La vie secrète
II
Dehors, il y avait des odeurs fraîches, un air limpide. Pareil à l’eau d’un lac, le calme des champs déferlait sur les bords de la ville. Jude ralentit le pas et respira.
— Comme il fait bon ! murmura-t-il.
Il éprouvait le bien-être qui succède aux longues courses. En abandonnant Clerc, il croyait avoir du même coup abandonné jusqu’au souvenir de leur dissentiment, l’usine, ses inquiétudes.
Devant lui, l’avenue de la Gare s’allongeait, plantée d’acacias minces dont l’ombre clairsemée s’éparpillait à terre. Un peu au delà, le massif profond des platanes qui décorent le boulevard de la République formait une cathédrale d’ombre. Un cliquetis de feuilles entrechoquant leurs glaçures y bruissait. Pas un être : seul, un chien sans maître flairait un tas d’ordures. La chaleur régnait, torride, telle qu’on en rencontre seulement aux approches du vent d’autan.
Jude répéta :
— Comme il fait bon !
Il ajouta :
— Il est heureux que j’aille ce soir à Montaigut. J’ai besoin de respirer.
Et se dirigeant vers le boulevard, il commença de longer le grand mur de l’usine.
Tout en marchant, il regardait celui-ci avec la sécurité que donne la vue d’une chose bien à soi. Il imaginait aussi la cour qui était derrière, les bâtiments alignés, les ateliers, le dépôt. L’usine tout entière était devant sa pensée : mais il n’éprouvait aucun plaisir à ce jeu. Son œuvre, cette fois, avait pris un air hostile. Quand le mur s’arrêta, il ne s’en aperçut pas et continua de songer.
Il évoquait le jour déjà lointain où, conduit par un hasard d’excursion, il avait débarqué dans Revel. A l’emplacement de l’usine, il y avait des terrains vagues ; de part et d’autre, la plaine s’étalait, rase et nue, telle un feuillet blanc qui demande à servir. Lui, dans ce temps-là, nourrissait des projets. Riche, il sentait confusément que sa richesse devait servir aux déshérités sur lesquels son dilettantisme oisif s’attendrissait. Épris de théories sociales, il trouvait utile et désirable d’en vérifier la valeur par une expérience. Donc, plus tard, il comptait édifier une fabrique modèle et y tenter un essai loyal de l’accord proclamé possible entre le patron et l’ouvrier. En revanche, où se dresserait la fabrique, quelles en seraient les lois, l’industrie ? Il l’ignorait. Ce rêve, en cela pareil à tous les rêves, demeurait vague.
Ce jour-là, tout à coup, la minute décisive avait sonné : et justement, c’était à cet angle de boulevard. Un homme, assis devant sa maison, menuisait un siège. Un gamin, près de lui, passait de la couleur sur un autre terminé. Le garçon d’hôtel qui accompagnait Jude désigna le groupe et dit : « Chacun ici fabrique des fauteuils. C’est une spécialité. Il est malheureux qu’on ne la connaisse pas : cela se vendrait comme du pain. » Alors, examinant cet homme et ce gamin si paisiblement appliqués à leur tâche légère, ces meubles si clairs sous leur toilette de vernis, Jude avait eu l’intuition que lui aussi allait faire cela. Aucune complexité dans le travail ; point d’efforts épuisant l’homme, du bois salubre à manier, une clientèle neuve, une ville sans usine, la chance lui offrait tout. Sa décision fut prise sans débat. Le regret de Paris ne l’effleura même pas. Dans certains cas, on se jette sans effroi dans l’inconnu. Il suffit de l’avoir attendu longtemps pour l’accueillir avec aisance.
Un sourire ironique plissa les lèvres de Jude. En revoyant cette heure, il revoyait aussi un étranger qui était lui-même.
Vision singulière d’un autre Servin plein d’audace et de conviction juvénile, trouvant également simple que l’humanité fût spontanément bonne et l’usine difficile à édifier. Il se mêlait de la naïveté fervente à son sentiment du devoir. Sans doute, en projetant d’établir une Salente ouvrière, il avait voulu avant tout expérimenter des théories chères ; cependant, à mesure que les murs montaient, radieux et neufs, il avait songé moins à ces théories qu’au plaisir de manier des hommes ; et quand les satisfactions du début s’étaient émoussées, quand, à l’épreuve, il avait fallu reconnaître que l’ouvrier réclame des règles fermes ou travaille mal, les illusions étaient restées. Deux ans avaient dû passer avant que la fêlure survînt dans le cristal. Aujourd’hui seulement et pour la première fois, la petite cloche joyeuse ne tintait plus. Il doutait.
Une à une, Jude repassa les paroles du vieux Clerc : il s’en dégageait un accent de vérité poignante.
L’ouvrier se dit affamé de justice : Jude croyait avoir été juste et Bouchut, au nom de tous, déclarait n’apercevoir entre Servin et les autres patrons que des différences d’habileté !
A Paris, on avait dit à Jude : « Il suffit de rendre solidaires le capital et le travail pour qu’aussitôt les conflits perdent leur raison d’exister. » Il avait établi un partage équitable et progressif des bénéfices. Cependant le conflit apparaissait tout proche ! Et quels arguments pour l’écarter ? Tout à l’heure, devant Bouchut, Jude avait eu la sensation aiguë qu’il existe deux logiques. L’une et l’autre, il est vrai, utilisaient les mêmes mots, mais ces mots, pareils à des boîtes closes, enfermaient sous leur extérieur identique des pensées différentes. Les théoriciens supposent une humanité fabriquée à la grosse et, se prenant pour type, raisonnent d’après eux-mêmes : que le mécanisme rationnel varie avec les catégories sociales, la spéculation n’est plus que puérile.
— Si c’était la clé de l’énigme ? des âmes, des mentalités contradictoires ?…
Et, ployant sous le faix d’un brusque découragement, Jude eut l’impression d’enfoncer dans la nuit. Des regrets lui venaient de sa vie d’autrefois. Il tenta d’imaginer ce qu’elle serait, à la même heure, s’il n’avait pas quitté Paris. Plus de grève en perspective, plus de maison Pastre… A Paris, rien que la joie d’exister et cette griserie d’aimer que jettent les pavés, la lumière fine, l’air léger. Sans la femme, quelle solitude ! C’était cela dont il souffrait peut-être : au lieu de se consacrer à des chimères, il aurait dû aimer ! L’amour seul représente la règle. Qui s’écarte de lui s’égare et souffre.
Puis les yeux de Jude tombèrent sur deux gamins qui, noirs de crasse, jouaient au bouchon près du trottoir. Bien que déguenillés, sordides, faméliques, se moquaient-ils assez de la misère ! Qu’importait à ceux-là, — les vrais intéressés pourtant ! — la question sociale et ces problèmes du lendemain auxquels il avait eu la bêtise de sacrifier son existence !
— Eh quoi ! fit tout à coup une voix, ce joli jeu vous intéresse-t-il au point de ne plus reconnaître les amis ?
Assis à la terrasse du café Casse, tête nue, gilet ouvert, un gros homme s’arcboutait avec les mains pour mieux s’étaler sur le banc et saluait du regard.
— Allons, venez plutôt me tenir une compagnie !
Se soulevant ensuite avec peine, le docteur Pontillac avança une chaise.
— Ma foi, j’accepte, dit Jude, presque heureux d’être arraché à sa rêverie : aujourd’hui, je me suis donné congé, car je m’installe à Montaigut… Quoi de neuf ?
Pontillac but une gorgée, gravement.
— Il y a que le sieur Servin daigne s’arrêter au café Casse. Si cela ne vous suffit pas, vous êtes difficile.
— Vous devriez ajouter qu’il fait très chaud !
— La chaleur est tellement de règle qu’on n’y pense plus.
Profilée sur les lauriers roses étiques qui limitaient la terrasse, la tête du médecin riait, pareille à celle d’un faune.
— Pourriez-vous me dire aussi si l’ennui est un effet de température ? reprit Jude.
Le front de Pontillac fit un saut brusque vers les hauteurs :
— A quel propos ?
— A propos de rien : le plaisir de philosopher… c’est un sport de vacances.
Il y eut un bref intervalle comme si, avant de répondre, Pontillac eût voulu réfléchir.
— Mon cher, vous demanderez cela aux gens de Montaigut.
— Il faudrait les connaître et je les connais peu ou mal.
— C’est votre tort. A la campagne, il importe plus de choisir ses voisins que de choisir sa maison. Je crains que vous n’ayez oublié ce sage précepte.
Jude, à son tour, prit le verre qu’avait apporté le garçon, but quelques gorgées lentes, puis répliqua, placide :
— Vous m’effrayez. L’idée ne me serait pas venue que le petit homme qui a nom Lethois, et que je rencontre assez souvent, pût être redoutable.
— Il y a d’autres notables à Montaigut.
— Un curé auquel je donne largement… pour ses pauvres.
— … Et une femme.
Un gros rire secouait Pontillac ; on y devinait la joie de satisfaire peut-être une rancune.
— J’ai l’honneur, poursuivit-il, de soigner Mlle Peyrolles de Saint-Puy. C’est une personne charmante : du moins, je souhaite que vous puissiez la trouver telle.
— On dirait que vous en doutez ?
— Non, car elle est mûre, pieuse, intransigeante et légitimiste.
— C’est beaucoup.
Au même instant, le roulement d’une voiture leur fit tourner la tête.
— Quand on parle du loup… dit Pontillac.
Et devenu grave, affectant le respect, il leva son chapeau.
Un équipage passait dans la rue de Castres. Jude entrevit une forme raide qu’encadrait une ombrelle blanche. Immobile, hypnotisée par l’attente, tout entière à la minute prochaine qui allait enfin la mettre face à face avec Marc, Mlle Peyrolles regardait devant elle sans voir. Elle ne s’aperçut pas qu’on la saluait.
Pontillac répéta :
— C’est elle.
— A vrai dire, répliqua Jude désappointé, je n’ai bien vu que mon jardinier qui, paraît-il, lui sert aussi de cocher. C’est toujours un lien.
— Bah ! vous avez le temps de faire connaissance ! Si jamais vous vous embêtez entre la vertu de Mlle Peyrolles, l’effarement de ce Lethois qui ignore pourquoi il est sur terre, et les projets de pèlerinage de ce curé que Lourdes inquiète comme une concurrence, je consens à ne plus soigner personne. Mais, pourquoi Mlle Peyrolles vient-elle aujourd’hui à Revel ?
Pensif, le médecin avait tiré sa montre.
— Ce n’est pas l’heure du train de Toulouse ; il n’y a pas sermon à l’église, pas de marché… Bizarre !
Ironique, Jude répliqua :
— Mlle Peyrolles vient acheter une pelote de fil pour raccommoder son bas : les menus faits contribuent à la grande histoire.
Les sourcils de Pontillac se rapprochèrent : l’arc épais de leurs poils traça au bas du front une barre d’addition :
— Si vous étiez raisonnable, vous sauriez qu’il n’y a pas de menus faits ni de petites choses. Le mensonge étant la base de tout état social, chacun de nous a pour règle de dissimuler ce qui lui tient le plus à cœur. On habille son être moral pour les raisons qui obligent à vêtir le corps ; et, de même qu’il faut regarder aux ongles pour deviner si celui-ci est propre, on doit creuser le détail pour découvrir si l’âme est nette.
Les yeux perçants du médecin semblèrent fouiller le visage de Jude ; bonhomme, il acheva :
— Croyez-vous, par exemple, qu’un certain Servin s’attarde pour des prunes à contempler des gamins qui jouent au bouchon, ou vienne, sans raisons secrètes, perdre son temps dans ce café ?
Il y eut une minute de silence embarrassé.
— J’ai trouvé ! reprit-il.
Jude affecta de railler :
— Vous savez pourquoi je viens au café ?
— Je sais maintenant pourquoi Mlle Peyrolles a quitté Montaigut.
— Et cette raison ?…
— Très simple, évidente. Mlle Wimereux s’installe aujourd’hui chez Lethois — encore une chose à creuser, d’ailleurs ; on n’invite pas les gens sans motif. — Donc Mlle Peyrolles s’éloigne. Lorsque le roi d’Italie va dans une capitale, il est de règle que le nonce manifeste son humeur en prenant le large.
— Vous dites : Mlle Wimereux ?
— Oui, la fille du philosophe, de ce fou candide qui, sous prétexte d’assurer le bonheur des sociétés futures, organisait la destruction de celle-ci. Au surplus, le système doit vous aller.
— Ainsi, murmura Jude, la fille du grand Wimereux habite ce pays…
Pontillac frappa du poing sur la table :
— Et moi qui m’imaginais que, si vous grimpiez à Montaigut, c’était en vue de la consoler !
Jude répliqua sèchement :
— J’ignore en quoi Mlle Wimereux a besoin de consolations, encore plus celles que je pourrais lui offrir.
— Si vous souhaitez d’être renseigné…
— Merci.
— Tant pis : Mlle Wimereux peut vous être indifférente, elle m’intéresse, moi.
De nouveau, les yeux du médecin brillaient : on devinait que l’ignorance de Jude venait de l’irriter, comme fait une erreur du partner en cours de jeu.
— Elle est un de ces cas dont je parlais tout à l’heure et qu’on pénètre par l’examen de ces riens dont vous faites fi. Du vivant de son père, Mlle Wimereux dut avoir une existence agréable : logement à l’Institut, traitement gras alimentant la maison, amitiés toutes chaudes. Le parfum d’encens qui remplit la demeure d’un homme célèbre, finit toujours par griser les assistants. En bon anarchiste, d’ailleurs, le grand Wimereux, comme vous dites, devait s’accommoder fort proprement du régime budgétaire et de l’Académie…
Jude interrompit, énervé :
— Vous vous trompez, je ne l’ai pas connu, mais il vivait, c’est de notoriété publique, très simplement. Il n’a jamais logé à l’Institut, et il est mort dans la misère.
— J’y arrive. Le père mort, plus d’amis, plus d’argent, plus d’encens. A Paris, le lâchage est une opération naturelle et spontanée. C’est un postulat de vie. Je ne prétends pas qu’il soit moins fréquent en province, mais il y est de nécessité moins impérieuse.
Pontillac toussa ensuite, dans l’attente d’une observation qui ne vint pas.
— Donc, Mlle Wimereux, réduite à rien, s’installa dans Saint-Julia, et la voilà du jour au lendemain isolée, sans autres ressources qu’un millier de francs par an, une bicoque familiale, et la gloire paternelle. Je passe tout de suite sur l’hostilité des voisins, de vagues débats avec le curé, et les tracasseries sans importance par quoi l’on s’efforce ici d’inculquer aux nouveaux venus les préjugés auxquels on tient… La voici, dis-je, réduite à se consoler avec des souvenirs et quelques théories. Très jolies, les théories quand on discute devant une table garnie : imaginez Marc Aurèle à la place d’Épictète et vous m’en conterez des nouvelles ! Tant que se prolongèrent les difficultés du début, je me figure aisément que Mlle Wimereux sut trouver une aide factice dans le bagage verbal qui était le plus clair de son lot. En revanche, la paix rétablie, quelle débandade ! Croyez-moi, si secret que soit resté ce drame, c’est alors que le deuil de Wimereux a commencé, le vrai. L’un après l’autre, dans le silence de la maison, sa fille a dû peser ces principes dont elle était si fière et, n’ayant plus à les défendre, s’apercevoir qu’ils n’existaient pas. Fort heureusement la Providence, qui pense à tout, lui amène un confident. Je cesse de la plaindre.
Jude, qui malgré lui s’était laissé prendre par ce récit, fit un haut-le-corps :
— Vous êtes trop bon. En quoi suis-je désigné pour le rôle ?
De nouveau les yeux du médecin eurent une lueur railleuse :
— Mais, mon cher, tout simplement parce que souffrant du même mal, vous devez, mieux que personne, savoir comment il se traite.
Jude repoussa d’un coup sec le verre qui était devant lui.
— Libre à votre philosophie de s’égarer sur Mlle Wimereux : je lui saurai gré de m’oublier.
— Soit. Puisque cela vous gêne, je retire ce que j’ai dit.
Et faisant un plongeon vers la table, Pontillac affecta d’en contempler le marbre. Un instant, on entendit le rire des deux gamins tout proches qui s’obstinaient à leur jeu.
— Une chose m’étonne, murmura enfin Jude, c’est que possédant une pareille faculté d’analyse ou de curiosité, vous acceptiez de vivre dans ce pays, loin de tout ce qui peut la satisfaire.
Pontillac releva la tête :
— On n’est pas maître de sa vie, fit-il brièvement. Au surplus, les spectacles auxquels j’assiste, me suffisent.
— Je ne comprends pas.
— Si petit soit-il, l’homme est partout le même ; où qu’on l’observe, dès qu’on ouvre la boîte où tourneboulent ses pensées, on y retrouve la même certitude indéracinable que l’univers pivote autour de son effort. C’est touchant et risible. Vous, par exemple…
— Je vous ai déjà prié de me laisser à part !
— Précisément : plus intelligent que la moyenne et par suite plus convaincu de l’importance de vos actions, vous ne tolérez même pas qu’un spectateur détaché, tel que moi, s’avise de les examiner. Je vous vois encore débarquer ici, muni de cette admirable inconscience que donnent la jeunesse et l’argent. Vous aviez vos malles bourrées de littérature, — j’entends celle de Wimereux et ses pareils — et tel un gosse qui s’amuse avec un revolver chargé sans soupçonner le danger qu’il fait courir, vous terrorisiez les bonnes gens. Avez-vous alors douté que l’univers eût les yeux tournés sur votre essai de république manufacturière ? Non. Sur trente millions de Français, cinquante mille à peine connaissent Revel de nom. Qu’importe ! Vous étiez au centre, vous aussi, au centre de l’humanité et du temps. Avant vous, rien. Après vous, l’éden obligatoire.
Voyant que Jude allait protester, il eut un sourire sardonique :
— Là donc ! ce que j’en dis n’est point pour vous blesser mais plutôt par acte d’amitié. En effet, ce qui distingue un homme intelligent d’un autre, c’est justement sa promptitude à se lasser du jeu. Cependant, si vous avez renoncé à l’antienne du début, l’office continue, et prenez garde que, sous prétexte de renoncer à des sottises, vous en recommenciez de pires ! Lesquelles ? je ne sais pas. L’ingéniosité de l’animal humain est à cet égard sans limites. Peut-être, après avoir joué au patron libertaire, deviendrez-vous féroce. Il y a aussi la forme sentimentale : quérir une âme sœur, piquer une tête dans le bleu et achever sa noyade en plein ménage : et cela aussi est très possible, je m’offre même à vous y aider. Il n’y a qu’une chose que vous ne ferez pas, hélas ! car elle est raisonnable : vous persuader que prendre au sérieux les autres et soi-même, est parfaitement stupide. Vous manquez de mépris. En cela, nous différons. Et là-dessus, mon cher, il est temps de retourner à mes malades : le plaisir de philosopher, comme vous dites, ne saurait être éternel.
Il s’était levé. Jude le regarda, stupéfait. L’homme qui venait ainsi de creuser à vif dans son âme, pouvait-il être le même que le médecin boulot, ventripotent et vulgaire, qui en ce moment soldait l’addition ?
Le compte réglé, Pontillac se tourna une dernière fois vers Jude :
— A défaut de Mlle Peyrolles, offrez mes souvenirs à Mlle Wimereux, quand vous serez à Montaigut.
Alors, obéissant à une sorte d’impulsion irraisonnée, Jude reprit :
— Que vous est-il arrivé pour que vous en soyez là ?
Mais Pontillac était déjà loin : sans doute il ne s’était pas soucié d’entendre la question. Jude ne put que le suivre des yeux. Pour les gamins qui étaient là, pour les passants quelconques, c’était toujours le docteur Pontillac, c’est-à-dire le médecin rencontré tous les jours, car il avait repris sa marche habituelle, son air de flânerie, et encore cette façon ecclésiastique de pencher la tête en souriant ; pour Jude, ce n’était plus qu’un cœur désenchanté dérobant son mystère — une tragédie peut-être — sous un cœur de façade. Étrange révélation d’une vie enfouie en quelque sorte dans les profondeurs de la vie ! Sait-on jamais, en effet, quelle âme s’abrite derrière l’âme qu’on voit ? Il fit un geste de lassitude :
— Sais-je seulement si je connais la mienne ?
Et désorienté, il se levait pour reprendre sa promenade quand un homme surgit à côté de lui :
— Enfin ! Monsieur, je vous retrouve !
— Qu’est-ce encore ? A-t-on volé mes fleurs à Montaigut ?
C’était Jean, le cocher de Mlle Peyrolles.
— Il s’agit bien de cela ! Vite, venez ! Mademoiselle vous attend !…
— Mlle Peyrolles ?
Sans lui laisser le temps de se reconnaître, Jean avait saisi Jude et l’entraînait :
— Allons d’abord ! En route je vous expliquerai…
Aventure imprévue et pourtant bien simple : celui que Mlle Peyrolles était venue chercher n’était plus à l’hôtel…
— Elle venait donc chercher quelqu’un ? interrompit Jude qu’une curiosité contagieuse avait saisi tout à coup.
— Oui, un étranger, je ne sais qui… Sorti, envolé !…
Après la première stupeur, quelqu’un enfin avait suggéré : « Il doit être à l’usine Servin ». Aussitôt Mlle Peyrolles, blême, s’était retournée vers Jean : « Va l’y chercher ! il me le faut ! » Mais, à l’usine, personne…
— Heureusement je vous aperçois : vous lui direz vous-même…
Emporté par son récit, Jean courait. Deux minutes suffirent pour descendre la rue du Cap-Martel. Arrivés à l’angle de la rue de Vaur, ils aperçurent l’hôtel et sur le trottoir une forme immobile.
— C’est elle ; voyez comme elle attend !
La phrase était à peine achevée, que Mlle Peyrolles se mit en marche, elle aussi, allant droit à un jeune homme qui venait de paraître à l’autre extrémité de la rue.
Jude et Jean, d’un mouvement pareil, précipitèrent l’allure. Mlle Peyrolles continuait de s’éloigner. Visiblement, elle avait la démarche lourde et un air d’égarement. Elle s’arrêta enfin, parut dominer son émoi, et d’une voix à peine distincte :
— Je vous demande pardon, dit-elle au nouvel arrivant, n’êtes-vous pas… je suis Mademoiselle Peyrolles…
Il y eut un imperceptible intervalle avant que la réponse vînt.
— Dans ce cas, ma tante, je voudrais bien vous embrasser.
Et devant Jude et Jean, témoins stupéfaits, Mlle Peyrolles pour la première fois étreignit son neveu.