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La vie secrète

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II

Or, tandis qu’atterrés, Jude et Jean regardaient ainsi couler devant eux le sang noir de l’usine, sur Thérèse et sur Marc, une rafale aussi passait.

Dès l’entrée dans la maison de Servin, aidés par le domestique, ils avaient dû monter Lethois dans une chambre du premier étage et prendre d’urgence les mille dispositions que nécessite en tous lieux l’installation d’un malade. En hâte, il avait fallu allumer des réchauds, fouiller les placards à linge, écarter les rideaux de lit pour faciliter l’accès de l’air, fermer ceux des croisées pour atténuer la lumière. Active et silencieuse, Thérèse rôdait sans étonnement à travers les pièces inconnues. A l’arrivée, Servin avait sauté à bas du siège et dit : « Voici les clés, faites comme chez vous ; moi, je ne puis rester. » Thérèse avait répondu : « C’est bien », et depuis s’était sentie chez elle. De même, Servin avait dit au domestique : « Quand on n’aura plus besoin de toi, tu iras chercher le docteur Pontillac. » Thérèse encore avait répliqué : « J’y veillerai », et bien que la venue de Pontillac lui fût désagréable, elle avait tenu parole. Elle trouvait normal et nécessaire que les désirs de Servin fussent exécutés. Elle n’avait pas le loisir de s’apercevoir que cette soumission au maître absent lui causait du plaisir. Marc avait également oublié l’heure, le lieu et lui-même. Seul Lethois restait insensible au milieu de ce bouleversement. Une fois son corps mince glissé sous les couvertures, sa tête blafarde enfouie dans l’oreiller blanc, il avait eu l’air de disparaître.

Enfin, au bout d’une demi-heure, le campement de fortune parut achevé. Marc put dire à Thérèse :

— Laissons-le reposer.

Elle répondit :

— Puisqu’il y a une pièce libre à côté, allons-y.

Et Marc, ayant acquiescé, elle partit la première, se laissa tomber sur un fauteuil au hasard :

— Que d’imprévu ! Je crois vivre un cauchemar.

Cauchemar, en effet, cette succession d’événements qui l’entraînaient vers l’inconnu. Sans Pontillac survenu par hasard, aurait-elle rencontré Servin ? Sans la crise qui terrassait Lethois, eût-elle accepté jamais d’entrer dans cette maison ? Jusqu’à cette minute, avait-elle réfléchi seulement à ce qu’elle ferait ce soir, et qu’elle devrait peut-être s’installer là pour tout à fait ? Pêle-mêle, devant ses yeux, des masques s’agitaient : Pontillac sardonique, Servin douloureux, Mlle Peyrolles retenant son neveu, le Pêcheur veillant sur Lethois, Lethois râlant dans la voiture tandis que Marc mesure la longueur de la route avec la frayeur de n’arriver jamais.

Cauchemar, la randonnée vers Revel, sous le ciel bas et terne, et l’apparition foudroyante d’une foule en clameurs qui la couronne ; cauchemar encore cette oppression de peur qui, une fois Lethois à l’abri, persiste, écrase Thérèse, sans qu’on sache au juste d’où elle vient.

— Bah ! dit Marc avec un geste de lassitude, soyons heureux d’en être là.

Thérèse comprit qu’il avait redouté une catastrophe.

— Où allons-nous ? soupira-t-elle.

Il ne répondit pas et approchant de la fenêtre regarda la campagne. Des nuages crépelés effilochaient leur laine au flanc de la Montagne noire. Au-dessous d’eux, les bois avaient pris un ton de branches mortes.

— Ce doit être ici la bibliothèque de M. Servin, reprit Thérèse, obéissant au désir d’écarter avec des mots la désolation qui l’envahissait.

— Un asile dont il doit regretter la tranquillité.

— En effet, comme il doit la regretter !

Puis le silence que Thérèse avait souhaité chasser s’établit, définitif. Leurs âmes venaient de se quitter pour des mondes éloignés, reliées seulement par un oubli commun de ce Lethois qui les avait réunis.

Aux aguets, Thérèse épiait les bruits lointains. Le roulement d’un char à bancs, un cri d’enfant, un volet que l’on ferme lui donnaient le frisson. En même temps, sur le dos des livres, en face d’elle, se dessinaient des ouvriers aux gestes frénétiques. Elle avait beau s’en défendre, le désir de savoir ce qui arrivait à Servin étouffait progressivement en elle toute autre volonté. Des souvenirs lui revinrent.

Ce même Servin marchait à côté d’elle, dans un jardin. Rien n’était encore survenu, ni la maladie foudroyante de Lethois, ni la grève. Il faisait bon respirer l’odeur des herbes trempées. Quels propos les occupaient ? Thérèse ne le savait plus ; jamais, en revanche, elle n’avait pareillement savouré la paix qui émane, l’été, de la terre agreste.

Ensuite, la maison de Lethois, la veille. Dans la nuit, les branches ont pris l’aspect de petits traits minces tracés à l’aide d’un crayon dur sur du bristol. Tout près, il y a sur le sol un rectangle de lumière projeté par la lampe de Lethois. Thérèse interroge le mystère de l’ombre. L’ombre répond : « C’est lui !… » lui dont le pas sonore approche et qui vient l’emporter loin de ce pays où elle souffre, plus loin encore d’elle-même si lasse de souffrir ! lui, Servin !… si c’était vrai ?

Elle railla :

« Mais un curé parut… »

Puis elle se rappela qu’elle était vieille : trente ans.

Marc, de son côté, était parti en songe pour ce Paris où il avait hâte de rentrer. En avance sur les heures, il regagnait son logis. Quelle amertume d’arriver les mains vides ! Là-haut, sur le palier, une femme s’est avancée, se penche… Depuis le départ, elle guette le retour. « Enfin, c’est toi ! » Ils s’étreignent. Elle ne lui demande pas ce qu’il a fait ni pourquoi il semble découragé. Il est là : cette parente inconnue dont il avait parlé et qu’elle redoute ne l’a point gardé : cela suffit. Mais lui, empoisonnant la douceur de l’étreinte, cherche involontairement les ravages nouveaux. Ah ! l’horrible don que de pouvoir, presque à chaque heure, suivre le mal à la trace ! Les tempes depuis trois jours sont devenues plus creuses, le front plus moite. Dire qu’avec un mensonge, il aurait pu arrêter ce supplice ! Et cette idée bouleverse Marc : il en est temps encore ; quand il a quitté sa tante, celle-ci en guise d’adieu, lui a jeté cette supplication : « Dis-moi seulement que ce n’était qu’une épreuve ! » il n’aurait qu’à revenir… Mais non, une révolte culbute ces regrets et il s’interroge éperdu :

— Est-ce que je ne sais pas aimer puisque je n’ose pas mentir ?

Incapable de retenir plus longtemps l’expression de sa crainte, Thérèse reprit :

— Que croyez-vous qu’il arrive ?

Marc croyant qu’elle parlait de Lethois répondit sans se retourner :

— Comment le saurai-je ?

Il jeta un coup d’œil vers la chambre :

— Puisqu’il repose, il souffre moins : c’est l’essentiel.

— Je ne parle pas de lui, fit Thérèse plus bas ; je songeais…

Elle s’interrompit. Justement parce qu’elle avait le cœur occupé tout entier par un autre, il lui répugnait d’en prononcer le nom.

— Excusez-moi, dit Marc se décidant à la regarder, je ne m’occupais, moi, que du plus proche.

Mots très simples que l’accent suffit à transformer. Tous deux baissèrent ensuite les yeux. Thérèse avait eu l’intuition que son secret n’était déjà plus le sien. Marc venait de deviner que Lethois n’était pas l’ami dont le danger absorbe toute amitié rivale.

Soudain, Thérèse se dressa. Une rumeur lointaine entrait : on aurait dit l’écho d’une huée formidable.

— Si vous n’avez pas besoin de moi, je pars aux nouvelles, dit-elle frémissante.

Marc, très calme, approcha d’elle :

— Vous ne ferez pas cela, dit-il.

— Pourquoi ?

— Parce que ce n’est pas la place d’une femme telle que vous.

— Serait-ce le péril que vous redoutez pour moi ?

— Non.

— Alors qu’est-ce qui vous trouble ?

Il hésitait. Un défi passa dans les yeux de Thérèse :

— Peut-être les convenances ?… Il y a beau jeu depuis ce matin que tous trois les oublions !

— Vous ne seriez d’aucun secours et vous pourriez gêner, répliqua Marc avec douceur.

Et Thérèse pour la seconde fois comprit. Sans qu’elle lui eût rien avoué, cet étranger en était là d’oser déjà la défendre contre elle-même !

Elle fit un geste de colère :

— Gardez-vous de soucis inutiles : je saurai ne pas me compromettre.

— Vous saurez, en effet, ne pas risquer le nom que vous portez dans une bagarre de révoltés qui seraient trop heureux de l’exploiter : cela, j’en suis sûr.

Thérèse, accablée, se rassit :

— En effet, murmura-t-elle, je crois que vous avez raison.

Il eut ensuite un mouvement de pitié :

— D’ailleurs, rassurez-vous, si je craignais quelque chose, j’irais à votre place ; mais il n’y a rien… rien que des cris qui soulagent.

Au même instant, un pas lourd sonna dans l’escalier. Marc se dirigea vivement vers le palier :

— Quelqu’un : prenez garde !

— Pontillac…

— Lui ou un autre.

— Si c’est lui…

Thérèse s’interrompit, puis écartant les derniers scrupules qui l’empêchaient d’exprimer clairement sa pensée :

— Si c’est lui, pas un mot de l’usine, je vous en conjure !

Marc ne répondit que par un signe de main : déjà la porte s’entrebâillait. Pontillac entra.


Le même qu’à Montaigut ; plus essoufflé seulement, car il avait monté vite, et les joues enflammées par la chaleur de serre qui régnait sous les platanes. Le même, avec cette façon de roulis dans la démarche qui donnait l’impression d’une maladresse native et ce geste des bras qui s’ouvrent à tout venant, quitte à n’enserrer que le vide. D’où vint qu’en l’apercevant là, Thérèse eut envie de s’enfuir ?

— Vous, ici ?

— Mon Dieu, oui.

— Je m’attendais à toutes les surprises sauf à celle-ci.

— Pourquoi non ? Nous étions déjà deux pour soigner M. Lethois ; il faut croire que trois ne seront pas de trop puisque je vous ai fait chercher.

— Ah ! chère amie, ne vous excusez pas : on pourrait supposer que je me scandalise !

Puis désignant Marc :

— Pourrais-je avoir l’honneur…

— C’est juste ! Monsieur est un confrère… le neveu de Mlle Peyrolles.

Ici une double stupeur. Thérèse a cherché le nom de Marc et s’aperçoit qu’elle ne connaît pas, même de nom, cet homme qui désormais la connaît toute ! Pontillac, de son côté, dévisage Marc, cherchant à retrouver sur les traits une marque de la parenté surprenante qu’on lui annonce.

— Ah ! le neveu de Mlle Peyrolles… Enchanté, vraiment…

— Je crains qu’il n’y ait pas un instant à perdre, dit Marc énervé par l’air d’enquête et le ton ; voudriez-vous m’accompagner près du malade ?

Il montrait la chambre.

— Après vous…

— Passez donc…

Un bruit de politesses bredouillées à mi-voix, le roulement des pieds qui tapotent le parquet, puis le silence, la pièce de nouveau déserte, et au milieu de celle-ci Thérèse qui n’a point bougé mais se retrouve seule, dans l’attente…


Elle ferma les yeux. Subitement lui venait le désir éperdu de retrouver sa maison et son jardin. Par une contradiction inexplicable, elle n’avait pas été blessée que Marc l’eût devinée ; devant Pontillac qui lui avait amené Servin, artisan responsable du drame qu’elle commençait de vivre, devant Pontillac qui allait rentrer et l’interroger peut-être, elle verrouillait son cœur. Celui-là, rien qu’en y touchant, aurait profané le sentiment sacré qui s’éveillait en elle.

A côté, le chuchotement des deux hommes avait commencé presque aussitôt. D’allure égale, il rappelait le trottis d’un ruisselet dans un pré.

— Que peuvent-ils bien faire ? songea Thérèse machinalement.

Elle avait oublié Lethois. En même temps, elle s’aperçut qu’au fond de toutes ses pensées, dans ses moindres désirs, à travers les soucis et quelle que fût la gravité de l’heure, elle retrouvait Servin. Alors, chancelante, elle alla reprendre sa place au coin de la fenêtre, mit la tête dans ses mains et s’interrogea :

— Est-ce donc vrai que je l’aime ?

Aimer ! mot nouveau qui la ravissait en l’effrayant. Être conquise par un passant déchirait son orgueil ; cependant cet accablement, ce goût subit de solitude, mêlés au besoin d’abdiquer ou de s’absorber dans l’anxiété d’un autre, la rendaient heureuse délicieusement.

— A nous deux maintenant : résumons.

Thérèse s’éveilla en sursaut : Pontillac venait de rentrer et la dévisageait.

— Je suppose, chère amie, que nous ne vous dérangeons pas ?

Elle ne répondit que par un signe vague, puis, désireuse de montrer combien elle était loin de ce qui allait se discuter tourna la tête et contempla distraitement la cime d’un platane.

— Je crois, dit Marc demeuré debout, qu’un résumé est inutile : le cas est évident.

Pontillac fit claquer sa langue d’un air satisfait :

— Évident comme vous dites… Ataxie et début de congestion grave… perspective d’accidents plus graves encore… Qu’y pouvons-nous ? rien : ne pas embêter ce pauvre bougre avec des drogues, — c’est mon système — et le laisser finir en paix.

Thérèse qui avait la sensation d’être séparée des voix par une cloison d’eau, tressaillit au dernier mot et répéta :

— Finir ?

— Tiens, dit Pontillac, vous nous suivez ? Que voulez-vous ! la corde était usée, elle craque… C’est la vie.

Et revenant à Marc :

— Bien votre avis, n’est-ce pas ?

Marc attendit avant de répondre.

— Pas tout à fait…

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Ceci : que ce matin le malade se promenait, allait et venait sans gêne apparente ; qu’à neuf heures il causait avec moi, inquiet de sa santé et désireux de me consulter, mais en somme à son aise ; qu’au moment précis enfin où j’ai parlé de ses yeux, et notez-le bien, à ce moment seulement, le visage de cet homme s’est décomposé. D’où résultait son émotion ? Quel ressort caché avais-je atteint sans le savoir ? Je l’ignore, mais il existe. Ne connaissez-vous pas ce secret que je n’ai pu deviner ?

— Vous faites du romantisme, dit simplement Pontillac.

— Non : pas même du roman. J’estime qu’en tout temps, la santé de l’âme commande au corps. Je suis certain que, dans le cas présent, c’est l’âme qui, frappée, entraîne le reste.

— Il faudrait aussi être certain qu’il y a une âme, dit encore Pontillac.

— Ah ! ne jouons pas sur les mots ; vous savez aussi bien que moi que chacun fait deux parts de ses actes : l’une livrée au public, l’autre soigneusement célée. Mettez que ce qu’on ne voit pas soit l’âme et tablons sur ce domaine.

Un sourire aigu crispa la bouche de Pontillac.

— Très simple, mais peu solide… Pour ma part, je me flatte de tout voir et même de le bien voir.

On entendit Thérèse qui interrompait, lointaine :

— La vraie vie est secrète.

Pontillac se retourna vivement :

— Croyez-vous ?

Ses yeux riaient méchamment. Ce fut Marc qui répliqua :

— J’en suis sûr.

— Vous avez tort.

— Je vous défie de m’en donner la preuve.

— Vous plaît-il que nous la demandions à Mlle Wimereux ?

— Je vous saurai gré de me laisser hors du débat, dit Thérèse sèchement.

— Vous le voyez, c’est une manière indirecte de me donner raison.

— Il serait plus simple, reprit Thérèse dont la voix tremblait, d’accepter l’hypothèse et de vérifier ce qu’elle peut valoir pour Lethois.

— Soit : ne nous égarons plus en des rhétoriques vaines et cherchons…

Pontillac eut une sorte de gloussement, tant cette recherche lui paraissait absurde.

— Hormis l’amour de sa cuisinière et le soin de sa personne, quelle manie pouvait bien tournebouler cette pauvre cervelle ?

— Plus bas, dit Marc : il peut entendre.

— Non, décidément je ne trouve pas… Sans doute l’égoïsme est une carapace propre à garantir ce genre de mystère ; je vous déclare…

Un cri de Thérèse l’interrompit. Dehors, les clameurs recommençaient, unifiées par le chant.

Debout, les damnés de la terre !
Debout les forçats de la faim…

Portés par un souffle de colère, les mots s’engouffrèrent dans la pièce. Chaque syllabe arrivait si nette qu’on l’aurait crue prononcée par un homme dans l’escalier.

Foule esclave, debout !
Le monde va changer de base…

Pontillac, se levant, approcha de Thérèse :

— A quoi pensez-vous, chère amie, d’être ainsi bouleversée ?

Il avait en même temps une telle expression dans le regard que Thérèse recula pour aller joindre Marc.

— Décidément, balbutia-t-elle, je crains qu’il ne se passe des choses graves.

— Rassurez-vous. Tant que la voix donne, les bras se reposent. Ils crieront moins tout à l’heure, lorsqu’ils voudront agir.

— Vous annoncez cela pour me faire peur, dit Thérèse éperdue, ou sauriez-vous quelque chose ?

— Non, vraiment, je ne sais rien : je suppose… D’ailleurs nous oublions Lethois…

Ce nom sonna bizarrement. En moins d’une minute ils s’étaient évadés du présent et, parce que des cris anonymes entraient par la fenêtre, réfugiés chacun dans le drame spécial qui seul leur tenait à cœur.

— Oh ! Lethois !… murmura Marc.

Il semblait dire : « A quoi bon ? la cause est entendue puisque vous n’êtes pas plus au courant que nous-mêmes. »

Thérèse haussa les épaules :

— On songe au plus pressé.

Gouailleur, Pontillac répliqua :

— Je croyais que vous n’étiez ici que pour lui !

Faisant ensuite un nouveau pas vers Thérèse :

— Voulez-vous un conseil ?

— Inutile !

— Allez prendre l’air. Servin…

— Ce nom n’a rien à voir ici !

— Il suffit de vous entendre pour être certain du contraire !

L’accent du médecin était devenu âpre. Hardiment, pour mieux nier l’énigme de la vie secrète, Pontillac tentait de la violer.

Thérèse riposta frémissante :

— Il n’est pas question de lui !

— Je pouvais m’y tromper.

— Tant pis, je ne suis pas de celles qui prêtent à ces erreurs !

— De grâce ! supplia Marc.

— Je vous en prie, reprit Thérèse, laissez-moi achever !

Et revenant à Pontillac :

— Aussi bien, s’il faut à tout prix un roman pour vous distraire, j’en ai un à vous offrir.

— Et ce roman ? ricana Pontillac.

— Celui d’un personnage singulier qui, consacrant sa vie à crocheter les secrets d’autrui, met vraiment trop de soin à protéger les siens. Quand vous serez sorti, je vous invite à interroger cet homme étrange. Jetez la sonde au fond de son ironie. Je vous dispense même de revenir ensuite pour nous communiquer les résultats de l’entretien. Nous ne tenons pas à connaître la plaie vive qui, à défaut de vie cachée, le met en fièvre : ceci dit, n’en parlons plus !…

A mesure qu’elle s’exprimait, Pontillac était devenu livide.

— Recevez mon amende honorable, répondit-il d’une voix sourde. J’ignore si je découvrirai tout à l’heure la plaie que vous me signalez ; mais ce que je sais bien, c’est que je me garderai de vous en faire part. Il suffirait qu’un passant touchât par mégarde au dieu régnant pour que vous criiez aux quatre vents ma confidence : merci bien !

Il recula d’un pas :

— Quant à Lethois, il est en trop bonnes mains pour que je sois utile, et tant que Monsieur restera là…

— Vous oubliez que je pars ce soir, dit Marc.

— Ce soir ?… En ce cas, dès votre départ, je me tiendrai prêt à répondre au premier appel. Mes hommages à mademoiselle votre tante…

— Excusez-moi, dit encore Marc, je lui ai déjà fait mes adieux.

— Quoi ! si vite ?… Ce sera donc à moi de lui parler de vous. Avec elle, aucun risque de troubler un roman. C’est une sécurité appréciable pour les prosaïques de ma sorte…

Sans affectation, il avait approché de la porte, tournait le pêne d’une main légère. Il disparut. Il s’en allait, déjà remis de l’alerte, tel qu’on l’avait vu pendant vingt ans, goguenard et paisible, peut-être seulement avec un peu plus de fiel aux lèvres ; mais qu’est cela pour qui a la bouche toujours amère ?

Ni Thérèse ni Marc n’éprouvèrent d’étonnement à se retrouver seuls. Pas une seconde non plus ils ne s’attardèrent à réfléchir. Cette conclusion inattendue coupant court au débat leur paraissait naturelle.

Thérèse regarda Marc.

— Ainsi, dit-elle, vous êtes bien convaincu que sa vie dépend d’un secret ?

— De qui parlez-vous ? du malade ou de… l’autre ?

Elle ne put retenir un geste de reproche :

— Ah ! murmura-t-elle, allez-vous aussi douter que je sois venue pour un seul ?

Elle avança ensuite vers la chambre de Lethois :

— Où allez-vous ? cria Marc.

— L’interroger : c’est le plus simple.

— Inutile : il ne répondra pas.

Mais un sorte d’exaltation transfigurait le visage de Thérèse :

— N’importe ! je trouverai les mots qu’il faut.

Elle ouvrit. Soudain Marc la vit reculer, défaillante. En même temps, un rire d’enfant retentit : M. Lethois, dressé sur l’oreiller, les yeux au ciel, s’extasiait devant les visions de sa fièvre.

Marc se précipita pour fermer :

— Il délire : je l’avais prévu, ce n’est rien…

Thérèse s’écroula sur un siège.

— L’agonie !

— Non.

— J’ai vu !

Elle avait vu sur le drap les mains de Lethois aller et venir comme attelées à des rames. Elle avait vu ce geste fatidique de l’être qui, au moment de quitter la vie, jette, dans un suprême découragement, à travers l’air vide, ces choses vides aussi qui furent ses désirs et ses projets. Ah ! comment n’aurait-elle pas reconnu cela, l’ayant vu faire un jour par son père mourant ! Et devant cela, devant cet innommable installé sans dire gare, tandis qu’elle-même forgeait des rêves fous, une épouvante la chassait. Pareille à Lethois, elle jetait dans un trou noir ses pensées d’amour, le souvenir même de Servin. Seule demeurait la mort bête et toujours victorieuse, barre finale tirée en bas du compte humain, quel qu’en soit le bilan !

Il y eut un grand silence. Thérèse sentit ensuite une main prendre la sienne :

— Tout à l’heure, vous souhaitiez, n’est-ce pas ? d’aller aux nouvelles…

Avait-elle souhaité cela ? Elle ne se le rappelait pas.

— … Il en est temps, continuait Marc doucement : sortez, cela vaudra mieux.

Elle balbutia :

— Je ne puis pas… où irai-je ?

— Au hasard… Obéissez !

Résolu, Marc l’obligeait maintenant à se relever, l’entraînait vers le palier. Anesthésiée par l’effroi de la mort, elle cédait passivement à cette volonté plus forte que la sienne. Quand elle reprit conscience, elle se retrouva sur le boulevard. Des gouttes chaudes commençaient à tomber. Elle en reçut une sur la main. D’autres, après avoir claqué sur les feuilles de platane, rebondissaient, telles des billes sur un parquet sonore.

Oh ! ce frisson que donnent la rue déserte et le ciel culbuté si bas qu’il paraît n’être plus soutenu que par les branches et les toits !

Thérèse jeta en arrière un regard vers la maison qui venait de se refermer. Elle crut deviner qu’elle n’y rentrerait ni plus tard ni jamais. Devant elle aussi, rien que des rues solitaires. Un goût de mort lui vint aux lèvres. Elle eut envie de crier, tant sa détresse l’écrasait.

« Fuir ! s’évader enfin de ces horreurs que la vie oblige à revivre, comme si on ne les savourait pas du premier coup dans leur entière douleur ! »

Mais où trouver un abri puisque désormais la maison de Servin la repousse ?…

Servin… Tout à coup, ce nom que Thérèse avait résolu d’oublier, ce nom qu’elle s’était interdit même de prononcer, est revenu. En vain Thérèse voudrait-elle se révolter contre la suggestion. Quel refuge reste à l’amante sinon l’amant ? Et comprenant soudain, elle repartit.

Elle ne savait même pas s’il serait possible d’accéder à l’usine : elle savait en revanche que si Jude Servin vivait, près de lui, par lui seulement, elle retrouverait le courage de vivre !

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