La vie secrète
IV
— Personne ?
— Non, monsieur.
A la vue de Jean installé sur le seuil comme pour guetter son arrivée, Jude avait eu un battement de cœur.
— Alors qu’est-ce que tu attends ?
— Monsieur avait dit qu’il irait ce matin à Revel.
— Inutile, je ne pars plus. A propos, n’aurais-tu pas aperçu M. Lethois ?
— M. Lethois ?
— Oui, on le cherche… le docteur Pontillac, tout le monde…
Un bruit de voix confus interrompit la phrase. Là-bas sur la route qu’ils ne pouvaient apercevoir, des cris d’appel s’élevaient.
— Qu’est-ce ?
— Des gamins, sans doute…
Le bruit s’éteignit.
— De toute manière, reprit Jude, reste là jusqu’à midi.
— C’est du monde qui doit venir ?
Jude ne répondit pas à la question.
— Je vais travailler : si l’on me demande, tu me trouveras là-haut, dans ma chambre.
Et il monta.
Non, il n’attendait plus personne, ni message de Clerc, ni des nouvelles de l’usine : une rafale venait de substituer aux angoisses d’avenir l’énigme du présent. Plus d’inquiétudes ni de suppositions vaines : rien qu’un intense besoin de recueillement pour discuter avec lui-même l’aventure qui le ramenait ainsi l’âme changée.
Ayant traîné un fauteuil près de la fenêtre, Jude ouvrit celle-ci et se laissa tomber sur le siège. Ensuite le regard flottant, les yeux occupés par la seule perspective du vaste ciel où moutonnaient des nuées grises, il réfléchit.
Depuis qu’il avait quitté Thérèse, c’était la première minute où il pouvait se ressaisir. Tant qu’il avait été près d’elle, dans le jardin, il ne s’était pas aperçu qu’il y eût rien de changé en lui. Au départ aussi, lorsque maître de la main de Thérèse, il l’avait serrée dans les siennes, les mots qui lui étaient montés aux lèvres n’avaient rien eu d’extraordinaire… Mais, dès que Pontillac avait parlé, et encore tandis qu’il rentrait en hâte vers ce logis, comme il avait compris le mensonge d’une telle tranquillité ! En ce moment même et sans ce mensonge, d’où lui seraient venues cette ardeur de vivre et cette fièvre qu’en d’autres temps il eût jugées l’apanage exclusif de la vingtième année ?
Il ne put se tenir d’un peu d’agacement :
— Un élan de jeunesse vraiment tardif !
Puis il haussa les épaules :
— Ce n’est pourtant qu’une femme pareille aux autres !
Pareille aux autres… était-ce bien sûr ? Et malgré lui, il s’efforça de la revoir.
Par une suggestion puérile, quand Pontillac lui avait parlé de Thérèse Wimereux pour la première fois, il avait imaginé une vieille fille d’abord pédant, devenue tour à tour bas bleu au contact d’un monde académique et revêche par suite de l’isolement. Quelle surprise en la voyant paraître, si différente du modèle attendu ! Quelque chose cependant l’étonnait plus encore : c’est qu’en la voyant telle, il n’aurait pu admettre qu’elle fût autre. Sa voix tout de suite lui avait donné l’impression d’une musique familière ; son regard, la sécurité d’un regard déjà connu. Il avait aussi oublié le nom qu’elle portait, et encore que lui-même comptait s’occuper de Lethois. Avant même qu’elle eût parlé, il avait compris qu’il était venu pour elle et devait lui appartenir !
— Si seulement elle était jolie !
Analysant l’image retrouvée, Jude tenta de se débattre contre le prestige. Une chaleur courut dans ses veines. Il sourit.
Jolie ? non. Elle était mieux. Sait-on d’ailleurs pourquoi une femme est désirable ? Parce que celle-ci n’avait aucune coquetterie, parce que tout dans son maintien affirmait le dédain de plaire, peut-être l’avait-elle attiré plus sûrement que tant d’autres dont les grâces ne cherchent qu’à s’offrir. Et continuant de l’imaginer, il découvrit son visage comme il avait admiré sa main.
L’ovale de son front, le ton cendré des cheveux, la courbe des lèvres restées graves encore que souriantes, tout en elle suggérait l’idée d’une beauté moins régulière que vivante. Certaines, à son côté, auraient lutté d’éclat ; auprès d’aucune, Jude n’avait à ce degré perçu la vie. Il se rappelait aussi l’incroyable mobilité des traits, cette passion qui semblait la secouer toute dès qu’elle parlait, et il ne la découvrait pas seulement vivante dans son attitude mais encore dans sa pensée ; il n’était pas jusqu’à cette façon de forcer audacieusement les secrets d’autrui en livrant le sien, qui ne la rendît délicieuse.
— Délicieuse, certes : mais raisonnable !…
Poussé par un goût de revanche contre cet envahissement de lui-même, Jude sourit de nouveau.
Quoi ! parce qu’il parlait des ouvriers sans illusion, elle le trouvait injuste ? Parce qu’il avait avoué sa crainte d’être dupe, elle l’accusait de déserter son œuvre ? Passe encore d’admirer Tolstoï : qui accepterait d’appliquer la non résistance aux conflits de la vie réelle ?
Il résuma :
— Elle a lu trop de livres…
Lui du moins, s’il en lisait encore, n’y croyait plus. Passé, Dieu merci, ce temps où le cliquetis d’une utopie bien dite lui grisait le cerveau. Assez d’idéal ! Le monde est œuvre de réaliste.
L’image de Thérèse, un instant voilée par une pénombre, reparut devant Jude.
Pourtant d’où venait qu’en écoutant les folies qu’elle avait dites, il avait eu aussi l’émoi de la vérité proche ? Évidemment, donner aux ouvriers quelques avantages, leur céder une part minime de son gain, garantir leur vieillesse contre la misère, c’était bien : quelle distance néanmoins entre ces concessions de charité dosée et la vraie collaboration ! Il ne sert de rien d’augmenter un salaire si celui qui touche peut accuser la règle de fantaisie et demeure étranger aux décisions qui la fixent. De même est-ce bien assurer la justice que d’affirmer son bon plaisir comme raison suprême ?
Retour inattendu : voici qu’après avoir été si parfaitement assuré de ses droits, Jude y apercevait quelque chose d’incertain et de sommaire. Il se demandait : « N’ai-je pas eu tort de leur imposer cette Pastre parce que cela me plaît ? » Était-il évident aussi que la participation aux bénéfices fût une garantie stricte de la part de chacun ? Puisque l’idée de partager les pertes était absurde, c’était donc que le partage du gain tire sa force de principes étrangers à la stricte justice…
Ainsi, progressivement, le prêche de Thérèse redevenu pressant accaparait son esprit, comme Thérèse elle-même avait accaparé son cœur. L’enveloppement se poursuivait, irrésistible. En même temps une joie sourde gagnait Jude. Il était emporté vers des mondes nouveaux. Il jugeait misérables ses craintes, il avait oublié Clerc… Brutalement, la réalité le rappela sur terre. On frappait à la porte.
— Monsieur, on vous demande !
Qui pouvait venir, sinon quelqu’un de l’usine ?
Dans un éclair, Jude entrevit l’atelier en révolte, les machines arrêtées. Il dut se raidir.
— C’est bon, j’y vais.
Cette fois, les théories venaient de partir pour rejoindre les rêves. L’image même de Thérèse s’effaça. Il descendit, le cœur figé, escomptant d’avance une catastrophe, résolu à rester plus fort qu’elle.
Au pied de l’escalier, ce n’était que M. Taffin qui attendait, des papiers à la main !…
— Quoi ! vous encore !…
Sans remarquer la rudesse de l’accueil, le prêtre eut un geste d’ivresse :
— Je l’ai ! fit-il d’une voix sourde. Mais d’abord, conduisez-moi. Ici on nous écoute.
En même temps, il désignait Jean dont la silhouette se détachait à l’entrée.
— Soit ! entrez ici, et faites vite : je suis pressé.
C’était le salon. M. Taffin passa le premier. Était-ce la peur ou la joie, il paraissait en proie à une sorte de délire. Sans regarder autour de lui, sans même jeter un coup d’œil au jardin qui souriait derrière les vitres, il répéta :
— Je l’ai !
— Ah ! s’écria Jude qui avait oublié déjà les confidences du prêtre, si vous parlez par énigme, nous n’en sortirons pas !
— Ma lettre ! La lettre d’Allemagne ! Dire que je désespérais et qu’elle est là !
Jude partit d’un rire sardonique :
— Le beau miracle qu’a fait la poste !
Transfiguré par la joie, le prêtre s’était redressé.
— Oh ! ne riez pas ! s’écria-t-il. Dieu n’a pas cessé d’enfanter des merveilles. Si les aveugles ne les reconnaissent pas, c’est qu’ils ne peuvent plus voir. Cela n’empêche pas le surnaturel de baigner notre vie ! Tenez, si je vous interrogeais seulement sur votre matinée, je suis sûr que, pressé de questions, vous reconnaîtriez qu’une volonté souveraine, plus forte que vos courtes volontés, vous a mené où vous ne vouliez pas ! Le voilà, le miracle ! C’est l’action divine, presciente de l’avenir, toujours au guet, qui à l’heure où nous avons du chagrin nous console, ou qui encore, en plein danger, nous met par des voies imprévues le secours à portée !
Interdit, Jude examina M. Taffin pour s’assurer qu’une telle clairvoyance n’était pas le résultat d’un espionnage :
— On vous a dit ce que j’ai fait ce matin ?
Mais M. Taffin n’entendit pas : s’il éprouvait un besoin violent de parler de son bonheur, le reste du monde lui échappait.
— Je vous répète que Dieu est bon ! Six jours d’attente vaine ! Ce matin encore, je m’étais dit : « C’est fini, jamais Heimath n’écrira ! » Et puis, au sortir de la messe, je rentre au presbytère, j’ouvre la porte… que vois-je ? cette enveloppe à terre qui m’attend. Elle est venue le jour même où vous êtes là pour la traduire !… Elle est venue comment ? qui l’a portée ? je ne sais. Le facteur n’est pas passé. Serait-ce quelqu’un de Revel ? Personne à Revel ne soupçonne mon attente. Cadette que j’ai interrogée ne s’est aperçue de rien…
Jude interrompit encore :
— Bref, un message du ciel.
— Vous raillez encore ! Prenez garde : si tant de fois on se heurte à l’inexplicable, c’est que Dieu n’a pas besoin d’anges pour accomplir ses voies. Pour moi, c’est une lettre qui lui sert : pour vous, c’est autre chose, moi peut-être, ou quelqu’un qui va venir !
En même temps, il tirait les feuillets de l’enveloppe : huit pages menues, couvertes de cette écriture allemande où lettres et mots semblent s’unir pour donner à la pensée un visage neutre. Jude allait tendre la main pour les prendre : un bruit de voix l’immobilisa.
— Il faut que je le voie !
— Mais puisqu’il est occupé !
— Ça m’est égal !
Jude jeta, blêmissant :
— Est-ce toi, Clerc ?
La porte s’ouvrit.
A la vue de Clerc, Jude recula comme frappé de la foudre, et se tournant vers le prêtre :
— Décidément, Monsieur l’abbé, vous étiez prophète : j’ai eu tort de railler !
— Je viens, dit Clerc d’une voix frémissante, pour que vous sachiez…
— Pas ici ! Au jardin !… Suis-moi.
M. Taffin eut un geste de détresse :
— Alors ! la traduction ?…
— Ah ! votre traduction !… tout à l’heure… plus tard… Est-ce que je sais ? Vous voyez bien que pour le moment c’est impossible !
Et passant devant le prêtre anéanti, Jude entraîna celui par qui lui arrivait son destin.
M. Taffin tomba sur un siège :
— Dieu ! que me réserve encore cette nouvelle attente !
Il lui semblait que tout son bonheur avait croulé. Il entendit ensuite des graviers qui grinçaient : il tourna la tête. Côte à côte, plus solitaires dans le jardin qu’au fond d’un bois, Clerc et Jude s’éloignaient à pas lents. Maintenant qu’ils étaient libres de s’expliquer, ils n’osaient plus le faire et, eux aussi, se taisaient !
— Qu’as-tu pris pour venir ? demanda enfin Jude, se décidant à aborder l’inévitable.
— J’ai loué une voiture.
Clerc ajouta sourdement, moins pour s’excuser que pour en venir au fait :
— Il y avait urgence.
— L’usine ?
— La femme Pastre.
Le cœur de Jude sauta dans sa poitrine en même temps que, par une sorte de contradiction, ne plus se débattre dans l’inconnu lui donnait un allégement.
— Tant mieux : j’aime les positions nettes.
Clerc reprit :
— Ah ! ça n’a pas traîné ! Elle est entrée ce matin : une heure après, Bouchut arrivait au bureau. Je lui dis que vous êtes parti. Il réplique : « Je m’en f… : si à midi elle rentre, nous sortons et gare à la cambuse ! »
— Tu as répondu ?…
— Que j’irais vous chercher. Là-dessus, on est convenu d’attendre jusqu’à une heure : voilà.
Cette fois, Jude sourit. Décidément le danger vu de près effraye moins. Épouvanté par cette joie singulière, Clerc croisa les bras :
— Vous n’allez pas vous obstiner, j’imagine !
— Que veux-tu dire ?
— Je dis qu’il suffit d’une sottise. Passe d’avoir embauché cette femme, — quand on est exaspéré on ne raisonne plus — mais risquer la maison !
A son tour, Jude contemplait Clerc avec stupeur :
— Aurais-tu promis à Bouchut que je lui donnerai satisfaction ?
— Non.
— Tu as bien fait.
— Prétendez-vous ?…
— Je prétends qu’ils acceptent cette Pastre ou qu’ils partent. A leur choix !
— Une folie !
— Mon droit !
Il y eut un bref silence. Autour d’eux, le calme était si grand qu’on distinguait le froufrou léger des feuilles agitées par la brise. De temps à autre, un moineau s’envolait d’une branche. La tige balancée d’abord sous l’action du poids frêle se tendait, pareille à un arc, puis, comme un projectile, la bête jolie fendait l’air d’un trait vers le but invisible.
Cependant une tempête bouleversait Clerc. Ses yeux flambèrent. Sans y songer, il revint au tutoyement des jours d’enfance :
— Tu n’as pas compris, je crois. Il y va de la grève !
— Inutile d’insister : je sais.
— Ainsi, tu acceptes de sacrifier l’usine ?
— Crois-tu qu’en cédant je la sacrifie moins ?
— Et si Bouchut avait raison ?
— Toi ! c’est toi qui oses l’affirmer !
— Parfaitement : qu’a fait cette étrangère pour pénétrer chez nous ? où sont ses titres ? Elle prétend qu’on l’a ruinée. Facile à dire ! Le savons-nous et comment le prouver ? Au moins, Bouchut, les autres, ont travaillé pour toi. Entre une intrigante et ceux qui remplissent ma caisse, je n’hésite pas. Possible qu’aujourd’hui ils s’occupent de ce qui ne les regarde pas : tant pis ! tu n’avais qu’à les mieux dresser. Quand on a semé la tempête, on prend la récolte comme elle vient, et tu n’as plus le droit…
— J’ai le droit de parler en maître !
Un pli de dédain amincit les lèvres de Clerc ; ses mains tremblèrent.
— Tais-toi donc ! toi, parler en maître ! Depuis le début, pas une réclamation à laquelle tu n’aies souscrit ! Salaires, roulement, ils n’ont eu qu’à parler : tu as tout accordé ! Quand on a ainsi lâché le gouvernail, il faut, pour le reprendre, être plus fort. Sinon, mieux vaut laisser filer la barque au gré de l’équipage !
— Le conseil qu’on me donnait tout à l’heure !
— Qui ? ce prêtre, là-bas ?
— Non, une femme.
— Ah ! il y a une femme dans le jeu ? C’est donc pour cela que tu as voulu partir et que depuis deux jours je ne te reconnais plus ! Une femme ! Dieu de Dieu ! j’aurais dû m’en douter, cela manquait pour achever la fête !
Désarçonné, Clerc avait reculé.
— Trêve de morale, fit Jude d’une voix coupante : ce n’est pas l’heure.
Et il sembla que simplement pour avoir parlé de cette femme, l’abîme qui les séparait fût devenu plus large. Devant sa découverte, Clerc avait conscience de lutter désormais contre un obstacle impossible à vaincre ; Jude au contraire sentait son cœur se serrer comme si, en allant contre les volontés de Thérèse, il achevait de se séparer d’elle !
Soudain Clerc avança de nouveau et saisissant les mains de Jude, le regardant au fond des yeux :
— Pardonne-moi ! je suis un maladroit, je ne sais pas m’exprimer et je t’ai peut-être blessé sans le vouloir… Mais, voyons, tu vas te ressaisir !… Il n’est pas possible que tu aies décidé d’abandonner cette œuvre pour laquelle tu as vécu, et tu ne vas pas assister, impassible, au sac de nos machines !
Jude têtu gronda :
— Qu’ils s’avisent d’y toucher !
— Ils oseront ! j’en suis sûr.
— Ce n’est pas ce que tu disais hier : tu les faisais plus lâches !
— C’est que je ne pensais pas aux jours de grève.
— Pour ceux-là, on a des gendarmes.
— Parlons-en ! cinq hommes contre deux cents ; leur vue seule provoquerait l’émeute ! Tu ne sais pas, te dis-je : tiens ! jadis, tu étais encore tout petit, j’ai assisté, moi, à une grève… Des tisseurs… Pris séparément chacun d’eux était sans doute un brave homme, aimant bien sa femme et ses enfants, et qui n’aurait pas fait de mal à une mouche… Tout le monde d’ailleurs les approuvait. Cela paraît très naturel que des gens qui ont faim réclament du pain à se mettre sous la dent… Et d’abord il n’y eut que des parlottes, des discours, puis des injures, enfin des cris de mort… et voilà qu’autour du tissage les pierres volent : une flamme paraît : tout flambe !… Il y avait dans un des bâtiments un malheureux gardien. Hissé près d’une vitre, sur le toit, il hurlait d’agonie. Tu entends bien ? Tous riaient ! tous ! et l’homme disparut, l’usine aussi !…
La face de Clerc s’était crispée d’épouvante :
— Ah ! elle sera bien avancée, cette Pastre de malheur, quand il n’y aura plus d’atelier pour la recevoir. Qu’elle aille crever ailleurs ! donne-lui de l’argent et qu’elle file à Toulouse, à Paris, n’importe où enfin, où elle ne nous gênera plus !
Mais Jude ne répondait pas. Il écoutait comme en rêve le vieil homme défendre maintenant cette usine — qu’il détestait pourtant ! — et se demandait : « D’où vient que les rôles sont ainsi changés ? »
Puis, ce fut un éblouissement : Jude comprenait. Sa foi était morte. Il ne croyait plus à l’œuvre. Hier encore, il aurait tout sacrifié pour elle ; aujourd’hui, avec la même ardeur il renonçait à la défendre. Finies les illusions et l’utopie magnifique d’une société de braves gens unis par un travail en joie ! Vanité du problème social ! quelle que soit la méthode, qu’on résiste ou qu’on cède, la défaite toujours se retrouve au bout.
Une seconde, pareille à un reproche ironique, cette phrase de Thérèse passa dans la mémoire de Jude : « Aisément, on déclare l’entreprise terminée, on n’a même pas achevé de détruire et tout est à construire. » Mais elle s’effaça comme elle était venue, et submergé par une lassitude infinie, Jude détacha ses mains de celles de Clerc :
— Va, dit-il enfin, et laisse-moi faire.
— Ah ! s’écria Clerc, tu vois bien, tu commences à me croire !
— Oui, je vois comme tu le dis : je vois le dénouement et justement parce que nous sommes impuissants pour l’écarter, parce qu’il sera la résultante de lois plus fortes que toi et moi, je prétends choisir ma route pour arriver à lui.
La voix de Clerc s’éteignit. Cette fois, il avait la certitude que rien au monde n’arrêterait plus le désastre redouté.
— Misère !
Puis il tourna sur lui-même :
— Adieu.
— Tu pars ?
— Ils m’attendent.
— Reste et déjeune avec moi.
— Merci : j’ai dit que je rentrerais avant midi.
— Soit ! Annonce ma venue. Le reste me concerne.
Une suprême hésitation parut sur leurs visages. En cette minute définitive, peut-être songeaient-ils que tout n’était pas dit et que d’autres paroles auraient aidé à détourner l’inévitable : mais leurs lèvres restèrent immobiles. D’un commun accord, ils se dirigèrent vers la maison.
De même qu’à leur venue, ils marchaient côte à côte et sans parler. Jude, les épaules alourdies, laissait pendre sa main et caressait au passage les branches des fusains qui bordaient l’allée. Clerc remarqua la poussière qui recouvrait leurs feuilles et dit avec tranquillité :
— On s’aperçoit ici de la sécheresse.
— Bah ! il va pleuvoir.
— Veux-tu visiter mon installation ? proposa ensuite Jude.
Clerc refusa d’un simple geste, montrant derrière la haie sa voiture gardée par un gamin.
— Alors, passe par ici, c’est plus court.
Une petite porte à claire-voie donnait en effet directement sur la route.
Clerc monta dans le char à bancs, secoua les rênes pour les séparer et partit. Jude rentra dans le jardin.
Il éprouvait du plaisir à marcher, le cerveau délivré, l’âme paisible, parce que la certitude était venue. Ne plus errer dans les ténèbres, ne plus osciller au gré des possibles que l’imagination fait surgir, mais avoir devant soi la bataille, c’est-à-dire le seul moyen qu’on ait encore trouvé pour sortir des cas désespérés, quel soulagement !
Il songeait : « Demain, quoi qu’il arrive, ma liberté commence. » Et il n’aurait su ce qu’il entendait par là. Le plus souvent, les hommes se consolent avec des mots qu’ils croient définitifs parce qu’ils sont très vagues. Cependant, ayant levé les yeux vers le ciel bienveillant, il était tenté de croire qu’effectivement demain il pourrait s’y mouvoir sans que rien le retînt, à la façon des nuages.
Il songeait encore : « Il est singulier que ce qu’on a le plus redouté soit si facile à supporter. Je n’ai pas de chagrin. » Tant de fois il avait cru sa vie même attachée au succès de son œuvre, et voici qu’au moment de voir celle-ci disparaître, il n’avait que la joie d’être délivré et plus d’ardeur à vivre !
Poussé par ce désir d’activité physique, il s’était remis à descendre l’allée par où Clerc et lui étaient passés tout à l’heure, quand un regard jeté vers le salon le rappela au présent : M. Taffin, la tête collée contre un carreau, n’avait point cessé d’attendre et continuait de guetter son retour.
— Au fait, ce prêtre que j’oubliais !…
Aussitôt, il rebroussa chemin, rentra en coup de vent.
— Vous êtes encore là ?
— Maintenant qu’il est parti, murmura M. Taffin, j’avais pensé que vous consentiriez…
— Toujours votre lettre ?… Alors donnez… vite… Il faut que je retourne tout de suite à l’usine. A défaut du mot à mot, vous saurez du moins l’essentiel.
— Ah ! que vous êtes bon !
Hâtivement Jude s’emparait des feuillets et les parcourait.
— Un bavardage, dit-il enfin.
— Quoi encore ? dit M. Taffin haletant.
— Eh bien, il paraît que votre opinion ne tient pas debout et qu’une certaine Letgarde est vénérée sur les autels sans y avoir aucun titre. Cet Heimath l’a prouvé le premier : après lui, l’abbé Duchesne. Je suppose que cela vous est égal… à moi aussi.
Jude occupé à rentrer les pages dans l’enveloppe ne regardait pas l’abbé Taffin. Surpris de ne recevoir aucune réponse il leva la tête pour demander :
— Êtes-vous content ?
La phrase expira sur ses lèvres.
Spectacle inoubliable : laissant là son chapeau, la lettre que Jude tenait encore en main, M. Taffin venait de se diriger vers la porte. Déjà le jour gris des fenêtres n’éclairait plus que son dos et, au-dessus, le rond blanchâtre d’une tonsure rasée de frais où des gouttes de sueur perlaient, lourdes comme des larmes. Il titubait. Sa main tâtonna, heurtant le bois avant de toucher la serrure. Il sortit enfin. Ses souliers à clous grincèrent sur le carrellement du couloir, puis ce bruit s’accéléra. On eût dit le trot sournois d’un prisonnier qui s’évade. A l’entrée, un grand choc… Jude n’entendit plus rien : et sur la maison, le silence régna désormais — ce silence terrifiant de choses mortes que laisse après lui le destin quand, son œuvre accomplie, il vient de repartir…