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La vie secrète

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III

— Ah ! vous m’avez fait une jolie peur !

Agenouillé, l’abbé Taffin cessa de battre l’air avec son tricorne en guise d’éventail au-dessus de M. Lethois. Celui-ci, les yeux fermés, commençait de respirer à longs intervalles. A chaque coup, sa poitrine velue se gonflait comme un soufflet.

— M’entendez-vous ? reprit M. Taffin. Je vous dis que vous m’avez fait une jolie peur ! Où avez-vous mal ? Je crois que vous devez être sauf : quant aux voleurs, nous verrons plus tard. Aidez-moi d’abord à vous relever…

Pareil au boulanger qui tire la pâte, il s’efforça ensuite de redresser le buste de M. Lethois, mais le corps retombait, inerte et mou. Alors, découragé, M. Taffin essuya son front où perlaient de larges gouttes :

— Soit ! attendons encore…

M. Lethois, qui avait poussé un grand soupir, reprit son immobilité.

Il éprouvait une renaissance délicieuse. L’air lui arrivait librement aux poumons. Une seule chose le troublait : cette voix lointaine qui s’obstinait à le persécuter avec des mots dont le sens lui échappait. Où était-il, d’ailleurs, et pourquoi tant de légèreté dans ses membres ? Il lui aurait suffi, pour s’envoler, d’étendre les bras. Toutefois, ce geste aussi aurait pu détruire la bonne chaleur qu’il sentait fuser le long de ses artères, et cela, il ne le voulait pas. Il ne voulait pas non plus ouvrir les yeux. Cela encore répondait à une nécessité mystérieuse autant qu’inéluctable.

Soudain, il songea :

— Comme j’ai la tête lourde !

En même temps, et bien qu’il n’eût pas remué, son bien-être aérien diminua. Il le sentait fuir comme l’eau fuit d’un vase par une imperceptible fêlure. A mesure, un autre désir l’obligeait à lutter contre lui-même. Regarder le ciel !… le regarder une seconde, furtivement, à la manière des enfants qui trichent à colin maillard. Enfin une tension de tout le corps, suivie d’un allégement imprévu, divin : M. Lethois murmure :

— Des étoiles !

L’abbé Taffin eut une exclamation joyeuse :

— Le Seigneur soit loué ! il parle !…

M. Lethois répéta, extasié :

— Des étoiles !

Volupté sans nom, il les voyait ! Il aurait voulu les embrasser pour les remercier d’être redevenues visibles. Toujours sans bouger, il s’en remplissait les yeux, s’enivrait de les retrouver toutes. Ainsi, elles étaient là, graines mystérieuses que chaque nuit sème sans qu’on sache jamais quelle récolte lèvera ; elles étaient là, innombrables et luisantes. Seulement, pourquoi le brouillard du matin pâlissait-il leur éclat ?

— Déjà la brume, hélas !

— Bon ! va-t-il se mettre à délirer !

Au fait, quelqu’un parlait à côté de lui, venait de prendre sa main. Avec un grand effort M. Lethois tourna la tête :

— Vous !

M. Taffin sourit gaiement :

— Moi-même ! mais commençons par le plus pressé : vous n’êtes pas blessé ?

— Blessé ?… je ne crois pas.

— C’est une chance. Dans ce cas, le vol ne sera que demi mal.

— Le vol ? Est-ce qu’on est entré dans la maison ?

Effaré, M. Lethois venait de se dresser. Le galetas, il s’en souvenait maintenant, était resté ouvert.

— Parbleu ! imaginez-vous que j’aie trouvé pour des prunes votre porte entrebâillée, la lumière éteinte, et vous sans connaissance en travers du chemin ? Combien étaient-ils ? Comment ont-ils pu vous surprendre ? Avez-vous vu leurs têtes ?

M. Taffin s’exprimait avec volubilité, partagé entre le désir de vérifier tout de suite les dégâts et celui de retrouver ces voleurs qu’il supposait.

— Au surplus, tâchez de vous lever ; nous allons bien savoir…

M. Lethois eut un soupir de soulagement.

— Vous n’y êtes pas : j’étais un peu malade, j’ai voulu sortir, je suis tombé, et voilà…

— Êtes-vous fou ? Je n’ai pas rêvé pourtant, c’est bien vous qui criiez au secours tout à l’heure ?

— Je ne suis pas fou, je ne délire pas… et d’abord quelle heure est-il ?

— Minuit un quart, la demie peut-être.

— Alors, cette brume…

— Malheureux ! il n’y en a pas !

Pour la seconde fois, M. Lethois regarda le ciel : une buée grise amincissait les étoiles. Il baissa les yeux : autour de tous les objets proches, la même buée grise flottait. La vue était revenue, mais il ne voyait plus comme les autres.

Il étouffa un gémissement.

— Mon ami !

Attendri par ce désespoir sans cause connue, M. Taffin venait d’étreindre M. Lethois.

— Remettez-vous, ce n’est rien, c’est la réaction des nerfs !

Il dit encore :

— Si vous en avez la force, relevez-vous. Après, tout ira bien, je vous le promets !…

En même temps, il avait saisi M. Lethois, l’obligeait à se mettre debout.

— Là ! voilà qui est mieux !… Ah ! prenez garde !…

M. Lethois avait chancelé ; sans l’appui du prêtre, il serait tombé. Un instant, ils demeurèrent accolés l’un à l’autre, et d’être ainsi, perdus en pleine nuit sur ce chemin, loin de tout secours, tous deux avaient l’intuition d’un indicible naufrage, comme si plus jamais ils ne devaient retrouver leur vie coutumière ou l’abri d’un logis.

L’abbé Taffin reprit :

— Essayons maintenant de rentrer chez vous, ou plutôt, non, attendez-moi, je vais faire de la lumière et voir d’abord ce qu’il en est.

Mais à ces mots, M. Lethois se détacha du prêtre, courut vers la porte et se retournant farouche :

— Je ne veux pas qu’on entre !

En effet si le prêtre entrait, obsédé par l’hypothèse du vol, il ne manquerait pas de monter jusqu’au galetas resté ouvert.

— Il faudra bien pourtant…

— Jamais !

Nerveusement, M. Lethois avait saisi la poignée du battant. Un grand bruit retentit. Obéissant à l’impulsion reçue, le battant venait de se fermer.

— Complet ! s’écria M. Taffin, j’ai entendu la clé tomber à l’intérieur.

— Mes clés ?

Machinalement, M. Lethois tâtait ses poches.

— C’est vrai : mes clés sont là-haut. Nous sommes dehors.

Il s’efforça de sourire, mais tous deux éprouvaient une lassitude sans bornes. Cet incident bête achevait leur déroute.

M. Taffin ne put réprimer son humeur.

— Faute d’un serrurier pour forcer la serrure, nous n’avons plus le choix. Puisqu’il faut que vous couchiez quelque part, prenez mon bras et grimpons au presbytère… si nous pouvons.

Un pli barrait son front. On devinait qu’avant de s’arrêter à ce parti, — le seul acceptable pourtant, — il avait lutté contre lui-même. Peut-être appréhendait-il seulement les difficultés de la route ; peut-être aussi lui déplaisait-il d’introduire à pareille heure un étranger chez lui.

M. Lethois, le dos collé à la porte, déclara d’une voix basse :

— Je ne pourrai pas.

Mais cette fois M. Taffin s’emporta :

— Assez d’enfantillage ! obéissez !

Il prit le bras de Lethois. Tous deux, à pas lents, commencèrent de gravir la pente qui mène à Montaigut.

Montée de calvaire. M. Lethois haletait. L’abbé, de son côté, avait tiré son mouchoir et s’épongeait. Après chaque arrêt, M. Lethois disait : « Quand vous voudrez » et repartait en gémissant. Qu’était d’ailleurs son malaise physique devant cette sensation précise, abominable, et qui persistait : ne plus voir ! Qu’il regardât les objets proches ou l’horizon, ou encore le ciel, toujours la brume demeurait. Il disait « la brume », faute de pouvoir définir cet indéfinissable, mollissant les contours sans altérer leur netteté. Il se rappelait avoir vu ainsi des herbes au fond d’un étang et le cœur à cette image lui tournait, comme si vraiment il se penchait encore sur une eau très profonde.

— La grand’route, dit l’abbé Taffin. Allons ! on s’en tirera quand même !

M. Lethois tressaillit ; il reconnaissait la maison du Pêcheur, le débit Fouasse, le figuier qui les sépare.

Tout à l’heure, il avait passé là : un enchaînement de faits tragiques l’y ramenait, mais lequel ? il ne savait plus.

— Avant d’aller plus loin, répondit-il, j’ai besoin de me rendre compte… Et d’abord, vous… oui vous, pourquoi vous ai-je retrouvé près de moi ?

— Ah ! mon ami, trêve d’explications. D’ailleurs ce fut providentiel. Vers onze heures, j’entends la Blanchotte qui m’appelle…

— La Blanchotte !

— Elle venait me chercher pour sa fille, soi-disant très malade. Naturellement, la fille n’avait rien ou peu de chose. Plutôt que de quérir le médecin, cette vieille avare préférait me faire courir gratis. Même, sachant que c’était jeudi, elle a commencé par réveiller Mlle Peyrolles. N’ayant pas vu de lumière chez vous, elle nous croyait encore au whist. Bref, je rentrais, je vous entends crier, je me précipite et voilà. Êtes-vous content ?

— Si c’était vrai !

— Vous en doutez ? Recommenceriez-vous à divaguer ?

Un à un, M. Lethois pesait les termes de cette explication si simple. La certitude que son secret était hors de danger rafraîchit son énergie.

— C’est bien, merci.

Et ils gagnèrent le raidillon qui longe le jardin Peyrolles. On approchait enfin du presbytère.

Par un singulier revirement, maintenant qu’ils arrivaient au but, c’était l’abbé Taffin qui ralentissait l’allure. Enfoncé dans une méditation profonde, il avait cessé de surveiller M. Lethois.

— A propos, dit-il, je dois vous en prévenir, je n’ai pas de chambre prête, naturellement, et Cadette est couchée. Le mieux sera donc que vous preniez mon lit. N’eût-on qu’une courtepointe, l’essentiel est de s’étendre.

— Eh bien ! et vous ?

— Oh ! moi, je m’installerai sur un fauteuil, en bas.

M. Lethois haussa les épaules :

— C’est absurde !

— Pardon, repartit M. Taffin d’un ton sec, c’est moi qui vous soigne, c’est donc moi qui commande.

— Je ne suis plus malade.

— Au contraire…

Justement M. Lethois trébuchait. Sans le prêtre, il serait tombé. Ses traits se contractèrent.

— Si seulement j’y voyais ! dit-il sourdement.

— Je vais allumer, répliqua M. Taffin ouvrant la porte du presbytère. Attendez-moi.

Il disparut avec une hâte fébrile, se dirigeant vers le cabinet de travail. Mais, au lieu d’obéir, M. Lethois suivit, les mains tendues pour ne point se heurter.

M. Taffin achevait de régler sa lampe quand, se voyant rejoint, il eut un geste de colère :

— Que faites-vous ? allez-vous-en !

— Pourquoi ?

— Ce n’est pas ici que vous allez coucher. Montons en haut, tout de suite !

En même temps, une angoisse crispait la bouche du prêtre ; de son corps, il semblait protéger la table.

— Ah ! non, pas en haut ! je n’en puis plus, je reste !

Et se laissant tomber sur un fauteuil, près de la cheminée, M. Lethois regarda la lampe : elle aussi flottait dans une brume claire.

Comprenant qu’il serait inutile de s’obstiner, M. Taffin eut un mouvement d’épaules découragé.

— Soit, murmura-t-il entre ses dents, puisque vous y tenez, nous attendrons donc ensemble.

Il s’installa dans le second fauteuil, à l’autre bout de la cheminée. L’ombre épaisse de son corps couvrait ainsi M. Lethois. L’abat-jour était baissé. Il n’y avait que la table qui fût illuminée, mais M. Lethois ne pouvait plus l’apercevoir. Tous deux ensuite, suivant le mot du prêtre, attendirent.

Ce qu’ils attendaient ? ils n’auraient su le dire : quelqu’un peut-être qui était tout près d’eux et qui certainement allait paraître. Il y a ainsi des instants où l’âme la moins affinée entend le pas de la destinée. Ils avaient oublié l’heure, l’étrangeté de leur réunion, et encore leur présence mutuelle. A les voir, on aurait pu les prendre pour un vieux couple paisible qui, surpris par le sommeil, a prolongé la soirée outre mesure. L’abbé Taffin, les mains croisées sur sa robe, contemplait les dessins du paravent, devant le foyer. M. Lethois, les bras étendus sur les accoudoirs et les yeux clos, semblait dormir. Rien non plus, dans la pièce, ne laissait pressentir un drame. C’était une pièce propre, presque riche. Devant la fenêtre, la table de travail recouverte d’un tapis sombre, à gauche de celle-ci, une bibliothèque sculptée dans un goût campagnard et cossu ; derrière M. Lethois, une console vernie, décorée de plaques en porcelaine peinte. Évidemment, l’abbé Taffin avait groupé là les cadeaux de ses paroissiennes de Toulouse — alors qu’il y était vicaire — mais on ne songeait pas au disparate. Était-ce d’ailleurs le souvenir de ces paroissiennes, ou les bibelots installés çà et là, menus cadres, calendriers à tirette enrubannée, il y avait dans l’atmosphère un air de tendresse. S’il est vrai que chaque être éclaire de sa propre lumière le décor où il vit, on eût juré que l’homme vivant ici devait aimer. Il n’était pas jusqu’aux pots de géranium placés devant une statue de sainte Letgarde qui ne semblassent mêler à la piété un vague parfum d’amour.

Soudain, M. Lethois parut s’éveiller et se leva :

— Je vous demande pardon si je déplace la lampe, dit-il : je ne sais ce que j’ai, elle me fatigue horriblement la vue.

Tout en parlant, il se dirigeait de nouveau vers la table.

Comme mû par un ressort, M. Taffin se leva aussi.

— Je vous en prie ! commença-t-il…

Surpris de son accent, M. Lethois l’interrompit :

— Rassurez-vous, je ne casserai rien.

— Vous n’y êtes pas. Je veux dire simplement qu’il y a sur ma table des choses… confidentielles.

M. Lethois s’empara de la lampe. Il eut un sourire d’ironie amère :

— Je ne suis pas curieux, mais le voudrais-je que ce serait inutile !

Instinctivement, pour vérifier ce dire désespérant, il avait abaissé les yeux vers un cahier placé en évidence. L’abbé Taffin saisit celui-ci.

— Cela moins que tout le reste ! fit-il d’une voix brève.

Sans paraître remarquer le geste, M. Lethois alla déposer la lampe sur une console, à l’autre bout de la pièce, puis revint s’asseoir et acheva :

— Maintenant que ma vie est perdue, un trésor serait là, je n’y toucherais pas.

— Vous dites ?

— Je dis ce qui est.

— Ce n’est pas sérieux ?

M. Lethois haussa les épaules.

— Rien de brutal comme un fait. Je vous répète que ma vie est perdue. Ceci dit, mettez vos papiers sous clef, laissez-les où ils sont, c’est très indifférent… ma joie me suffit.

Un lourd silence s’établit. Seul, le réveil-matin, sur la cheminée, battait la chamade. On eût dit que, pareille à une scie, sa machine entaillait le temps et faisait tomber des secondes.

Ils se retrouvaient comme auparavant, presque dans la même attitude. Rien n’avait changé, rien sinon que leurs cœurs tressaillaient follement.

— Je vous en supplie, dit M. Taffin, expliquez-vous !

Il avait employé, sans y songer, la phrase qui lui servait dans les cas graves, au confessionnal.

M. Lethois fit le geste harassé d’un homme qui laisse tomber son fardeau.

— Rien de plus simple. J’étais chez moi ; je regardais une lumière ; j’ai cessé de la voir : j’étais aveugle ; c’est tout.

— Aveugle ! mais vous voyez, pourtant !

— Si voir à travers un brouillard, si voir chaque objet noyé dans la fumée, s’appelle encore voir, en effet, j’y vois encore.

— Ah ! s’écria l’abbé Taffin, vous m’aviez fait peur !

— Que vous faut-il !

— Dieu merci, nous sommes loin de compte. Il s’agit d’un étourdissement, d’une congestion peut-être ; en tout cas, rien qui ne se remette. Dans vingt-quatre heures, il n’y paraîtra plus.

Et, presque gaiement, l’abbé Taffin acheva :

— Le Seigneur vous avertit : c’est bon signe. Il ne prévient que lorsqu’il n’est pas pressé.

M. Lethois haussa les épaules :

— J’étais sûr que vous ne comprendriez pas.

Et le silence recommença, silence d’attente où flottait la frayeur de choses inexprimées. En apparence, ils avaient tout dit. L’un et l’autre connaissaient la série matérielle des faits. Puisqu’il s’agissait d’une simple alerte, plus vite M. Lethois prendrait du repos, plus prompte serait la guérison. M. Lethois pourtant ne bougeait pas. L’abbé Taffin, non plus, ne songeait pas à l’emmener.

— J’avais autrefois un ami, à Paris, reprit brusquement M. Lethois. Il était de mon âge. Nous avions mêmes dispositions, mêmes goûts, le même genre de vie. Il était épris de sciences naturelles et travaillait dans un laboratoire… On n’imagine pas à quel degré un homme peut aimer une science ! Pour s’en douter, il faut avoir éprouvé soi-même l’anxiété de la recherche, ces désespoirs comiques parce qu’une hypothèse longtemps caressée chavire, surtout l’ivresse du fait nouveau… Un fait nouveau, ce n’est rien en soi-même. Pendant des années quelquefois on passe devant lui, on le regarde, il ne paraît pas. Tout d’un coup, à une minute déterminée, sans raison plausible, on s’écrie : « Suis-je bête ! » et on l’aperçoit ! Ce rien est devenu énorme, c’est un éblouissement…

Peu à peu la voix de M. Lethois était devenue frémissante. Il eut conscience qu’il allait s’emporter et s’interrompant :

— Je vous demande pardon, je tâche de vous expliquer…

— Allez toujours, murmura M. Taffin qui écoutait les yeux baissés.

— Donc, mon ami était ainsi. Il s’occupait des fourmis. Tous les goûts sont dans la nature. Il avait celui-là. Vous souriez comme si c’était absurde ! Avez-vous jamais examiné une fourmi ? Vous êtes-vous jamais donné la peine de surveiller son travail ? Non, n’est-ce pas. Vous autres, curés, ne vous occupez que des hommes et n’admettez qu’eux dans votre paradis. Eh bien ! je vous déclare, moi, que s’il fallait choisir entre l’humanité et une fourmilière, j’hésiterais. Je ne parle pas de certaines espèces abâtardies, esclavagistes et militaires ; mais les autres, presque les plus communes, les Lasius flavus, par exemple…

Le visage de M. Lethois s’enflamma.

— Ah ! celles-là ! elles ont beau posséder, tout comme Mlle Peyrolles, troupeaux et basse-cour, ce ne sont pas elles qui toléreraient la misère dans leur ville ! En vérité, il faut s’être penché sur leurs maisons, avoir deviné leur vie, pour comprendre l’étonnant pouvoir que donne à ces infiniment petits une harmonie sociale. Cela vous remet des hommes ! Et quelle architecture ! Des colonnes superbes, partout de l’air, une propreté de phalanstère hollandais… Vous ne souriez plus ? Vous ignoriez ?… C’est qu’aussi pour découvrir cela, il est nécessaire de rester immobile, attentif, patient : surtout, il faut avoir des yeux !… Ah ! des yeux que rien ne lasse, qui voient net, qui puissent, durant des heures, suivre sans fatigue une tache rouge sur un dos noir ! Il faut des yeux, vous dis-je ! Sans des yeux, que voulez-vous que je devienne !

— Vous ! c’était vous !…

Stupéfait de s’être trahi dans son exaltation, M. Lethois fendit l’air d’un geste farouche.

— Parfaitement c’est moi… tant pis… il n’y a plus à y revenir. Chacun n’est-il pas libre d’organiser sa vie comme il lui plaît ? C’est moi. Je ne suis pas l’imbécile que vous croyez. Je suis un savant : un savant tel qu’à cette heure, il n’y a pas en Europe deux hommes qui me vaillent ! Toutes mes heures de liberté, depuis vingt ans, je les donne à un travail unique, colossal… Encore six mois, moins peut-être, ce travail s’achevait : j’étais célèbre, riche…

Et comme il saisissait une inquiétude sur le visage du prêtre :

— Riche ! je le répète, car lorsqu’on sait s’y prendre, l’Académie des sciences honore les vrais savants ; elle a des prix pour ceux qui le méritent et grâce à mes précautions, j’étais certain d’obtenir… qui sait… le prix Nobel, cent mille francs peut-être ! Tout à coup, cet accident bête, la machine qui se détraque, et c’est fini… fini…

Sa voix se brisa :

— Ah ! voir encore pendant six mois ! Six mois ! qu’est-ce que six mois dans une vie ?

Il retomba épuisé. Il avait oublié l’aveu de son secret, la présence de l’abbé Taffin. Il n’était plus qu’un naufragé qui sombre en vue du port. L’eau déjà monte à sa bouche ; il sait qu’il va mourir et, malgré qu’il le sache, sa dernière convulsion est encore un appel !

— Vous, c’était vous !…

L’abbé Taffin, les mains jointes, anéanti comme au spectacle d’un cataclysme, contemplait M. Lethois. En même temps et parce que celui-ci avait employé de grands mots : « travail unique, fortune, gloire », il se sentait un peu incrédule, partagé entre un immense étonnement et la peur vague qu’un retour de délire ne fût mêlé à ce récit.

— Pardonnez-moi, reprit-il, ce que vous me racontez là est si extraordinaire, tellement inattendu… que j’ai peine à rassembler mes idées. Je voudrais aussi vous rassurer, dire comme auparavant que vous vous effrayez à tort, que ce ne sera rien, et voici que je n’ose plus ; je crains de me tromper, je deviens pareil à vous… Pourquoi n’ai-je à vous offrir, hélas ! que des motifs d’espoir auxquels vous ne croyez plus !

Une ardeur contenue anima son visage. Il acheva :

— C’est votre châtiment : le ciel refuse de consoler ceux qui ne regardent que la terre, et pourtant, c’est le ciel seul qui ne trompe jamais !

— Ah ! s’écria M. Lethois, des phrases de prêtre !

— Ce n’est pas le prêtre qui parle.

M. Lethois partit d’un rire glacé :

— On ne se partage pas. Depuis une heure, nous sommes là qui échangeons des propos sans parvenir à donner aux mots le même sens !

— Vous vous trompez, riposta M. Taffin d’une voix tremblante : si vous aviez connu mon existence de prêtre, si vous soupçonniez une seconde les abîmes de désespoir où mon cœur a cru se noyer…

Il s’interrompit, puis avec un geste navré où transparaissait toute l’amertume du souvenir évoqué :

— Où en serais-je, grand Dieu ! si je n’avais pas eu ce refuge que vous niez !

Ils se regardèrent. Était-ce bien eux qui avaient vécu côte à côte et cru se connaître ? Une autre vie, affleurant à leurs fronts, venait de les transfigurer. Il ne restait rien du Lethois humble et ridicule, de l’abbé jovial, moins soucieux d’au-delà que de bonne chère. Il n’y avait plus là deux êtres de chair et d’os : rien que deux âmes, ayant, au choc de la détresse, laissé tomber leurs vêtements et se montrant à nu.

— Écoutez, reprit l’abbé Taffin, cette histoire ne sera pas de trop. Écoutez à votre tour, pour en tirer la morale, et — qui le sait ? — votre salut ! J’arrivais ici. Il y a trois ans de cela. Trois ans ! Comme cela passe ! Je revois le temps qu’il faisait. Nous étions venus en carriole découverte depuis Revel. Partout de la neige ; le vent soufflait ; la route, glacée comme un miroir… J’entre. Il y avait dans cette maison des caisses, du froid, un bruit de bise. Cadette me suivait, soufflant dans ses doigts gourds. Bien des fois, auparavant, j’avais senti ce qu’il y a de terrible dans l’isolement de la prêtrise, mais ce jour-là… Ah ! ce jour-là devant cette cheminée vide, dans cette pièce sans meubles, ayant à mes côtés cette servante qui ne m’était rien et parlait de me lâcher pour retourner à Toulouse, oui, ce jour-là, j’eus un de ces désespoirs tels qu’on les compte dans une vie d’homme. Je me demandais si je n’avais pas été la victime d’un jeu abominable, s’il existait un ciel pour justifier de pareils sacrifices ; je doutais de Dieu même ! Je vous jure que, si jamais j’eus aussi la tentation du suicide, ce fut bien à cette heure. J’étais fou de la pire des folies, la folie qui se tait !

La voix du prêtre, si claire d’ordinaire, s’était voilée et frémissait. On n’aurait pu deviner si c’était de l’émoi d’un pareil aveu ou d’horreur pour ces souvenirs.

— Alors, je dis à Cadette : « Partez ! restez ! faites ce qu’il vous plaira ! Ma première visite doit être pour l’église : j’y vais ». Je traverse la rue qui est là ; j’arrive à la porte. Il y avait encore sur un des battants une affiche manuscrite posée par mon prédécesseur. Je lus en titre : « Paroisse de Sainte Letgarde… » Et tout à coup, une idée me vint, ridicule. Dans les grandes crises, on n’imagine pas combien la raison devient puérile. J’ignorais qui est Sainte Letgarde ; elle ne figure pas à l’ordo. Son culte est de tradition purement locale. Je pensai donc : « Celle-là doit être sans fidèles, elle a des loisirs ; elle m’écoutera !… » Alors, à peine entré, au lieu d’aller, comme j’aurais dû, au maître autel, je cherche son autel, je m’agenouille…

L’abbé Taffin cessa de marcher :

— Ici commence le miracle : à peine étais-je prosterné qu’une douceur me réchauffe, me rassure, me sauve… Ce que Dieu tant de fois m’avait refusé, ma sainte tout de suite me le donnait ! Imaginez qu’un affamé rencontre sur la route une femme admirablement belle et que demandant une aumône, il s’entende répondre : « Ma fortune ne suffit pas ; me voici tout entière ! » Je sais bien que j’emploie là des images profanes, sacrilèges ; mais comment exprimer la résurrection morale qui suivit ? Mes paroissiens s’étonnent de mon culte passionné pour Sainte Letgarde : puis-je dire de quelle crise elle m’a guéri ? La vérité est que j’aime comme jamais homme n’a aimé ; j’aime, vous entendez bien ? j’aime une Sainte ! Sa présence adorée m’enveloppe. Je la sens à toute heure écarter de moi les doutes ; elle peuple la solitude où mon cœur défaillait. Quelles joies approchent de la mienne ? Pour elle, je donnerais tout ; elle est ma bien-aimée, mon refuge que rien ne peut atteindre, puisque la mort même m’emportera vers elle !

M. Lethois, qui avait écouté stupéfait, secoua la tête avec mépris :

— Je ne vois rien de commun entre ces rêveries et mon œuvre.

Les yeux de M. Taffin s’enflammèrent :

— Il y a que vous et moi, ayant dû choisir un soutien supérieur…

— Un abîme nous sépare !

— Nous sommes pareils, sans famille, sans racines nous attachant au sol…

— Si nous étions pareils, nous irions au même but !

— Justement ! le vôtre vous échappe : changez de foi et venez à la mienne : plus on monte haut, mieux on est à l’abri.

M. Lethois partit d’un rire sec :

— L’abri est trop étrange, merci. Savez-vous à quoi je pensais en vous écoutant ? Je trouvais qu’un amant parlant de sa maîtresse n’eût pas mieux dit. Vous aimez votre sainte comme on aime une femme !

L’abbé Taffin pâlit :

— Vous en parlez en aveugle !

— Ah ! vous êtes cruel !

— Moins que vous !

Ils s’examinèrent, éperdus. Après avoir été un instant si proches, leurs cœurs venaient de s’éloigner brusquement. Si pareille d’ailleurs est la détresse humaine que, croyant parler pour eux seuls, ils allaient résumer désormais le conflit le plus grave où se débat la conscience du monde.

— J’avais cru comprendre que votre malheur venait d’une déception plus profonde, reprit l’abbé Taffin avec un dédain qu’il ne cachait point : je vois qu’il n’en est rien. Vous regrettez moins la vie de l’âme que vos menues besognes. Autant l’une eût été difficile à ranimer, autant les autres se remplacent aisément.

M. Lethois riposta :

— Voulez-vous dire qu’en dehors de vos lyrismes pieux, il n’est point de travail qui élève la pensée, et vous flattiez-vous de me faire partager vos visions ?

— Mes visions ont le mérite de ne jamais tromper. Qui votre science a-t-elle sauvé ?

— La science ne sauve pas : il lui suffit d’être la vérité.

— Ce n’est pas une raison pour qu’elle suffise à l’homme.

— Qu’elle lui suffise ou non, reprit M. Lethois avec violence, elle va son chemin !

— Et que vaudront ses résultats demain ?

— Demain, où en sera votre ivresse ?

— Dieu ne change pas !

— Dieu même est hypothèse !

— Malheureux ! prenez garde en blasphémant d’attirer sa colère !

— Prenez garde qu’au moindre souffle de réalité, c’en soit fait de vos rêves !

Encore un coup, leurs ripostes se croisaient, frémissantes. Ils se défiaient du regard.

L’abbé Taffin fit un grand geste et jeta :

— Je ne crains rien !

Comme éclairé par une seconde vue, M. Lethois répéta :

— Un souffle suffirait… Savez-vous seulement si votre Sainte a existé ?

— Taisez-vous !

— Vous voyez bien !

— Je vois… je vois que tous les hommes se valent, s’ingéniant à faire souffrir les autres quand ils souffrent eux-mêmes.

Et cette fois, tels des coureurs harassés, ils se retrouvèrent au point de départ. Du heurt de ces deux âmes, du rayonnement de ces deux vies secrètes, il ne restait que cela : une conscience plus aiguë de la souffrance.

La lampe avait baissé. Leurs visages avaient des bouffissures, ces pâleurs que donne l’insomnie. Ils frissonnaient ainsi que des voyageurs qui attendent, la nuit, dans une gare.

Désolé d’avoir livré son secret pour rien, M. Lethois se leva.

— Encore la brume ! murmura-t-il, jetant les yeux vers la fenêtre.

L’abbé Taffin qui avait suivi le mouvement de M. Lethois, aperçut une clarté blafarde à travers les carreaux.

— Serait-ce l’aube, déjà ?

Il alla vers la table, fit glisser pêle-mêle dans le tiroir tous les papiers qui encombraient celle-ci, puis ouvrit la croisée. Aussitôt un grand souffle d’air froid pénétra ; la flamme de la lampe oscilla. Attirés par la fraîcheur, les deux hommes se penchèrent au dehors et, la tête baignée dans l’air délicieux, regardèrent.

Spectacle ineffable : le jour venait.

Tout près d’eux, c’était la nuit, tapie le long des murailles, collée aux contreforts de l’église, ou rampant sur les cailloux du chemin : mais, dès le début de la plaine, une pénombre cendrée glissait à ras de terre, s’étalait sur les champs et les routes, comme un tapis de laine. Çà et là, de longs rouleaux de vapeur stationnaient près des fossés, avant que de partir pour les longs voyages dans l’espace. Puis, plus loin, la cendre s’éclaircissait, laissait transparaître des myriades d’arbres grêles. Enfin, à l’horizon, la Montagne noire, pareille à un récif, émergeait de la mer mouvante des ombres, puis le ciel… un ciel auquel la ligne nette des sommets donnait un recul prodigieux, un ciel vert, plus limpide qu’une eau de torrent, aussi vaste que l’océan : ce ciel, porte du matin, dont aucune bouche humaine n’a rendu la splendeur, mais que les mourants attendent, avant de mourir, pour le voir une dernière fois !

L’abbé Taffin joignit les mains.

— L’aube !… c’est l’aube !

Déjà, des rais d’or fusaient. Le vert devenait rose, le rose se muait en azur. Partout de longues craquelures brisaient la vapeur matinale, découvrant des verdures, des toits. Les couleurs étaient lustrées, la terre paraissait neuve. Ah ! cette enfance divine du jour qui approche, les mains chargées d’inconnu ! Comme à la contempler seulement, l’homme sent la vie légère ! Plus tard, l’angoisse reviendra, et la fatigue et le découragement morne ; en ce moment, il n’y a plus que le délice d’apercevoir la lumière et le besoin de se mettre à genoux pour la remercier d’être là !

— L’aube…

Instinctivement, lui aussi, M. Lethois parcourait d’un regard peureux la brume qui roulait sur la plaine, et celle encore qui baignait la montagne. Brume réelle ou imaginaire ? Hélas ! comment le savoir ? Où commençait la trahison des yeux ? A quel signe distinguer le mirage de la réalité ? Timide, il scrutait ce flottement universel sous lequel le sol disparaissait, sans oser aborder la vraie lumière ni le vrai ciel. Tout à coup, il étouffa un cri : là-bas, à l’horizon, plus de contours indécis, plus de lignes déformées : les bois se détachaient avec une admirable netteté, l’azur avec une pureté sans égal.

— Qu’y a-t-il ? s’écria M. Taffin.

M. Lethois, transfiguré, balbutia :

— L’aube que je ne croyais plus voir…

— Vous la voyez ?

— Je vois !

Une émotion poignante les bouleversa.

— Ah ! mon ami, que je suis heureux !

L’abbé Taffin ouvrit les bras. Oubliée leur terrible dispute, fini le cauchemar de cette nuit, où chacun avait révélé ses intimes secrets ; en eux comme au dehors, c’était un réveil ineffable.

En se détachant de l’étreinte de son ami, M. Lethois fut surpris de retrouver l’abbé Taffin pareil à autrefois ; de même l’abbé Taffin reconnut à peine M. Lethois. Tous deux avaient déjà repris le masque journalier. Ce fut avec une voix autre que M. Lethois murmura ensuite :

— A propos, puisque ce mauvais rêve est oublié, vous oublierez aussi, n’est-ce pas, ce que j’ai pu vous dire ?

Semblablement, l’abbé Taffin retrouva son accent jovial et son sourire d’homme heureux pour répliquer :

— Soyez tranquille, je garderai vos confidences, puisque vous ignorez les miennes !

Il ajouta :

— Maintenant, vous devriez vous reposer. Il est trop tard pour se coucher, mais en restant sur ce fauteuil, peut-être arriverez-vous à dormir.

— Volontiers.

Une dernière fois, M. Lethois rendit grâce à la féerie qui incendiait les crêtes.

— Que c’est beau, la lumière ! fit-il en quittant la fenêtre.

— La journée sera plus torride qu’hier, répondit de même M. Taffin.

Il venait de prendre son bréviaire, sans quitter sa place, comme s’il adorait la nature elle-même. Il commença ensuite :

« In nomine Patris et Filii… »

La course folle du réveil-matin scanda le souffle régulier de M. Lethois. Au loin, un coq chantait.

Le soleil parut.

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