue.