La vie secrète
LA VIE SECRÈTE
LIVRE PREMIER
LES HABITANTS
I
Mlle Noémi Peyrolles de Saint-Puy arrêta Dorothée qui allait emporter les assiettes.
— Attends, j’ai fini : inutile de faire deux voyages.
Elle prit ensuite une pêche qu’elle pela du bout des doigts, car lorsqu’elle mangeait seule, elle n’usait pas du service à dessert.
La salle à manger, petite, était tapissée d’un papier où l’on voyait des feuillages touffus s’entrecroiser sur un plumetis noir. En face de Mlle Peyrolles il y avait un Christ en plâtre, étendu sur une planchette cirée, et une horloge suisse dont les poids taillés en pomme de pin servaient de villégiature aux mouches. Deux gravures, la Fuite en Égypte, d’après Mignard et la Mort de l’aïeul, ornaient les panneaux de côté. Un buffet, une porte vitrée sur le jardin, complétaient la décoration sèche de la pièce.
Mlle Peyrolles mordit à même la pêche. Dorothée, qui avait abandonné sa pile d’assiettes, passa machinalement un coin de son tablier sur le buffet. Comme elle frottait avec vigueur, la porcelaine trembla dans l’intérieur du meuble, et ce bruit aigre se mêla aux sifflements que faisait Mlle Peyrolles en aspirant le jus du fruit.
C’était le soir. Devant la porte, des lauriers en pot dressaient leurs panaches roses sans qu’aucune de leurs feuilles bougeât. De même, au delà du jardin, les ormes de la route somnolaient, immobiles, accablés par la chaleur torride.
— Allons, dit Mlle Peyrolles, l’orage ne sera pas encore pour aujourd’hui.
Elle remit sa serviette dans les plis, la glissa dans un rouleau, puis fit un signe de croix et récita les grâces.
— Faut-il ouvrir le salon pour « ces messieurs » ? interrogea Dorothée quand Mlle Peyrolles eut dit amen à haute voix.
— Non, ma salle de billard est plus fraîche. Dépêche-toi : souvent ils viennent avant huit heures.
La voix, impérieuse et masculine, fit sonner l’adjectif possessif.
Mlle Peyrolles se leva. Malgré l’âge mûr, elle avait conservé une taille élancée. Elle épingla un chapeau rond sur son chignon et se rendit au jardin qui, réparti en étages, descendait vers la route.
— Où est donc passé Jean ? reprit-elle, dès qu’elle fut sur la terrasse.
— Il est à la mare avec Petiton, pour remplir la comporte.
— J’avais pourtant bien dit qu’on mît une réserve d’eau à l’ombre ! Celle de la mare sera trop chaude !
Et mécontente que l’arrosage du soir ne fût point commencé, elle attendit le retour des jardiniers.
Elle allait et venait, regardant la plaine de Revel qui s’étalait, comme un tapis, dans l’or du couchant ; mais, dédaignant la beauté de la terre, elle ne songeait qu’à la sécheresse.
— Quelle année ! murmura-t-elle.
Elle avait hérité de son père l’amour passionné des champs et, riche, ne cessait d’en acheter de nouveaux, sans jouir jamais de son revenu.
Les anciens de Montaigut avaient connu jadis le vieux Peyrolles simple paysan. Il labourait lui-même et chaque samedi portait ses volailles au marché de Revel. Resté veuf avec deux enfants, un garçon et une fille, il avait hésité longtemps avant de leur faire donner une éducation. Si humble qu’il affectât de paraître, cependant, il nourrissait déjà le projet d’être le premier du pays. L’ambition l’emporta sur l’avarice. Mlle Peyrolles fut envoyée dans un couvent de Toulouse, son frère, au collège de Revel. Tous deux grandirent. Quand ils revinrent, le père continuait de labourer, mais, en dépit de la dépense, la métairie avait doublé. La chance d’ailleurs lui souriait. Un oncle Peyrolles, usurier à Caussade, mourut sans testament : il ramassa l’héritage. Puis ce fut un cousin, marchand de vin au bas pays. Les bourgeois des environs commençaient à penser que Noémi Peyrolles serait un beau parti. Seul, Oscar, le garçon, trompait les espérances du vieux. Il se galvaudait à Revel avec des traînées de Toulouse, jouait au cercle, et faisait des dettes dans les cafés. Un beau jour, il disparut sans qu’on sût à quel propos et l’on n’en parla plus.
Alors le rêve du père Peyrolles se découvrit. Il acheta une maison dans le haut de Montaigut, loua ses métairies et se contenta désormais de surveiller ses bordiers. Il devint maire. Souvent il parcourait la campagne, le dos très droit, la démarche lente et balancée comme s’il suivait encore la charrue, et il éprouvait une jouissance d’orgueil infinie à compter, le long des sentiers, les sillons qui étaient à lui. Par un reste d’habitudes anciennes, quand il apercevait un caillou bien rond, il le rapportait dans son sac pour empierrer le jardin. Parfois aussi, il revenait avec de grosses branches mortes trouvées dans les chemins creux.
Ce fut lui qui résolut d’ajouter à son nom celui de Saint-Puy, afin de se distinguer des autres Peyrolles qui n’avaient pas réussi. Il disait à sa fille : « Ce sera bon pour tes enfants », mais il tremblait qu’elle se mariât. Par bonheur, aucun parti ne plut à Mlle Peyrolles. L’exemple de son frère Oscar lui avait appris aussi à redouter les gaspillages des hommes. Quand son père mourut, elle eut un grand chagrin, puis, autant par goût que pour respecter la mémoire du défunt, continua son œuvre.
Ainsi, depuis le retour du couvent, elle vivait là, s’absentait rarement. Dévote, elle choisissait de préférence l’Avent ou le Carême pour ses voyages à Toulouse. Entre deux visites au notaire, elle profitait du sermon. Avec le temps, elle avait oublié les débuts de sa fortune. La métairie ne lui rappelait rien ; en revanche, elle bâtissait des annexes au « château ». Sa façon de faire le bien était autoritaire et si elle enseignait le catéchisme aux illettrés, elle tenait à une place réservée dans l’église et négociait avec l’Archevêché, à chaque changement de curé.
Un bruit de barres qui tombaient sur le sol tira Mlle Peyrolles de sa rêverie. Petiton et Jean ramenaient la « comporte ».
— Vous arroserez encore avec de l’eau tiède, dit Mlle Peyrolles sèchement.
Attentive, ensuite, elle surveilla le travail.
— Encore un héliotrope qui meurt !… L’été prochain, il faudra semer des sauges… Non, rien sur les passeroses… Si la chaleur persiste, je ne sais ce qui restera. Hâtez-vous, je tiens à ce que tout soit fini quand « ces messieurs » viendront.
A l’annonce de « ces messieurs » les deux paysans firent un signe entendu. Pour les gens de Montaigut, le whist de Mlle Peyrolles fixait le jeudi, comme la messe marque les dimanches.
Tout à coup, Dorothée accourut.
— Mademoiselle ! les voici !…
— Ah ! mon Dieu !… Comme ils sont en avance !…
Ils étaient deux.
M. Lethois, petit homme à cheveux gris coupés ras, paraissait avoir soixante ans. Insignifiant, il avait des traits réguliers et des gestes affectés. Il était venu à Montaigut sans raison connue. En son temps, cette installation d’un Parisien avait intrigué violemment ; puis, les pires curiosités s’émoussant à la longue, on n’y avait plus pensé. Il habitait, au bas de la côte, une maison louée à l’année, se faisait servir par une femme de journée et ne possédait aucune attache avec la terre. Pas d’autre distraction pourtant que d’errer à travers champs. M. Lethois surveillait donc les cultures comme s’il y était intéressé. Souvent aussi, il ramassait des insectes.
A l’inverse de son compagnon, M. l’abbé Taffin avait les joues pleines, le nez gai et le sourire constant d’un chérubin. Bien qu’il professât une dévotion très vive pour sainte Letgarde, patronne de Montaigut, il passait pour manquer d’assiduité aux conférences. Mlle Peyrolles disait parfois qu’il avait de la modération dans le zèle. M. Lethois l’accusait d’être libéral. Tous s’accordaient à le trouver candide.
— Nous vous dérangeons, dit-il, voyant Mlle Peyrolles monter en hâte à leur rencontre.
— Pas le moins du monde. On arrosait mes fleurs : c’est presque terminé.
Tous deux se récrièrent :
— Achevez !
— Nous attendrons.
— C’est la bonne heure pour les plantes.
— Quelle chaleur !
— Alors, dit Mlle Peyrolles arrivée près d’eux, asseyons-nous ici ; j’aime bien surveiller mes gens pendant qu’ils travaillent.
Elle donna l’exemple et s’installa sur l’appui de la terrasse, car il n’y avait pas de bancs. Chacun de « ces messieurs » l’imita. M. l’abbé Taffin se mit à droite, M. Lethois choisit la gauche ; alignés de la sorte, recueillis et graves, ils semblaient des officiants.
L’office ici allait être le whist ; whist régulier auquel le temps avait donné des formes fixes et l’importance d’une fonction sociale. Tous trois se rencontraient plusieurs fois le jour et n’avaient rien à se dire ; aucune raison de sympathie particulière ne les rapprochait ; mais, seuls dans ce village à ne point travailler la terre, ils étaient aussi les seuls à constituer la « société ». Chaque jeudi les ramenait donc à cette place avec le même cérémonial, ces phrases inutiles et courtoises, cette manière solennelle d’entrer, et, durant l’été, cette station préalable au jardin.
Le silence, comme la voix, a des nuances subtiles. Tout de suite, Mlle Peyrolles eut l’intuition d’un embarras dans celui qui, ce soir-là, succédait à l’accomplissement des premiers rites.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle à M. Lethois, vous ne semblez pas dans votre assiette.
— Ah ! s’écria M. Taffin, vous le voyez, Mademoiselle s’en aperçoit aussi !
— Bah ! répliqua M. Lethois qui avait rougi, un peu de nervosité… L’approche de l’orage. Voyez !
Et allongeant sa canne, il désigna un ver-luisant qui brillait sous une feuille.
Mécontente de la défaite, Mlle Peyrolles haussa les épaules :
— Il est là tous les jours !
— Pas si tôt…
— N’importe ! on jurerait qu’il vous est arrivé quelque chose.
— Absolument rien… sinon que je suis repris par mes douleurs.
Depuis quelque temps, en effet, M. Lethois ressentait des élancements en coup de fouet dans la jambe : il en manifestait parfois de l’inquiétude.
— Si ce n’est que cela ! repartit Mlle Peyrolles à demi rassurée.
M. Lethois eut un sourire aigre :
— Cela me suffit.
— Aussi, pourquoi ne pas consulter ? glissa M. Taffin.
Depuis qu’il s’était fait soigner par le docteur Pontillac, à Revel, son estomac était parfait.
— Ne me parlez pas de médecins, fit Mlle Peyrolles, ils donnent des noms aux maladies, mais on se remet parce qu’on doit se remettre : c’est tout.
A son tour, elle cita ses migraines, disparues depuis qu’elle avait renoncé aux remèdes. Une détente suivit. Ils parlaient avec volubilité, recommençant l’histoire cent fois contée de leurs misères physiques : se remémorer les souffrances passées invite à jouir en parvenu de la santé présente.
Mais un bruit de sabots traînant sur le gravier leur fit baisser la voix. Les jardiniers remontaient, l’arrosage terminé. M. Lethois qui avait quitté l’appui de la terrasse, se tourna vers eux :
— Eh bien ! Jean, parions qu’avant huit jours, si le temps continue, on ne trouvera plus une branche verte en dehors du château.
— Faites excuse, M. Lethois, M. Servin en trouvera aussi chez lui, quand il viendra.
Mlle Peyrolles leva la tête brusquement :
— Savez-vous quand il s’installe ?
Le vieux Jean eut un rire sournois.
— Ça se pourrait bien que ça soit pour demain : en tous cas, y me préviendra pour sûr, puisque je fais son manège.
Et soulevant leur coiffe, les deux hommes passèrent. Un instant, on suivit leur marche lourde, puis le calme reprit, un calme infiniment triste qui semblait monter d’en bas, gagner peu à peu le jardin solitaire, les plantes immobiles et, par delà le village, l’énorme plateau qu’on pressentait sans le voir.
— C’était cela sans doute que vous ne vouliez pas me dire ? reprit enfin Mlle Peyrolles d’une voix nerveuse.
M. Lethois fit un geste de protestation. Le curé sourit :
— Bah ! signe de vacances !
Tous trois, maintenant, songeaient à Jude Servin.
— En tous cas, répliqua Mlle Peyrolles sèchement, Montaigut fait là une jolie acquisition. Ce Servin est une canaille !
M. Lethois se retourna vivement :
— L’avez-vous jamais vu ?
— Dieu m’en préserve !
— Êtes-vous entrée seulement dans son usine ?
— Jamais ! D’ailleurs, avant six mois, la faillite est certaine.
— Et voilà comme on écrit l’histoire !
Le curé soupira :
— Sans me permettre de le juger, je dois dire que M. Servin m’a donné cent francs, le jour où il vint pour louer la maison. C’est un bel acte de charité.
— Il ferait mieux de ne pas troubler la cervelle de ses ouvriers avec ses théories abominables, riposta Mlle Peyrolles.
— Si vous en êtes là !… commença M. Lethois.
— Vous ne les approuvez pas, j’imagine ?…
— Non ! mais à vous voir dans un pareil état et pour si peu de chose, je me demande… moi qui comptais vous annoncer…
Il avait commencé sa phrase avec l’air résolu de l’homme qui coupe les ponts derrière lui ; soudain sa voix mollit, traîna ; il n’acheva pas.
— Ah ! vous aussi, vous aviez une nouvelle ?
Le buste dressé, Mlle Peyrolles avait pris une expression agressive.
M. Taffin avança la tête, inquiet.
— S’agirait-il de votre mariage ? fit-il avec un rire forcé.
M. Lethois qui avait gagné l’extrémité de la terrasse revint lentement sur ses pas.
— Pas tout à fait.
— Alors ?…
— Tout de même, je crains presque d’avoir commis une bêtise.
— Encore faut-il vous expliquer !
— Eh bien, voilà ! J’ai invité Mlle Wimereux à passer une quinzaine chez moi. Elle aussi arrive demain.
Il ajouta, effrayé par l’effet produit, et s’efforçant de plaisanter pour cacher son inquiétude :
— Comme vous le disiez tout à l’heure, c’est signe de vacances.
Il y eut un moment de stupeur. Devenue écarlate, Mlle Peyrolles semblait chercher des mots qui ne venaient pas. Effaré, M. Taffin regardait tour à tour Mlle Peyrolles et Lethois. Celui-ci, les yeux baissés, souriait d’un air contraint.
— Cette fille vient chez vous ?
Résigné, M. Lethois fit un signe d’assentiment, puis se mit à tracer avec sa canne des cercles sur le sable.
— Vous plaisantez, n’est-ce-pas ?
— Je ne plaisante pas.
— Et… elle accepte ?
— Pourquoi pas ? je ne suis plus d’âge à compromettre personne.
Mlle Peyrolles eut un geste coupant :
— Jolies mœurs !
— Ah ! permettez, s’écria M. Lethois exaspéré soudain par cette mercuriale, elle a le droit, je pense, de venir si ça lui plaît… D’ailleurs, j’ai connu son père.
— Un père qui la valait !
— Un savant !… qui, de plus, était, vous l’oubliez, membre de l’Institut.
— Triste savant ! Que Dieu ait son âme !
S’adressant à l’abbé Taffin, Mlle Peyrolles acheva d’une voix sifflante :
— Vous ne remerciez pas ? Voilà pourtant une belle recrue pour la paroisse !
Celui-ci ploya les épaules sous la rafale :
— Excusez-moi ! bégaya-t-il, je ne sais plus bien ; serait-ce la même avec qui l’abbé Salomon eut des ennuis ?
Stupéfaits, M. Lethois et Mlle Peyrolles s’étaient tournés vers lui :
— Vous en êtes là !
— Rêvez-vous ?
Furieuse, Mlle Peyrolles jeta :
— La même, parfaitement ! la fille de ce Wimereux abominable, révolutionnaire, athée, que les libres penseurs ont enfoui avec tant de tapage, et dont les œuvres, Dieu merci, sont déjà oubliées ! La même, venue à Saint-Julia, après la mort de son père, trop heureuse de trouver là intacte la masure des grands-parents, pour y cacher sa ruine ! Toujours ardent, l’abbé Salomon songe que c’est une âme à sauver, va dès l’arrivée lui faire une visite de politesse : non seulement elle l’accueille avec des sottises, mais, parce que les fournisseurs refusent du crédit, c’est lui qu’elle en accuse !
M. Lethois interrompit :
— C’était exact !
— Allons donc ! Propos de folle ou d’hystérique ! Au surplus, elle est restée, n’est-ce pas ? puisque vous l’invitez !
Et, revenant au curé :
— Si le sort de l’abbé Salomon vous tente, à votre service : elle ne demande qu’à recommencer !
— Oh ! soupira M. Taffin à mi-voix, je ne la crois pas si redoutable ! Je ne lui ai rien trouvé d’effrayant, quand elle est venue chez moi me prier d’intervenir auprès d’un confrère qui avait agi, je le crains, au moins imprudemment…
Mlle Peyrolles eut un sursaut :
— De mieux en mieux : le souvenir vous revient et c’est pour la défendre !
— Je ne défends personne, je tâche d’expliquer…
— Expliquer est joli !
— Que voulez-vous ? nous ne sommes plus au temps où l’on doit couper les oreilles à ceux qui nous attaquent : saint Pierre seul en eut le droit, encore le Christ était-il là pour réparer le dommage !
Un silence effaré suivit. A la lueur d’un éclair, leurs âmes venaient de montrer des replis insoupçonnés. Tout à coup, l’idée les effleurait qu’ils ne se connaissaient pas.
— C’est bien, dit enfin Mlle Peyrolles, je n’insiste pas : vous recevrez cette personne s’il vous plaît ; quant à moi…
— Je crois que nous oublions le whist, fit l’abbé sans lui laisser le temps d’achever.
— En effet, glissa M. Lethois.
Les traits de Mlle Peyrolles exprimèrent un indicible dédain :
— Ce serait dommage pour si peu.
Et se levant :
— Dorothée ! cria-t-elle, nous voici : tu peux servir le thé.
Elle se dirigea ensuite vers le billard : tous deux la suivirent, silencieux. La nuit était venue. Au-dessus de leurs têtes, un jardin de rêve apparaissait où des allées sablées d’étoiles contournaient des pelouses couleur d’argent, mais ils ne songeaient pas à le regarder.
Sensation délicieuse : quand on a cru sa quiétude compromise, retrouver à la même place et pareils les objets auxquels cette quiétude semble immuablement liée. Rien qu’à voir la lampe allumée, la table prête, le panier des jetons, les cartes dans leur boîte, il sembla qu’après ce trouble passager, la vie reprît son cours paisible.
Tout de suite, M. Lethois s’installa.
Plus cérémonieux, l’abbé Taffin dit doucement :
— Après vous, Mademoiselle.
Avec un geste identique, Mlle Peyrolles et lui ramenèrent leurs jupes pour s’asseoir ; puis les jeux s’ordonnèrent dans les mains ; une voix annonça :
— Sept de cœur.
— Trois d’atout, dit l’autre.
— Au mort à jouer, reprit la troisième.
Et la soirée coula, pareille aux précédentes. De temps à autre, M. Lethois reprochait à l’abbé Taffin ses erreurs ; celui-ci ripostait, ayant une stratégie à lui qu’il estimait certaine. Après les parties, tous ramassaient les levées pour les examiner, et chacun reconstituant la bataille, raisonnait sur les possibles avec le sérieux d’un stratège qui corrige Waterloo ou suggère des variantes à Austerlitz. Hors ces débats puérils, quels sujets les auraient pu tenter ? Les récoltes ? ils connaissaient les moindres incidents survenus dans les fermes et l’état de chaque champ. La politique ? ne l’auraient-ils pas ignorée, elle les eût divisés : Mlle Peyrolles tenant pour la royauté qu’elle n’avait jamais connue, l’abbé Taffin s’en référant, sans plus s’expliquer, aux instructions du Saint-Père, M. Lethois prônant la république de 48, bien qu’il votât régulièrement pour le candidat conservateur.
Le travail de la terre, à force de courber les hommes vers le sol, leur rapetisse la taille ; de même, il semblait que leurs âmes, habituées par la solitude à regarder en bas, se fussent recroquevillées. Tous trois ainsi, prêtre, vieille fille, vieux garçon, étaient sans foyer, mais aucun n’en souffrait. Tous trois, réfugiés sur la berge, regardaient passer le grand fleuve de tendresse qui fertilise les cœurs, sans qu’un désir leur fût jamais venu d’y tremper les lèvres. Semblablement, on aurait pu trouver parmi eux ces dégradations religieuses qui, superposées comme les couleurs du prisme, se fondent en une pensée moyenne : M. Lethois, libre penseur dont l’indépendance n’allait pas jusqu’à manquer la messe du dimanche ; M. Taffin, âme évangélique et détachée ; Mlle Peyrolles, prête à immoler sur l’autel d’un culte intolérant ceux qui ne partageaient pas la moindre de ses opinions. Aucun d’eux cependant ne paraissait curieux de l’au-delà ; entre le paradis attendu et ce whist bourgeois, aucun n’eût hésité.
Quand enfin des coups grêles tintèrent sous le globe de verre qui recouvrait la pendule, M. Taffin, qui allait jeter une carte, parut stupéfait :
— Eh quoi ? déjà dix heures ?
— Dix heures ! répéta M. Lethois.
Ponctuels jusque dans leurs plaisirs, ils déposèrent leurs jeux.
— Voilà qui nous apprend à commencer si tard ! dit à son tour Mlle Peyrolles, se levant.
Elle prit la lampe, car Dorothée étant couchée à cette heure tardive, c’était toujours elle qui se chargeait d’éclairer « ces messieurs ».
Des adieux suivirent, stéréotypés, où seule une nuance de froideur rappelait le mécontentement de Mlle Peyrolles. Une seconde, la lampe projeta des lueurs rouges en avant des deux hommes qui sortaient. La porte battit. Tout rentra dans l’ombre. La fête était finie…
Dehors, par-devant les maisons fermées, des chars abandonnés dressaient leurs brancards vers le ciel avec des gestes de fantômes. Un cri de grillon, pareil au bruit d’une vrille mal graissée, traversait le silence pesant.
— Eh bien ? dit lentement M. Lethois.
— Eh bien ? répondit le curé.
Ils n’ajoutaient rien, certains de communier dans la même inquiétude.
— J’ignore vos raisons, reprit enfin le curé presque à voix basse, mais j’ai grand’peur qu’en invitant Mlle Wimereux vous ayez beaucoup fâché notre amie. Qui sait même si jeudi…
M. Lethois fit un geste nerveux :
— Croyez bien que mes raisons sont impérieuses !
— Je ne vous demande rien.
— Bah ! Mlle Peyrolles est ainsi. Il n’est pas jusqu’à Servin dont elle ne puisse accepter le voisinage !
Le curé parut se recueillir, puis d’un ton détaché :
— On assure pourtant que c’est un homme instruit. Quelqu’un ne m’a-t-il pas dit qu’il parlait l’allemand comme le français ?
— Il faut bien ; voyez-vous qu’un commerçant sérieux ignore les langues étrangères ?
— Alors vous pensez ?…
— J’en suis certain.
Leurs respirations étaient plus courtes que d’ordinaire. On aurait dit qu’une émotion se cachait derrière les phrases banales.
Ils devaient se quitter là, M. Lethois descendant vers le vallon, le curé au contraire allant au presbytère, dans le haut du pays.
— Quand on songe qu’en ce moment des Parisiens s’ennuient au théâtre ! soupira encore M. Lethois.
— Pauvres gens ! ils ignorent que la nuit est faite pour dormir !
— Est-ce bien sûr ?
La question jetée au hasard avait dans l’ombre une sonorité bizarre. M. l’abbé Taffin rougit :
— Vous avez raison, on ne sait pas…
Et « ces messieurs », s’étant serré la main, se séparèrent.